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Un réglage épistémologique

Dans le document La sémiotique en interface (Page 188-192)

En sciences du langage, la sémiotique construit sa trajectoire discipli-naire de façon autonome en s’arrimant seulement à la linguistique. C’est peut-être ce qui lui vaut d’être parfois considérée « comme une province des sciences du langage » (Ibid.), selon l’expression de Jeanneret, une sorte de satellite disciplinaire, dirions-nous. Le rapport à cette disciplinaire-mère, déterminé par la célèbre mention de la sémiologie faite par Saussure, pour-rait néanmoins être réexaminé : la linguistique reste-t-elle une mère nourri-cière ou fut-elle seulement la « mère porteuse » (Hotier, 2012, en ligne) du projet sémiotique ? La question reste vivace et peut inciter à reprendre les discussions classiques autour de la lexicalisation ou de la double articulation de la langue. Qu’est-ce qu’un langage ? Qu’est-ce qu’une langue ? La sé-miotique n’a pas cessé de renouveler ses objets d’étude et analysé des lan-gages plastiques, syncrétiques, gestuels autant que verbaux. Chaque nouvel objet de sens observé la contraint à reposer ces questions à nouveaux frais, à reformuler la question du sens. Pourtant, on peut s’interroger sur la place qu’y occupe la sémiotique visuelle, toujours plus ou moins rapportée aux confins de la discipline alors qu’elle fut au contraire un objet d’étude histo-riquement privilégié par les SIC. Du reste, lorsqu’il envisage une « sémio-logie de l’image », abordée essentiellement à partir de Barthes et de Metz, le Vocabulaire des études sémiotiques et sémiologiques (Ablali et Ducard (dir.), 2009) l’attribue pour ainsi dire aux SIC. La sémiotique accorde-t-elle son privilège aux langages qui sont les plus proches de la langue naturelle ? Accueille-t-elle les recherches en sémiotique visuelle de plain-pied ? On concédera que, pour ces chercheurs, la tâche n’est pas simple. Ils revendi-quent au demeurant une approche systématique et théorique mais sans par-venir à abandonner les modèles sémiotiques généralistes ni à se résoudre à produire de simples « décalques » des théories linguistiques, comme nous l’avons observé nous-même en essayant de construire une théorie de l’énon-ciation visuelle à partir de l’énonl’énon-ciation linguistique (voir Dondero, Beyaert-Geslin, Moutat (dir.), 2017). La sémiotique de la perception (voir Bordron, 2011) a certes, et de façon exemplaire, coupé le lien avec la linguistique. Mais la question reste ouverte : jusqu’à quel point ce lien permet-il de saisir la signification des objets visuels et à l’inverse, jusqu’où n’en barre-t-il pas l’accès ?

Dégagée de cette parenté, la sémiotique des SIC se voit souvent décrite par ses objets. Il suffirait en quelque sorte d’étudier les TIC comme naguère on étudiant la publicité et les médias, pour « relever » des SIC, tout comme celui qui étudie les plantes relève de la botanique et celui qui étudie les in-sectes, de l’entomologie. Cette représentation masque à peine la caricature : dans la mesure où on ne lui reconnaît pas de construction théorique, pas de méthodes, la sémiotique des SIC se reconnaîtrait à des « objets SIC ». C’est contre ce préjugé que se battent les chercheurs du domaine. Ce privilège accordé aux objets trouve son contraire dans la critique adressée à la sémio-tique des sciences du langage selon laquelle les objets y sont de simples prétextes à la construction théorique. Un commentaire tautologique des ob-jets dépourvu de toute assise théorique contre une théorie « hors sol » : la caricature est aussi sévère de part et d’autre.

La critique adressée à la sémiotique porte essentiellement sur deux points : elle s’enfermerait dans le système et ceci la séparerait du social. Selon Boutaud, les SIC lui demandent d’être attentive à « l’ancrage social du sens », à la « production sociale du sens » (1998 : 10). Pour le chercheur, « la recherche des effets laisse, bien souvent, dans les marges de l’analyse, les conditions mêmes de production de la signification » (Ibid. : 13). Il pour-suit : « en affirmant l’autonomie des systèmes signifiants par rapport au réel (ce qui prend valeur ce sont des signes et non des faits), la sémiotique “d’obédience greimassienne” prendra le risque de s’isoler elle-même » (Ibid.). Boutaud recommande donc une approche plus ouverte et pragma-tique de la signification, une ouverture à Peirce et à la notion d’interprétant et à la socio-sémiotique.

Parmi ces critiques revient souvent la notion de contexte. Certes, alors que Boutaud écrit ces lignes, la notion de contexte n’a pas encore été expli-citement mise en cause par la sémiotique des pratiques (Fontanille, 2006 et 2008). Cet apport fondamental a révélé la faiblesse de la notion de contexte, dépassée par l’efficience des six niveaux d’immanence qui, non seulement, retracent le parcours épistémologique de la sémiotique depuis l’époque du signe jusqu’à celle de la sémiotique des cultures, mais permet surtout de saisir les apports supplémentaires du sens à chaque niveau. Le signe, le texte, l’objet ne sont pas seulement « contextualisés » et rapportés à une ac-tion, à une scène pratique, mais une gradualité de la contextualisation est envisagée et mesurée. On notera d’ailleurs que l’édifice des pratiques croise

très heureusement certaines propositions des SIC qui s’appuient, comme sur une pièce maîtresse, sur le concept de dispositif, toujours argumenté à partir de Foucault et d’Agamben, c’est-à-dire sous l’angle des modalités et d’une dimension stratégique. Dans l’autre sens, on observerait que la sé-miotique s’approche des notions cardinales des SIC en s’efforçant de construire les concepts de transmission3et de médiation. Le dernier ouvrage de Jacques Fontanille, Formes de vie (2015), se penche de même sur la ty-pologie des régimes épistémiques de François Jost. Ainsi, non seulement la critique de l’éloignement du social perd toute consistance, mais des croise-ments s’opèrent.

La critique de la séparation du social s’entend aussi autrement. Si l’on compare les deux approches, c’est l’attention des SIC à l’actualité sociale qui saute aux yeux, leur passion pour le contemporain. L’événement qui concentre l’attention est moins constitué par une événementialité épistémo-logique (la question sémiotique du moment) que par une événementialité sociale, ce qui « fait sens » aujourd’hui. En ce sens, ce qui importe est aussi une utilité sociale, les réponses à apporter à son temps. Les SIC sont attentifs à ce qui est en train de se passer, à l’événement de la sociabilité de même qu’aux nouveaux objets de sens. C’est ce qui les incite à faire interagir tout un ensemble disciplinaire concentré sur la compréhension de son temps, à en faire agir solidairement tous les rouages. On objectera, du côté des sciences du langage, que cette attention à la société est déjà présente in

li-mine dans le projet sémiotique, lequel entend étudier « la vie des signes au

sein de la vie sociale » (1995 [1916] : 33). Selon Joseph Courtés, « la sé-miotique analyse tout ce qui, dans une culture donnée, est porteur de sens, quel que soit le support sensoriel de la perception » (2007 : 7). Dans la pé-riode récente, cet ancrage fondamental, assumé par la sémiotique des cul-tures, a orienté la sémiotique vers une anthropo-sémiotique. Ceci incite à définir deux modes de relations au social, envisagé plutôt comme un cadre culturel accueillant le mouvement des formes de vie pour l’école greimas-sienne et comme une grille de lecture des objets contemporains pour les SIC.

Cette inférence fait surgir un autre reproche que les deux « camps » s’adressent réciproquement : la lourdeur de l’appareillage théorique ici ; son absence, là. Il enveloppe d’autres critiques : un goût pour la virtuosité théo-rique qui, s’élevant dans des hauteurs de la pensée, supprime toute

possibi-lité de réfutation par l’immanence, contre un immanentisme voire un empi-risme qui réduit l’analyse au commentaire tautologique. Faut-il craindre la théorie ? Il nous semble pourtant que, non seulement tout investissement scientifique introduit une distance théorique prenant le risque du retrait, mais que la modélisation permet aussi de voir et de comprendre, c’est-à-dire de prendre totalement en reliant à d’autres objets et modèles. Qu’on pense par exemple à l’efficacité du modèle théorique élaboré par Descola (2011), sur la base d’un carré sémiotique articulé par l’opposition élémen-taire (continu / discontinu) pour représenter les quatre ontologies de l’ana-logisme, du naturalisme, du totémisme et de l’animisme et dépasser l’opposition doxique nature / culture. Mieux qu’un long discours, Descola montre qu’un modèle peut dire un monde et confirme que la puissance d’un modèle va de pair avec sa simplicité.

Ce goût de la théorisation, qui a permis de construire des modèles très heuristiques, trouve son équivalent dans l’affection que les SIC portent au « terrain », à la nouveauté, à l’événement du terrain. L’approche sémiotique y croise donc les méthodes ethnographiques, enquêtes et observations. Alors qu’elle peut paraître ancillaire pour les sémioticiens, la construction du cor-pus, considérée comme une partie intégrante de la recherche, mobilise ici toute l’attention. Le rapport aux études stratégiques nous semble particu-lièrement intéressant. Cette compétence sémiotique est reconnue par le

Dic-tionnaire encyclopédique des sciences de l’information et de la communication qui lui consacre l’une des deux entrées portant sur la

sémio-tique, intitulée « Sémiotique et mercatique » (Lamizet et Silem, 1997 : 507-512). Elle réunit les sémioticiens des deux origines, employés dans les cabinets de communication ou de marketing mais, si elle ne semble guère critiquée par les sciences du langage, elle est parfois reçue avec sévérité par certains chercheurs en communication qui lui reprochent de « jouer le jeu » de la consommation et du marché.

Plus fondamentalement, la référence au système ou au terrain, le trop grand éloignement ou la proximité excessive du terrain posent la question de la bonne distance, celle qui autorise l’élaboration théorique. Deux risques à peu près équivalents s’opposent : celui d’être « le nez au sol » et d’offrir des réponses superficielles ; celui d’être « hors sol » et de perdre l’objet de vue. Cette alternative rencontre les deux impératifs de la construction théo-rique, la cohérence et l’adéquation (Voir Beyaert et Fontanille, 2006). Il

convient d’élaborer des concepts parfaitement cohérents avec l’héritage sé-miotique, avec l’édifice théorique existant et, en même temps, d’adapter son regard aux exigences des nouveaux objets de sens. Cette position épis-témologique suppose un certain réglage temporel. Pour mettre au jour les « méthodes de la signification » qui conviennent aux nouveaux objets de sens, il importe en effet d’être attentif à l’immédiateté de leur apparition, à leur « survenir » dirait Zilberberg (1998), et en même temps, de prendre le temps de la construction théorique, de la maturation. La trop grande proxi-mité spatiale et temporelle encourt le risque de la superficialité, d’une ré-ponse ad hoc valant pour un objet de sens en particulier. Elle élude aussi certaines questions : en quoi cet objet est-il effectivement nouveau ? À quel genre, à quelle lignée se réfère-t-il ? Elle renonce ainsi à toute profondeur.

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