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La rébellion adolescente

Dans le document La sémiotique en interface (Page 161-166)

2.  La sémiotique du diagnostic des comportements pathologiques

2.1. La rébellion adolescente

Nous nous intéresserons donc, de manière beaucoup plus stricte, à la ré-bellion contre la transmission en prenant l’exemple du peuple adolescent, rencontré essentiellement lors de consultations psychothérapeutiques, durant une dizaine d’années dans un service hospitalier.

Il n’est pas inutile de rappeler ici que le comportement de rébellion tra-verse l’histoire et les cultures. On en jugera en parcourant ces citations :

Notre jeunesse [...] est mal élevée. Elle se moque de l’autorité et n’a aucune espèce de respect pour les anciens. Nos enfants d’aujourd’hui [...] ne se lè-vent pas quand un vieillard entre dans une pièce. Ils répondent à leurs parents et bavardent au lieu de travailler. Ils sont tout simplement mauvais. (Socrate, 470-399 av. JC)

Je n’ai aucun espoir pour l’avenir de notre pays, si la jeunesse d’aujourd’hui prend le commandement demain. Parce que cette jeunesse est insupportable, sans retenue, simplement terrible. Notre monde a atteint un stade critique. Les enfants n’écoutent plus leurs parents. La fin du monde ne peut pas être loin. (Hésiode, 720 av. JC)

Cette jeunesse est pourrie depuis le fond du cœur. Les jeunes gens sont mal-faisants et paresseux. Ils ne seront jamais comme la jeunesse d’autrefois. Ceux d’aujourd’hui ne seront pas capables de maintenir notre culture. (po-terie babylonienne, 3000 av. JC)

Le nouveau-né passe de l’immersion dans le liquide amniotique à l’im-mersion dans le langage et les soins prodigués par son environnement. Voilà

donc une bonne façon de distinguer la rébellion contre l’autorité parentale, un état de fait de domination morale d’une génération sur l’autre, et la ré-bellion contre la transmission d’un moyen symbolique, le langage ne né-cessitant aucun processus d’apprentissage puisqu’il s’agit d’une acquisition naturelle au sein même du bain de langage.

Or la période adolescente (qui s’est beaucoup prolongée dans nos so-ciétés post-modernes) est une période de mise en cause de cette transmission du langage adulte, comme le manifeste l’émergence de nouveaux langages sans cesse renouvelés (accélération vertigineuse de la diachronie), qui font l’objet d’enquêtes lexicographiques approfondies et d’analyses nombreuses (voir les travaux, entre autres, de Goudaillier, 2001). Un détour est donc né-cessaire pour tenter de saisir les causes de cet échec de la transmission – fondamentale – du langage adulte, même si maint adolescent s’avère

di-glossique : il utilise selon les situations langage adolescent (ainsi les SMS)

et langage adulte.

Remarque : on pourrait par exemple penser que le langage adulte est

in-capable d’exprimer, de mettre en discours les affects, les émotions inédites, intenses que vit l’adolescent, soumis qu’il est à des orages hormonaux consi-dérables et cela sans que la situation vécue au moment de ces décharges en apparaisse comme la cause.

Chacun peut peut-être se souvenir de ces états passionnels subits, in-communicables, douloureux qui poussent les adolescents à couvrir ce va-carme interne par l’usage excessif de stimulations musicales (d’où cette dénomination de « génération Y », forme des fils reliant l’appareil aux deux oreilles).

De là, on le saisit, un échec en retour de la transmission, car l’examen minutieux des langages adolescents montre une pauvreté extrême de l’ex-pression des émotions : un dictionnaire de six cents pages ne contient qu’une douzaine de moyens linguistiques pour dire la dimension émotionnelle, la-quelle n’est guère prise en charge par l’énonciation linguistique, que ce soit en langage adulte ou en langage adolescent. Faute de cette possibilité de

ré-gulation, la tentation du passage à l’acte est grande (voir notre travail «

L’an-goisse, sa mise en discours », 2009).

Et pourtant, nous faisons l’hypothèse que le primum movens de tous ces phénomènes d’engendrement de significations nouvelles à l’adolescence doit être placé dans l’apparition d’un nouveau corps, le résultat de la

révo-lution pubertaire. Révorévo-lution dont on oublie qu’elle touche et le corps et le psychisme de l’adolescent.

Sans exhumer ici le vieux problème philosophique des relations du corps et de l’âme, une sémiotique soucieuse, comme la nôtre, d’étudier de manière originale le comportement humain (éthosémiotique) se doit, certes, de s’ap-puyer sur une sémiotique du corps mais exige aussi de faire apparaître le lieu d’articulation du corps et de la psyché : sémiotisation de la glande pi-néale cartésienne17, car lieu de constitution d’une sémiose. Nous avons mon-tré que cette articulation sémiotisante est bien celle qui lie et le corps en mutation et l’activité fantasmatique. S’il est aisé de repérer à l’adolescence la spectaculaire transformation corporelle, il reste évidemment à découvrir le ou les fantasme(s)18« guetteurs » constituant l’entité sémiotique complète dont nous voudrions faire une (la ?) cause de l’échec de la transmission. C’est bien notre expérience clinique de l’adolescent qui nous a permis de découvrir l’existence d’un tel scénario fantasmatique, dont la manifestation, selon la définition de Laplanche et Pontalis, peut être perçue dans tous les lieux de la topique freudienne, conscients et inconscients.

Pour mieux en faire comprendre l’originalité, évoquons un fantasme in-fantile très répandu, celui où le sujet imagine que ses géniteurs ne sont nul-lement ses parents, mais qu’il a été adopté, voire acheté à ses véritables parents (un ami, écrivain connu, imaginait avoir été vendu par des bohé-miens et il recherchait, les yeux humides, sa vraie famille dès que des rou-lottes s’installaient dans sa ville : on rejoint là tel ou tel roman du XVIIIesiècle, expansion littéraire du fantasme).

Le fantasme adolescent réveillé par la puberté est tout autre : l’adolescent imagine la possibilité d’occuper et sa place et celle de ses géniteurs, réalisant ce que nous avons appelé un acte d’auto-engendrement. C’est donc une re-mise en cause des plus radicales de la seule transmission non récusable, celle de la cause de sa naissance, et la transmission d’un génome produisant un corps sexué, sans oublier que la psyché elle-même est le résultat de l’his-toire générationnelle et des interactions familiales. Ce fantasme activé à l’adolescence, faisant lien avec le corps en mutation, permet de comprendre l’engendrement de comportements, de conduites typiquement adolescentes, qu’il s’agisse de conduites dites à risque ou encore de productions symbo-liques émergeant en cette période, dont les pratiques d’écriture. Recourons à un exemple de ces comportements illustrant le refus de la transmission et

la recherche de situations d’auto-engendrement, même s’il n’est que trop clair que la réalisation effective du fantasme est de l’ordre d’une impossible fiction. Cela dit, les conduites à risque de l’adolescent sont aujourd’hui mul-tiples, à commencer par la plus médiatisée, soit l’absorption rapide d’une grande quantité d’alcool fort, qui conduit presque toujours au coma éthy-lique (dénommée « binge-drinking », « beuverie effrénée »). Je prendrai in-tentionnellement l’une des plus lourdes de conséquence, car entraînant trop souvent la mort, la conduite anorexique de l’adolescente (commençant sou-vent par un régime alimentaire), et cela à partir d’un cas clinique suivi dans le cadre de notre service de psychiatrie infanto-juvénile.

Une adolescente anorexique était dans un état si préoccupant qu’elle se trouvait alitée dans le service de pédiatrie de l’hôpital. Elle me disait très explicitement être dans la recherche d’un nouveau corps, qui lui convien-drait, un corps « transparent », sans aucun rapport avec le corps féminin maternel (comme toutes les anorexiques sévères, elle avait arrêté le cycle menstruel). Elle voulait donc « s’accoucher d’elle-même », tentant, d’après notre hypothèse, de réaliser le fantasme d’auto-engendrement. En danger de mort, les pédiatres du service voulaient passer à une alimentation forcée par perfusion. Je pris le risque de m’y opposer (engageant donc une lourde responsabilité), car cet acte violent mettait évidemment fin à la psychothé-rapie. Il fallait lui proposer toutes les vertus de l’acceptation, de l’assomp-tion de l’hétéro-engendrement. Mais comment ?

Une idée me traversa l’esprit et, me rendant auprès d’elle, m’assis au bord de son lit (de la clinique au sens littéral) et ouvris un livre présentant de belles reproductions du plafond de la chapelle Sixtine de Rome, recouvert des célèbres fresques de Michel-Ange. J’attirais son attention vers une scène centrale, celle où Dieu avance sa main tendue vers Adam, lui-même tendant la sienne vers Dieu, en attente si désirante d’être créé, de recevoir le souffle divin de vie.

Figure 1 : La création d’Adam (Michel-Ange, Chapelle Sixtine, Rome)

Je ne pouvais imaginer plus somptueuse représentation de l’hétéro-en-gendrement. Elle resta absolument fascinée par cette reproduction, alors que je me limitai à un commentaire que, peut-être, elle n’entendit pas vraiment. Le choc de cette rencontre visuelle avec ce qu’elle refusait au plus pro-fond d’elle-même déclencha une vive réaction et la sortie progressive de l’état d’urgence médicale où elle se trouvait. Son comportement anorexique cessa progressivement et elle s’achemina, certes lentement mais sûrement, vers la guérison.

Autre illustration rapide de la pertinence de l’existence du fantasme d’auto-engendrement : la compréhension du sens de nombreuses tentatives de suicide montrant qu’il n’est pas question de se donner, banalement, la mort mais, désespérant de réussir à se donner naissance, on se rabat vers la solution hélas ! aisément réalisable, de mettre fin à sa vie.

Pour terminer sur une note plus positive, le fantasme d’auto-engendre-ment peut à l’évidence alid’auto-engendre-menter des comported’auto-engendre-ments à valeur résolutive, très éloignés de la tentation vaine du passage à l’acte.

On sait en effet que l’adolescence est une période de véritable et pro-fonde découverte de l’écriture, pour éloignée qu’elle soit de la période d’ap-prentissage premier. Nous voyons les adolescents se rechercher une signature, investir la correspondance (certes sous ses formes modernes, nu-mériques), et surtout se jeter à corps perdu dans le discours autobiogra-phique. Nous les voyons ainsi abandonner quasiment la communication

téléphonique orale pour y substituer l’écrit, certes si particulier du SMS, par exemple. Et le blog adolescent cumule clairement les différentes fonctions de l’écriture, journal intime paradoxalement ouvert aux internautes du monde entier. Et l’adolescent de s’adonner aux jeux vidéo, où il est constant qu’il convient tout d’abord de créer un double de soi-même, un « avatar », le doter de qualités et de multiples vies pour le conduire à travers maintes épreuves vers la reconnaissance finale du succès de sa quête d’identité.

On voit que ces différentes activités, à commencer par l’usage du dis-cours autobiographique, permettent une réalisation symbolique du fantasme d’auto-engendrement, l’adolescent(e) engendrant, de par l’écriture autobio-graphique, un « je » simulacre de l’énonciateur. Avec une puissance de ré-solution autrement plus forte. Et comme l’a montré Antoine Compagnon (1980), Michel de Montaigne fut peut-être le premier à déclarer être le fils de son œuvre, de cet acte d’énonciation autobiographique.

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