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Politique , langage et signification

Dans le document La sémiotique en interface (Page 196-200)

Cette rencontre entre la sémiotique et les sciences politiques se situe donc avant tout au niveau conceptuel et au niveau méthodologique : la sé-miotique est en mesure de discuter les concepts fondamentaux des sciences politiques tels que le « pouvoir », l’« autorité », la « lutte » ou les « valeurs », et d’en éclairer de manière originale le sens dans la mesure où sa démarche propre consiste à sélectionner le sémantisme au sein des faits, à l’identifier et à le décrire en l’inscrivant d’emblée dans une dimension discursive ; pour ce faire, elle fournit des outils d’analyse raisonnés, élaborés dans un cadre théorique plus large – qui assure leur interdéfinition –, pour l’explication et, partant, pour une meilleure appréhensiondes phénomènes politiques.

Il convient, dès le départ, d’apporter une précision sur la façon dont pro-cède la sémiotique face à la complexité des univers de signification. Pour échapper à la fois aux approximations d’une interprétation intuitive et aux

lectures réductrices, elle adopte une démarche double. D’un côté, elle divise l’espace du sens pour mieux le maîtriser, en définissant des concepts ana-lytiques qui correspondent à des sous-ensembles et qui sont bien entendu étroitement liés au sein des discours et des pratiques : figurativité et percep-tion, actantialité et modalité, passions et émotions, valeurs et véridicpercep-tion, etc. De l’autre, elle met en œuvre le principe hypothético-déductif5qui com-mande la construction de tout projet scientifique : (i) elle définit un corpus ouvert et mobilise les concepts susmentionnés pour formuler des hypothèses et créer des modèles ; (ii) elle confronte ces hypothèses et ces modèles (par définition provisoires) avec d’autres données en vue de les confirmer, de les infirmer ou de les infléchir. C’est dire que la sémiotique se présente comme une méthode au sens qu’en propose le sémioticien Jean-François Bordron : « un point de vue particulier qu’il s’agit de construire et de déli-miter dans l’intention d’explorer les perspectives ainsi ouvertes » (2016 : 30). L’activité descriptive qui en résulte, dotée des instruments de mise à distance et d’objectivation qui permettent de « suspendre », au moins de manière momentanée, les croyances de l’observateur-interprète, est pour la sémiotique essentielle.

Aussi cette méthode, « à vocation scientifique » selon l’expression de son fondateur en France, Algirdas Julien Greimas (1979), répond-elle à l’« exigence de neutralité axiologique » réclamée par Max Weber (2003 [1919]) et se prête-t-elle à l’épreuve du « test de falsifiabilité » formulé par Karl Popper (1988 [1934]) pour garantir la validité des résultats. Elle va dans le sens de ce que développe Philippe Braud pour définir la démarche du politiste, qui se constitue

[…] autour de trois grands repères. Le premier est la séparation aussi rigou-reuse que possible entre l’analyse clinique et le jugement de valeur […]. Le deuxième est le recours à des méthodes et techniques d’investigation […] sur la validité desquelles le chercheur doit en permanence s’interroger pour en évaluer les limites. Le troisième est l’ambition de systématisation, c’est-à-dire à la fois la production de concepts autorisant un approfondissement de l’analyse et la formulation de lois tendancielles, voire la construction de modèles qui introduisent une certaine productivité. (2006 [1982] : 3)

À titre d’illustration liminaire, nous pouvons évoquer deux propositions de sémioticiens qui exploitent, de manière différente, les principes et les

méthodes de la théorie sémiotique dans le champ politique. Éric Landowski (voir notamment 1989, 1997, 2005) développe, sous le nom de « socio-sé-miotique », une approche à la fois interactionniste et typologique des com-portements sociaux. Les régimes d’interaction sont essentiels et premiers, puisque c’est à partir d’eux que prennent forme les typologies. Ces régimes s’analysent comme une micro-syntaxe du sensible, où le chercheur met en place des modèles pour rendre compte des phénomènes de partage et de contagion qui soudent le collectif, des modes d’ajustement entre sujets, des formes d’assentiment à l’aléa ou à l’arbitraire, des opérations d’influence et de manipulation, des procédures d’union et de désunion, bref, des esthé-sies qui gouvernent en sous-main les relations socio-politiques entre indi-vidus et entre groupes, en amont de tout transfert d’objets mais aussi à travers eux, et qui font in fine émerger des types de rôles sociaux. Ainsi, par exemple, Landowski construit un modèle théorique qui permet « de recou-vrir toute la diversité des modes de relation conceptuellement envisageables entre un groupe quelconque et ce qu’il se donne à lui-même comme son Autre » (1997 : 28). Cette « grammaire » prend la forme d’un carré sémio-tique ayant comme pôles « assimilation », « ségrégation », « exclusion », « admission ». Un tel modèle éclaire singulièrement les débats idéologico-politiques sur les étrangers en France entre la droite et la gauche : si la pre-mière privilégie et réclame l’« assimilation », la seconde soutient plutôt l’« admission » et l’intégration. Les ghettos constituent un exemple de la « ségrégation », qui est, de fait, une forme à peine atténuée de l’« exclu-sion ». Bien sûr, ces quatre positions peuvent être nuancées, car dans la réa-lité, il existe des degrés au sein de chacune d’elles. Plutôt que d’une forme catégorielle figée, la configuration proposée par Landowski pourrait donc être considérée comme tensive6.

De son côté, Juan Alonso (voir notamment 2005) s’intéresse aux confi-gurations plus ou moins stabilisées, voire stéréotypées, qui donnent forme à la contractualité politique, mettent en place les figures du conflit, qualifient les passions propres à ce champ, impriment leur ossature aux calculs stra-tégiques. Il isole ainsi ce qui, en raison d’une irruption dans le cours ordi-naire des choses, devient facteur d’événement dans la sphère politique : la défaite, la menace, la vengeance, la négociation, l’ultimatum, la reddition, la négation, la corruption, la déclaration de guerre, etc. Prolongeant ce que furent, à l’époque des recherches ethno-littéraires des sémioticiens, les

études sur les motifs7et leur migration transculturelle dans les récits popu-laires, le travail d’Alonso se présente, en amont d’une sémiotique générale du politique, comme une approche révélatrice du sens à la fois narratif et passionnel des pratiques politiques8.

Pour notre part, ici, nous souhaitons faire passer la notion de politique par le filtre conceptuel de la théorie sémiotique du sens, afin d’en dégager quelques hypothèses analytiques plus larges sur les discours et les pratiques. C’est ainsi que nous interrogerons en premier lieu la catégorisation, c’est-à-dire les termes interdéfinis que nous mobilisons, dans leur acception à la fois courante et technique, pour parler politique. Cette réflexion, à caractère prioritairement sémantique, se prolongera à travers la question du pouvoir, que les sémioticiens considèrent d’abord comme un verbe modal nominalisé (le /pouvoir faire/, le /pouvoir faire faire/…). Par quels glissements de sens passe-t-on du pouvoir comme modalité à l’exercice du pouvoir comme au-torité ? Cela nous mettra sur le chemin de l’agir : nous serons alors conduits à examiner la problématique de l’action inséparable de la manipulation et de la contre-manipulation, qui nous placent au cœur du récit politique. Celui-ci se structure entre les acteurs singuliers (le citoyen, le candidat, le leader, le chef de l’État…) et les acteurs collectifs (la classe, la masse, la communauté, « les gens »…), entre lesquels, bien entendu, se trament des interactions complexes. La vie politique étant, par ailleurs, largement com-prise comme une affaire d’humeur et de conviction, ce sont les états des su-jets qui nous intéresseront alors et particulièrement les passions à travers lesquelles ils se manifestent : ambition, frustration, espérance, colère, dés-espoir, indifférence, générosité… Le paysage émotionnel et passionnel de la politique, si déterminant, constamment sur le devant de la scène – dans les Assemblées comme dans la rue, au café du Commerce comme dans les médias –, mais modérément pris en compte dans les analyses, est appré-hendé en sémiotique comme un événement de sens essentiel, corrélat de l’action, qui se diffuse au sein du corps social. Du même coup, en plaçant cette dimension émotionnelle et énonciative au cœur des interactions, l’ap-proche sémiotique se trouve confrontée à la grande figure tutélaire de la rhétorique, dont elle partage les visées cognitives et persuasives, mais dont elle se détache en abordant la quête du sens sous un jour moins argumentatif que narratif : l’imaginaire du récit traverse de part en part le champ du po-litique.

Dans le document La sémiotique en interface (Page 196-200)