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Sémiotique de la temporalité

Dans le document La sémiotique en interface (Page 127-130)

Pour pleinement penser la sémiotique de l’histoire, sans doute importe-t-il de commencer par penser une sémiotique de la temporalité : une inscrip-tion des logiques du temps et de la temporalité dans le champ sémiotique. Pour cela, on peut commencer par considérer la distinction proposée par Fernand Braudel entre temps long et temps court comme une première sé-miotique de l’histoire. Dans son grand ouvrage, en quelque sorte fondateur,

La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II,

Brau-del écrit que son livre « s’intéresse à des structures sociales, donc à des mé-canismes lents à s’user » (1966 : 325). Et il poursuit : « Il s’intéresse aussi

à leur mouvement. Et il mêle, finalement, ce que notre jargon nomme

struc-ture et conjoncstruc-ture, l’immobile et le mouvant, la lenteur et l’excès de

vi-tesse. Ces deux réalités » (Ibid.), ajoute-t-il, « comme le savent les économistes à qui nous devons leur vraie distinction, sont associées dans la vie de tous les jours, partagée sans fin entre ce qui change et ce qui persiste » (Ibid.). En distinguant structure et conjoncture, Braudel élabore une sémio-tique de la temporalité fondée sur une logique de la signification inscrite dans la logique de la structure : la distinction, dans le champ de l’histoire, entre structure et conjoncture permet à l’historien de rendre raison de la si-gnification de la temporalité en distinguant, finalement, la sémiotique des acteurs et celle des événements, qui définissent la conjoncture, rencontre dans le même moment entre des événements à qui une signification est re-connue en les confrontant les uns aux autres, et la sémiotique des évolutions lentes, des cultures et des institutions, qui définit la sémiotique de la struc-ture.

Mais la sémiotique de la temporalité s’inscrit aussi dans une autre lo-gique, celle de la distinction entre le réel et le symbolique dans l’histoire. L’histoire consiste à rendre lisible, en l’inscrivant dans le symbolique, le réel du temps passé, mais aussi le réel du temps présent, qu’elle inscrit dans le symbolique de la rationalité pour les générations à venir. À partir du mo-ment où s’élabore une sémiotique de l’histoire, fondée sur une sémiotique de la temporalité, s’engage une confrontation entre le réel, c’est-à-dire la contrainte imposée aux acteurs sociaux dans le présent, et le symbolique, c’est-à-dire l’ensemble des représentations qui permettent de donner une si-gnification complexe à la temporalité, champ dans lequel s’inscrivent les événements, les acteurs et les structures de l’histoire. Si c’est dans le champ de la psychanalyse qu’a été élaborée cette distinction entre le réel et le sym-bolique, il n’en demeure pas moins qu’elle est capitale dans le champ de l’histoire, car elle permet de rendre compte de la mise en œuvre, dans ce champ particulier des sciences sociales, de la façon dont les discours, les représentations, les médias, formulent, dans l’espace public, les incidences du réel du temps sur nos pratiques symboliques et sur nos relations sociales dans l’espace politique.

L’histoire institue une sémiotique des acteurs en les articulant entre eux et entre les époques. La sémiotique historique de la temporalité s’inscrit dans les logiques d’acteurs qui fondent l’histoire sur une logique narrative,

qui l’inscrivent dans la syntaxe d’un récit. Trois caractéristiques permettent de comprendre comment se manifeste cette sémiotique narrative de l’his-toire. La première est l’identité des acteurs, des personnages de ce récit : il ne s’agit pas seulement pour les auteurs, les lecteurs et les auditeurs de récit, comme dans les récits ordinaires, de s’identifier symboliquement à ces per-sonnages qui interviennent dans le récit des événements, mais ces person-nages constituent aussi des formes de sublimation politique des identités dont ils sont porteurs. En lisant l’histoire de Braudel de la Méditerranée au temps de Philippe II d’Espagne, au moment où nous rencontrons, par exem-ple, une situation comme celle de la Sicile, « sorte de Canada ou d’Argentine pour le XVIesiècle », écrit Braudel (Ibid. : 525), nous engageons, comme dans tous les récits, une forme d’identification symbolique aux habitants et aux acteurs de ce pays, mais, dans le même temps, nous engageons une forme de sublimation, d’identification à un double idéal de ces acteurs, idéal

doctique, idéal de savoir, puisque l’histoire est une science, et idéal écono-mique et politique, puisqu’il s’agit de l’histoire de l’engagement de ce pays

et de ses habitants dans l’espace politique et dans l’espace économique que représente la Méditerranée à cette époque.

Par ailleurs, la sémiotique de l’histoire confronte le savoir sur le temps passé au réel du temps présent. Le travail de l’historien est lui-même inscrit à une certaine époque : Braudel rédige sa thèse, comme on le sait, pendant la guerre de 1939-1945, et, en ce sens, sa réflexion sur la Méditerranée est située dans le temps, par rapport aux évolutions que connaît l’Europe à cette époque de l’histoire, et son livre est publié en 1966, se situant, ainsi, à une époque où les sciences sociales connaissent un profond renouvellement, mais aussi à une époque où la décolonisation et la guerre d’Algérie enga-gent, en France, un regard renouvelé sur la Méditerranée. Il s’agit donc d’une double sémiotique de la temporalité, puisqu’il s’agit aussi bien de la sémiotique du temps dont il est question dans le travail de l’historien et de la sémiotique du temps au cours duquel il met en œuvre sa recherche. La confrontation entre le réel du présent et le symbolique du passé dont elle rend compte donne à la sémiotique de l’histoire une spécificité qui la dis-tingue de la sémiotique d’autres sciences sociales : le temps est à la fois ce qui la situe, lui donnant le caractère d’un discours politique énoncé dans l’espace public à une certaine époque, et ce qui donne un sens aux événe-ments, aux acteurs et aux évolutions dont elle rend compte, en leur donnant

une signification fondée sur l’interprétation que rend possible la distinction entre le temps dans lequel ils s’inscrivent et le temps dans lequel l’historien énonce son discours.

On peut ainsi comprendre que la dimension symbolique de la représen-tation du temps dont parle l’historien est déjà un temps passé, puisqu’il se situe à une certaine distance de l’énonciation du discours de l’histoire, qu’il est confronté à deux dimensions réelles de la contrainte qui frappe ce temps : la contrainte du présent de l’historien et celle du temps qui fut un présent au temps de l’événement ou des évolutions et des situations dont l’historien rend compte au cours de l’énonciation de son discours et de l’élaboration de son savoir.

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