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Le centre et la périphérie, le dominant et le dominé

Dans le document La sémiotique en interface (Page 103-106)

1.  Hiérarchies, hégémonies et asymétries

1.3.  Le centre et la périphérie, le dominant et le dominé

Le ressort sous-jacent commun à l’ensemble des CS est celui de l’asy-métrie. C’est un principe de pertinence et de méthode : le repérage d’une ou plusieurs asymétries déclenche l’analyse, et cette dernière évolue en dé-construction critique dès lors que l’asymétrie repérée peut devenir le point de bascule d’un changement de point de vue, le moyen par lequel un ren-versement des positions dominantes et dominées peut être envisagé. Il ne suffit donc pas de repérer des catégories critiques du pouvoir (classe, genre

ou race) et de les articuler entre elles ; il faut surtout y repérer les asymétries à partir desquelles la déconstruction sera engagée.

L’école sémiotique de Tartu-Moscou a elle-même produit un modèle gé-néral de l’asymétrie culturelle : la sémiosphère (Lotman, 1999 [1980]). Cette asymétrie est topologique et informationnelle : elle repose d’abord sur la différence de densité d’information entre le centre et la périphérie de la sé-miosphère ; et ensuite sur la différence de statut entre l’intérieur et l’extérieur de la sémiosphère, qui permet de penser le dialogue interculturel. L’asymé-trie définit donc la sémiosphère deux fois : une première fois en interne, pour fonder la dynamique de conflits et de résolutions de conflits entre le centre et la périphérie, et une seconde fois en externe, pour fonder le dia-logue avec les autres cultures.

La parenté est évidente, et la différence tout autant : dans les deux cas, l’asymétrie est constitutive du sens à saisir, et elle est même une condition de l’interprétation. Que ce soit au sein de la sémiosphère ou à propos des catégories critiques du pouvoir, la différence signifiante ne peut être saisie comme pertinente que si elle est affectée d’une asymétrie, par exemple d’une orientation axiologique (positif / négatif). Mais pour la sémiotique, la démarche ainsi inaugurée est une construction (la construction de la si-gnification), alors que pour les CS, elle est une déconstruction. L’asymétrie de la sémiosphère est une condition de possibilité pour les sémioses diverses qui se produisent en son sein ; l’asymétrie recherchée par les CS est le point d’appui pour un renversement axiologique et conceptuel. Il faut alors se tourner vers les travaux ultérieurs de Lotman, notamment L’explosion et la

culture (2004 [1993]), pour un traitement dynamique des conflits et des

in-novations dans le champ de la culture.

2. Agence, instauration, intervention 2.1. L’agence des sémioses

La discussion autour des concepts d’agence et d’agentivité prend sa source dans les débats fondateurs des CS à Birmingham (CCCS : Center for Contemporary Cultural Studies) après la deuxième guerre mondiale, au cours des « trente glorieuses ». À Birmingham, les principaux acteurs des CS s’inspirent du marxisme, et héritent des modèles de détermination éla-borés notamment par Althusser : les rapports de production économique

(l’infrastructure) déterminent unilatéralement les idéologies, les représen-tations, les pratiques culturelles, les institutions et toute l’activité symbo-lique (la superstructure). C’est la raison pour laquelle on ne saurait espérer changer la superstructure sans avoir préalablement modifié les rapports de production. Et pourtant, dès leur naissance en Angleterre, les CS croient à la possibilité de changer la société en modifiant directement les relations et les pratiques culturelles. Cette perspective, qui motive l’engagement scien-tifique du CCCS dans l’étude des cultures populaires, est pourtant en contra-diction avec le modèle de détermination marxiste.

La tension entre les orientations marxistes d’une part et le souci de re-connaître le rôle de l’action culturelle dans la résistance politique, d’autre part, conduit donc à remettre en question l’orthodoxie marxiste en matière de répartition des rôles entre l’infrastructure et la superstructure. Elle conduit notamment à repenser la manière dont les agissements culturels (les pratiques, en somme) sont eux-mêmes susceptibles de modifier les rapports de force politiques et sociaux. Apparaît alors le concept d’« agence » (agency, puis agentivity), qui procure un nouveau lieu théorique pour penser l’efficacité socio-politique et les rapports de pouvoir au sein même de la di-mension culturelle, symbolique et éthique de la vie sociale. La théorie de l’agence permet notamment de mettre fin au caractère exclusivement uni-latéral du déterminisme marxiste.

Le concept d’agency peut être directement traduit par agence, à condi-tion d’assigner à cette dernière dénominacondi-tion un contenu opératoire et sans ambiguïté. Bernard Darras commente ainsi la difficulté de ce choix : « Il faut se contenter du terme anglais agency ou avoir recours à des termes com-posés tels que “potentiel d’action”, “capacité d’agir”, “autorisation d’agir”, “pouvoir d’agir” ou “puissance d’agir” » (2006 : 59).

Si l’on suit Darras sur ce point, l’agence relèverait plutôt de la compé-tence que de la performance : agency (agence) viserait les modalités (prin-cipalement savoir et pouvoir faire) de la compétence, l’acte présent « en puissance » dans ses propres conditions de réalisation. Dans ces conditions, il faudrait adopter un autre terme, agentivity (agentivité) pour évoquer la performance elle-même, et plus précisément la performance réflexive et contrôlée par l’agent. Darras complète ainsi :

En sciences cognitives ainsi que dans les approches neurocognitives, l’agen-tivité (agentivity) désigne l’expérience que nos actes sont les nôtres, que nous en sommes la cause et que nous les contrôlons. […] L’agentivité n’est donc activée que quand l’agent prend conscience de ses agissements… L’étude de l’agentivité est alors l’étude des agences volontaires et des in-fluences pensées comme telles… (2006 : 66)

On comprend alors que sous ces questions terminologiques, deux ten-sions se superposent : d’un côté la relation entre la compétence et la perfor-mance (en capacité d’agir / agissant ou ayant agi) ; de l’autre côté, le contrôle (ou l’absence de contrôle), la volition et l’intention d’influence. Les raisons de la superposition entre ces deux tensions sont obscures. On peut supposer qu’il manquerait ici une claire distinction entre la perfor-mance et le contrôle réflexif de la perforperfor-mance. Invoquer la volition (« agences volontaires ») ne suffit pas, puisque la volition appartient elle aussi à la compétence, tout comme la capacité à agir. Il faut précisément ajouter la réflexivité (la « prise de conscience »). Et c’est alors qu’apparaît la « zone aveugle » de cette conception de l’agence : l’efficience non consciente des pratiques collectives.

Dans le document La sémiotique en interface (Page 103-106)