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Pour finir : la révolution méthodologique

Dans le document La sémiotique en interface (Page 119-124)

3.  Anthroposémiotique et interdisciplinarité 3.1. La culture au sens anthropologique

3.4.  Pour finir : la révolution méthodologique

Nous proposons d’achever ce parcours de l’interface entre sémiotique et cultural studies par l’un des résultats les plus durables de ces dernières, dont la première s’inspire à juste titre depuis une décennie, et plus encore aujourd’hui même, avec les développements récents de l’ethnosémiotique et de l’anthroposémiotique. Ce résultat majeur est le profond renouvelle-ment des méthodes de constitution et d’analyse des données. Pour étudier les pratiques, les formes de vie et les modes d’existences individuels et col-lectifs, la sémiotique a besoin d’inventer de nouvelles méthodes. C’est l’un de ses chantiers en cours. Ce fut aussi le cas, dès les origines à Birmingham, pour les CS anglaises. Dans son livre The uses of literacy (1957), traduit sous le titre La Culture du pauvre (1970), Richard Hoggart mêlait récits au-tobiographiques et descriptions ethnographiques. Déjà, également se posait, dans son principe et aussi en raison des conséquences méthodologiques, la question de l’appartenance et de l’identité culturelle de l’analyste : Hoggart parlait ainsi du milieu socio-culturel et des conditions de vie de sa propre enfance. Cette question resurgit pour chaque nouveau domaine d’interven-tion : faut-il ou pas être noir pour être légitime dans le domaine des Black Studies ? faut-il être gay, lesbienne ou transsexuel pour pouvoir traiter de manière pertinente des questions d’identité dans le domaine LGBT? Elle fait retour, évidemment, vers d’autres questions déjà évoquées, notamment celle de l’expérience (faut-il avoir un accès direct à l’expérience dont pro-cèdent les objets, situations et interprétations analysés ?), et celle de l’enga-gement auprès des acteurs concernés. Dans ces conditions, on comprend mieux pourquoi les différentes méthodes de l’ethnographie connaissent un tel succès dans les CS : le métier d’ethnologue se construit en effet à partir de ces mêmes questions.

En outre, en raison même de cette problématique, et au moins de la né-cessaire immersion de l’analyste dans le mode de vie analysé, les CS doivent théoriser, décrire et proposer sans pouvoir se mettre à distance et en

sur-plomb, et à partir d’une position d’observateur-participant immergé. C’est aussi la position que Bourdieu s’efforce de construire, et la raison pour la-quelle il y a quelque parenté entre l’éthos des collectifs visés par les CS (un mode de vie qui se caractérise à la fois par sa persistance et son pouvoir identificateur) et l’habitus bourdieusien. Cette parenté est assumée : Hoggart a été traduit en français entre autres par Passeron, proche collaborateur de Bourdieu.

Pour prendre deux exemples plus récents, Ien Ang, dans Watching

Dal-las (1985) met en place une méthode ethnographique pour étudier la

récep-tion de la série Dallas chez les femmes. Janice Radway (1984, 2000) fait de même pour étudier la réception féminine des romans à l’eau de rose. Leur méthode combine l’observation participante, des entretiens, des échanges de courriers, des techniques de stimulation et d’expression des émotions, la reconstitution narrative des conditions familiales et sociales de réception, etc. L’enquête croise et superpose les recueils de données diversifiées, met en scène la multiplicité des facettes des objets et des situations à analyser, ainsi que les parcours de leur réunion (éventuellement, de leur totalisation). Elle est en cela très comparable à celles utilisées en sociolinguistique (par exemple par William Labov), mais aussi à celles utilisées par Jean-Marie Floch (1990) dans ses études en communication et marketing.

Dans tous les cas, qu’il s’agisse des CS, de la sociologie ou de la sémio-tique, le problème à traiter n’est pas seulement celui de la constitution des données à analyser. À l’occasion de cette constitution, le chercheur doit déjà donner une image suffisamment explicite du design de la théorie et de sa méthode, c’est-à-dire (i) d’une part de la nature des diversités et de la forme des articulations, et (ii) de la position et du rôle de l’observateur dans la di-versification des facettes et dans les modes d’articulation. Nous retrouvons donc sur ce point (s’agissant de la « révolution » méthodologique) les com-posants du design pratique des théories : organisation méréologique et scé-narisation des parcours, mais avec un élément supplémentaire : l’observateur, sa position, son référentiel, ses émotions et ses cognitions.

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SÉMIOTIQUE ET SCIENCES DE LHISTOIRE

Bernard Lamizet

Institut d’études politiques de Lyon

Pour bien comprendre comment penser la signification de l’histoire, il faut commencer par se pencher sur le signifiant, sur ce mot, « histoire ». Comme la plupart des mots français, le mot « histoire » vient d’un mot latin,

historia, lui-même issu d’une racine indo-européenne, wid-tor, celui qui

sait. Cette racine désigne, ainsi, un acteur, puisque le suffixe tor désigne celui qui met en œuvre une pratique, elle-même désignée par l’autre partie de la racine, en l’occurrence wid, qui signifie savoir (comme dans le grec

oida), ou voir (comme dans le latin videre ou comme dans l’anglais witness,

le témoin). Pour être plus précis, wid-tor désigne donc, en indo-européen,

celui qui sait parce qu’il a vu, celui qui sait parce qu’il a l’expérience des sens. En d’autres termes, la racine indo-européenne du mot « histoire » ne

le situe pas dans le champ du savoir transmis, dans le champ de la commu-nication et de l’échange symbolique, mais dans le champ du savoir acquis par l’expérience – en l’occurrence celle de la vue et, au-delà, celle du té-moignage.

C’est donc dans un second temps de l’histoire du mot que l’histoire est pensée comme savoir, c’est dans un second temps que l’histoire s’inscrit dans le champ de la représentation. Comme on le verra à plusieurs reprises dans ce texte, on se trouve confronté, dans la naissance même du terme « histoire », à l’articulation proposée par Lacan entre le réel et le symbo-lique. L’histoire se réfère, d’abord, à une expérience matérielle, celle de la vue, et, dans un second moment seulement de sa constitution, à la mise en œuvre de la dimension symbolique d’un savoir, à la mise en œuvre de la re-présentation qui la fonde comme science. Il est donc intéressant de se

pen-cher, pour commencer, sur l’étymologie du mot, car on peut comprendre que, dès sa constitution, l’histoire est clivée en deux champs, en deux mo-ments, en deux pratiques : le moment initial de la confrontation au réel d’un événement auquel on assiste, puisqu’on le voit (wid), et le moment second de la représentation, de la sémiotisation de cet événement, qui fonde, à partir de lui, le signifiant qui l’inscrit dans le langage.

C’est que le wid-tor, le témoin, est engagé dans la logique de la repré-sentation, c’est-à-dire dans la logique de l’échange symbolique et de la com-munication, en inscrivant l’histoire dans ce que l’on peut appeler la sémiotique de la transmission. C’est que le témoignage n’a de consistance que dès lors qu’il est inscrit dans le symbolique. Tant que j’assiste à un évé-nement, sans en communiquer la consistance à l’autre, je ne suis pas un té-moin, je ne suis qu’un spectateur : je ne suis témoin qu’à partir du moment où je parle de cet événement à l’autre, qu’à partir du moment où j’en élabore le récit ou la représentation dans le champ d’un échange symbolique avec l’autre. Sans doute faut-il ne pas se tromper sur le sens de cette racine indo-européenne, wid : il ne s’agit pas seulement de voir (car elle aurait fondé le latin videre, mais non le grec oida), mais aussi de conserver dans la mémoire (le grec oida est le verbe au parfait, qui est l’équivalent de notre passé com-posé) ce qui est inscrit dans le symbolique, puis de transmettre, afin d’être reconnu par l’autre comme témoin (l’anglais witness).

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