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La sémiotique en interface

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SOUS LA DIRECTION

D’AMIR BIGLARI

AVEC LA COLLABORATION DE

NATHALIE ROELENS

LA SÉMIOTIQUE

EN INTERFACE

Ouvrage publié avec le concours de l’Université du Luxembourg

ÉDITIONS KIMÉ 2, impasse des Peintres

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© Éditions Kimé, Paris, 2018.

ISBN 978-2-84174-809-9

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INTRODUCTION

Cet ouvrage se propose d’étudier, de façon systématique, l’interface entre sémiotique et différentes disciplines académiques. Il s’agit surtout de mettre en avant les interactions et les apports mutuels réalisés ou potentiels, en analysant les enjeux théoriques, méthodologiques et épistémologiques impliqués.

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Se pose, en second lieu, la question du statut de la sémiotique : s’agit-il d’une discipline, d’une méta-discipline, d’une sous-discipline, d’une mé-thode, d’un complément méthodologique, d’une vision du monde ? À l’heure actuelle, il n’y a pas de consensus sur ce point dans la commu-nauté scientifique. La réponse à cette question joue, bien entendu, un rôle important dans la caractérisation des relations entre sémiotique et divers champs disciplinaires.

Ensuite, il a fallu désigner ces disciplines, en essayant d’être, d’un côté, exhaustif et, de l’autre, non répétitif. Nous avons choisi de considérer comme discipline tout domaine de recherche envisagé comme tel dans les universités d’aujourd’hui (sachant que tout ce que nous appelons « disci-pline » est le fruit d’une convention, et que les lignes de partage bougent sans cesse au fil du temps). Nous avons ainsi relégué au second plan les do-maines relativement restreints, en les abordant au sein de champs de re-cherches plus larges, correspondant à de « vraies » disciplines. Dans certains cas, lorsqu’il s’agissait de disciplines voisines, un terme générique a été uti-lisé, par exemple « Sciences psychologiques », ce qui se rapporte à la fois à la psychologie et à la psychanalyse, ou bien « Arts du spectacle », ce qui renvoie avant tout aux études théâtrales, mais qui subsume en même temps les études cinématographiques.

Surgit également un autre sujet central, à savoir la nature et les propriétés des liens qui se tissent entre la sémiotique et les disciplines académiques. C’est non seulement le regard porté sur la sémiotique qui est crucial, mais aussi celui porté sur la discipline donnée. Toute discipline est composée d’un ensemble de courants qui sont parfois difficilement compatibles, sinon opposés. Le dialogue sera plus ou moins facile selon la conception de la sé-miotique et celle de chaque discipline.

Par ailleurs, le parti pris a été d’éviter de réduire les réflexions aux re-lations entre la sémiotique et l’objet d’étude de chaque discipline, ce qui aurait conduit sur le terrain des sous-domaines de la sémiotique : le défi re-levé a été de dépasser une approche sémiotique de la littérature, de la mu-sique, de la traduction ou du discours politique en confrontant la sémiotique aux études littéraires, à la musicologie, à la traductologie ou aux sciences politiques.

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Ce livre s’adresse simultanément à deux types de publics : d’une part, les sémioticiens désireux d’élargir leur champ d’activité, de l’autre, les spé-cialistes de différentes disciplines qui partagent la même aspiration. Com-ment la sémiotique peut-elle contribuer au développeCom-ment de chaque discipline ? De quelle façon chaque discipline peut-elle faire progresser la théorie sémiotique ? Une réponse précise à chacune de ces questions dépend naturellement des spécificités de chaque discipline, ce qui est abordé dans les chapitres respectifs de cet ouvrage. Essayons d’apporter quelques élé-ments de réponse à un niveau général, en commençant par la première ques-tion.

On peut affirmer, de façon assez cavalière, que la principale contribution de la sémiotique aux autres domaines, c’est de leur permettre de penser la

signification, d’analyser celle-ci en dehors des logiques classiques de causes

et de conséquences. La sémiotique tente d’« explorer ce qui reste pour les autres un postulat » (Klinkenberg, ici), d’examiner comment les phénomènes signifient (plutôt que de s’intéresser à ce qu’ils signifient). Il convient de creuser ce point en deux temps : selon qu’il s’agit de sciences dites de la culture (sciences humaines et sociales) ou de sciences dites de la nature (sciences exactes), les enjeux sémiotiques se spécifient2.

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et sociales qui contribuent à édifier, chacune sous un point de vue particulier, cette architecture des significations humaines » (Fontanille, 2015, en ligne). La sémiotique doit donc s’attacher au plus près à la description et à la com-préhension du monde. Comme le souligne Jacques Fontanille, le « jour où la sémiotique s’intéressera au monde tel qu’il est, au monde tel qu’il va, aux hommes tels qu’ils sont et tels qu’ils deviennent, la sémiotique sera une des grandes sciences humaines et sociales » (Ibid.). Aussi la sémiotique trou-verait-elle sa véritable place, comme l’avait souhaité Ferdinand de Saussure, « au sein de la vie sociale » (2016 [1916] : 82)3. En empruntant cette direc-tion, la sémiotique pourra même espérer s’offrir comme « la science centrale pour la compréhension des cultures » (Fontanille, 2014 : 217). Notons au passage que la dimension culturelle, à son tour, a un impact direct et décisif sur les études sémiotiques : si la théorie sémiotique est censée être univer-selle, les significations sont commandées et orientées par des variations cul-turelles. Sans prendre en considération cette variabilité, on ne pourra pas rendre compte de la signification telle qu’elle se manifeste effectivement.

Quant aux sciences exactes et naturelles, la contribution de la sémiotique apparaît sous deux formes : (i) dans une optique restreinte, celle-ci est en mesure d’élucider les opérations sémiotiques présentes dans les discours et les pratiques des scientifiques. Cette première démarche ne porte donc pas sur la science en elle-même, mais sur « certains produits dérivés comme les textes, les diagrammes ou les images » (Petitot, 2014 : 363) ; (ii) dans une optique étendue, on peut considérer que la sémiotique s’occupe « de phé-nomènes de constitution du sens [...] devant être théorisés dans le cadre de sciences naturelles élargies » (Ibid.). Cet apport de la sémiotique aux sciences exactes et naturelles est avancé par plusieurs intervenants : pour n’en citer que deux, le physicien Didier Malafosse note qu’elle « peut per-mettre aux physiciens de voir d’un autre œil leur propre discipline, en iden-tifiant des éléments qui en font la rationalité » (ici) ; le médecin Jean-Michel Wirotius montre que la sémiotique est apte à donner à la sémiologie des ma-ladies « une place singulière et spécifique au sein des pratiques médicales en la dégageant des tableaux descriptifs des maladies où elle se perdait, se confondait » (ici).

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concrétise notamment en mettant la sémiotique à l’épreuve des enjeux

im-pliqués, ce qui révèle les forces et les faiblesses de la théorie sémiotique et

fait émerger les éléments qu’elle a négligés dans son édifice. En d’autres termes, les champs disciplinaires, en confrontant divers phénomènes à la sémiotique, permettent de la valider, de la réfuter ou de l’infléchir. Si ces objets d’étude résistent à la théorie, au lieu de les forcer à entrer dans les cadres déjà institués, il faut naturellement envisager des ajustements dans la théorie, de telle sorte que celle-ci puisse désormais couvrir un nombre plus important de phénomènes dans leur diversité et leur complexité. Cela fait écho à deux impératifs de la construction théorique, à savoir la cohé-rence et l’adéquation : il est important « d’élaborer des concepts parfaite-ment cohérents avec l’héritage sémiotique, avec l’édifice théorique existant et, en même temps, d’adapter son regard aux exigences des nouveaux objets de sens » (Beyaert-Geslin, ici), sachant que la sémiotique « a vocation à hé-berger des points de vue étrangers et à leur conférer un développement sup-plémentaire, en accord avec ses exigences théoriques, ses catégories d’analyse et ses modèles, en faisant valoir sa spécificité » (Colas-Blaise, ici). Ce n’est qu’en suivant cette démarche, par une remise en cause constante de ses fondamentaux, que la sémiotique pourra se consolider : « toute sémiotique ne peut se faire que comme critique de la sémiotique » (Kristeva, citée par Barthes, 1984 : 198).

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pour les sciences cognitives, voire tout simplement pour la science tout court, pour une connaissance plus approfondie du monde et, spécifiquement, celle de l’être humain.

Par ailleurs, en cherchant à identifier les structures profondes constantes de la signification en général, à mettre à nu les lois qui commandent leur fonctionnement, à expliciter les relations entre elles, la sémiotique est à même de se présenter comme une « interface commune » (Klinkenberg, 2014 : 308) à l’ensemble des disciplines, comme un cadre conceptuel par-tagé permettant l’échange et la collaboration. Étant aujourd’hui dotée de corps théoriques élaborés, composés de modèles et de schémas généraux, la sémiotique est alors capable de dégager des problématiques communes à plusieurs disciplines traitant d’un même type de phénomène. En outre, elle peut « assurer la traductibilité des résultats des disciplines les unes par rap-port aux autres » (Fontanille, 2014 : 222), en montrant que les mécanismes de la production, de la transmission et de la réception du sens sont iden-tiques, que les catégories, les opérations et les processus mobilisés sont sem-blables. Ainsi la sémiotique deviendrait-elle un moyen efficace pour favoriser un dialogue entre disciplines, « un adjuvant de l’interdisciplina-rité » (Ibid.). Son avenir dépendra sans doute, en grande partie, de la façon dont elle pourra assumer cette fonction décisive. Rappelons que l’interdis-ciplinarité à proprement parler n’est pas une simple pluridisl’interdis-ciplinarité, qui aborde un objet selon différents points de vue juxtaposés, où les compo-santes disciplinaires gardent leur identité ; elle suppose une coopération vi-sant à mettre sur pied des approches inédites pour des objets qui, du même coup, deviennent nouveaux. Ceci comporte, bien entendu, une prise de risque épistémologique : un décloisonnement de la pensée et un déplacement des frontières des savoirs. C’est dire que l’interdisciplinarité est « un choix stratégique permettant d’échapper au figement des savoirs institutionnalisés, et de redéfinir tactiquement en permanence le périmètre des objets, des per-tinences et des explications » (Fontanille, ici). Il semble que la sémiotique soit actuellement bien armée pour concourir à ce vaste projet, d’autant plus qu’elle propose non seulement une méthodologie générale cohérente, mais qu’elle est également « en mesure de construire le sens des articulations et intersections en question » (Ibid.).

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champs de la connaissance, la sémiotique, vu son « caractère encore juvé-nile », a « sans doute plus à gagner et […] plus à perdre » (Badir et Leclerq, ici). Cela invite le sémioticien à la modestie, d’autant plus que tous ces champs sont déjà pourvus de méthodes, d’instruments et de démarches ana-lytiques propres : une collaboration n’est possible que « dans l’intelligence mutuelle, dans l’échange et le respect de la culture de l’autre » (Beyaert-Geslin, 2014 : 65). Il est également à souligner que les conditions du dia-logue entre sémiotique et champs disciplinaires dépassent l’aspect scientifique, dans la mesure où cela implique en même temps des paramètres qui concernent la sociologie des institutions et des acteurs : pour développer cette coopération, il faudrait renforcer la participation croisée à des équipes de recherche (sémioticiens dans des équipes d’autres domaines de re-cherche ; spécialistes d’autres domaines dans les équipes de sémiotique), en définissant des projets communs. Cet ouvrage entend apporter une contri-bution à ce redéploiement sociologique…

Amir Biglari, mai 2017

NOTES

1Chez Greimas, le concept de signe n’est pas absent, mais il est intégré dans le réseau plus large de la signification : « une sémiotique, c’est un “système de signes”, mais à condition de dépasser ces signes et de regarder […] ce qui se passe sous les signes » (1987 : 302-303) ; au-trement dit, le projet de Greimas va « au-delà du signe » (1976 : 40), en tâchant d’appréhender les « relations qu’entretiennent les composantes des signes » (Courtés, 2005 [2003] : 71). 2Tout en étant d’accord avec des chercheurs comme Per Aage Brandt, Jean-Marie Klinkenberg ou Jean Petitot, qui notent, parmi d’autres, que la distinction entre les sciences de la culture et les sciences de la nature est dépassée et qu’il existe « un continuum » (Klinkenberg, 2014 : 311) entre elles, cette distinction semble, tout de même, être dotée d’une valeur heuristique à l’heure actuelle, dans la mesure où elle facilite certaines explications quand il s’agit de rapports dis-ciplinaires.

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RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

BARTHES, Roland (1984), Le Bruissement de la langue : essais critiques IV, Paris, Le Seuil.

BEYAERT-GESLIN, Anne (2014), « Entretien », dans BIGLARI, Amir (dir.), En-tretiens sémiotiques, Limoges, Lambert-Lucas, pp. 59-70.

COURTÉS, Joseph (2005 [2003]), La Sémiotique du langage, Paris, Nathan. FONTANILLE, Jacques (2014), « Entretien », dans BIGLARI, Amir (dir.),

Entre-tiens sémiotiques, Limoges, Lambert-Lucas, pp. 209-232.

FONTANILLE, Jacques (2015), « La sémiotique face aux grands défis sociétaux du XXIe siècle », Actes sémiotiques, n° 118, disponible sur :

http://epublications.unilim.fr/revues/as/5320.

GREIMAS, Algirdas Julien (1976), Sémiotique et sciences sociales, Paris, Le Seuil. GREIMAS, Algirdas Julien (1987), « Algirdas Julien Greimas mis à la question »,

dans ARRIVÉ, Michel, COQUET, Jean-Claude (dir.), Sémiotique en jeu : à par-tir et autour de l’œuvre d’A. J. Greimas, Paris / Amsterdam, Hadès / Benjamins, pp. 301-330.

HÉNAULT, Anne (2014), « Entretien », dans BIGLARI, Amir (dir.), Entretiens sé-miotiques, Limoges, Lambert-Lucas, pp. 233-240.

KLINKENBERG, Jean-Marie (2014), « Entretien », dans BIGLARI, Amir (dir.), Entretiens sémiotiques, Limoges, Lambert-Lucas, pp. 293-321.

PETITOT, Jean (2014), « Entretien », dans BIGLARI, Amir (dir.), Entretiens sé-miotiques, Limoges, Lambert-Lucas, pp. 355-366.

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SÉMIOTIQUE ET PHILOSOPHIE

Jean-François Bordron Université de Limoges

Amir Biglari Université Paris-Sorbonne

Pour évoquer les relations possibles entre sémiotique et philosophie, il faut d’abord préciser de quelle philosophie et de quelle sémiotique il s’agit. Selon les courants philosophiques (analytique, phénoménologique…) et les mouvements sémiotiques (peircien, greimassien…), les relations se diver-sifient.

La sémiotique peircienne se définit comme une branche de la philoso-phie, celle qui s’intéresse à la vie des signes et qui a donné naissance au pragmatisme : Peirce conçoit la sémiotique comme un système d’inférences, la structure même du signe étant semblable à celle de l’abduction, processus de recherche fondé sur des hypothèses. Aussi la signification n’est-elle pas une donnée a priori et indépendante de l’action, mais une conséquence de l’action elle-même.

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Dans ce chapitre, nous privilégions la sémiotique greimassienne, sans pour autant omettre la sémiotique peircienne. Notons que ces deux ap-proches théoriques, quoique divergentes en apparence – l’une structurale et l’autre logicienne –, impliquent des points de vue complémentaires sur la signification1. Il existe même des affinités entre elles : nous pensons par exemple à la proximité entre la théorie de l’iconicité de Peirce (surtout sa théorie des diagrammes) et la conception structurale de Lévi-Strauss, ainsi qu’à celle entre sa théorie des catégories (priméité, secondéité, tiercéité) et le système actantiel de Tesnière. Par ailleurs, il est à souligner que l’œuvre de Kant permet un rapprochement entre ces deux sémiotiques : d’un côté, Peirce est un héritier de Kant, il a assimilé et reconfiguré plusieurs notions kantiennes, par exemple les grandes catégories qui définissent le signe (l’in-dice, l’icône, le symbole) sont inspirées des synthèses kantiennes (synthèses de l’appréhension, de la reproduction, de la recognition) ; de l’autre, le struc-turalisme français prolonge en quelque sorte le rationalisme classique (fondé en partie sur les travaux de Kant – à côté d’autres philosophes comme Des-cartes) ; sans oublier que c’est en partant du transcendantalisme kantien que Cassirer construit sa théorie des formes symboliques, qui a des points com-muns indéniables avec la sémiotique structurale et qui a particulièrement influencé les travaux de plusieurs sémioticiens.

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1. Sémiotique et phénoménologie

La sémiotique et la phénoménologie sont étroitement liées. Comme l’af-firme Jacques Fontanille :

Toutes les sémiotiques, qu’elles soient philosophiques ou sémio-linguis-tiques, comportent implicitement ou explicitement une dimension phéno-ménologique plus ou moins développée, selon la part qu’elles accordent à la perception et à la sensibilité. Elles rencontrent en effet toutes à un moment donné cette question philosophique plus générale : comment le sens émerge-t-il de la perception et engendre-émerge-t-il ainsi la signification ? De quelle manière l’appréhension sensible du monde vivant le transforme-t-elle en monde si-gnifiant ? (1999 : 228)

Il semble tout à fait probable que la signification soit une nécessité qui apparaît avec la vie biologique. Il y a là une vaste question qui concerne en particulier la zoosémiotique. Mais, selon la perspective qui nous intéresse ici, la perception humaine semble l’un des lieux essentiels de l’élaboration du sens.

Du point de vue de l’histoire des idées, les rapports entre la phénomé-nologie et la sémiotique greimassienne se sont constitués progressivement. L’influence de la phénoménologie est devenue de plus en plus forte, à tel point qu’elle a fini par prendre une place centrale dans la construction théo-rique du projet greimassien.

C’est par le biais de Merleau-Ponty que la phénoménologie pénètre dans le champ de la sémiotique2. Dès 1956, dans son article « L’actualité du saus-surisme », Greimas rapproche la pensée de Merleau-Ponty à la fois de celle de Saussure et de celle de Lévi-Strauss. Ivan Darrault-Harris formule ainsi la vision de Greimas :

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bien à l’ “ordre pensé” qu’à l’ “ordre vécu”, l’autonomie et la réalité de la dimension sociale, de l’objet social » (Greimas, 1956). (Darrault-Harris, 2011, en ligne)

Dans Sémantique structurale, la position de Greimas par rapport à la phénoménologie s’affirme plus explicitement : il considère « la perception comme le lieu non linguistique où se situe l’appréhension de la significa-tion » (2007 [1966] : 8).

Toutefois, la phénoménologie n’a pas participé à la construction théo-rique ni à la méthodologie de la sémiotique de Greimas avant les dernières années de son parcours scientifique. C’est dans ses deux derniers ouvrages que la phénoménologie se trouve au centre de sa réflexion : De

l’imperfec-tion (1987) et Sémiotique des passions (1991, cosigné avec Jacques

Fonta-nille)3. À titre d’exemple, citons ce passage du premier ouvrage :

Tout se passe comme si, à la rencontre des gestalten, formes sous lesquelles les figures du monde se dressent devant nous, notre lecture socialisée se pro-jetait en avant et les habillait en les transformant en images, interprétant les attitudes et les gestes, inscrivant les passions aux visages, conférant de la grâce aux mouvements ; mais qu’aussi, parfois, en vue d’une « déformation cohérente » du sensible, comme le dirait Merleau-Ponty, une lecture se-conde, révélatrice des formes plastiques, allait au-devant des gestalten ico-nisables et y reconnaissait des correspondances chromatiques et eidétiques « normalement » invisibles, d’autres formants plus ou moins « défigurés », auxquels elle s’empresserait d’attribuer de nouvelles significations. Ainsi, dira-t-on, la peinture se met à parler son propre langage. (1987a : 77)

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temps « sémiotique des instances ». En remettant en cause le structuralisme formel et son principe d’immanence, il avance le principe de réalité : « L’examen des structures de langue qui relèvent du principe d’immanence nous contraint à remonter vers le langage qui relève du principe de réalité » (2007 : 5).

En reprenant la conception d’Aristote, Coquet considère le langage comme « un combiné de phusis et de logos. Par phusis, il faut entendre l’être, la réalité, et par logos la raison, l’esprit » (Coquet, 2011, en ligne). La question posée est alors celle de l’articulation du logos à la phusis, « de la traduction de la phusis dans le logos » (Coquet, 2007 : 6), d’autant que pour la phénoménologie du langage, contrairement au structuralisme, « la

phusis est inhérente au langage, à son fonctionnement, à son énonciation »

(Coquet, 2011, en ligne). Cette approche mène le sémioticien à dissocier deux instances discursives, celle qui perçoit de celle qui réfléchit : « l’une, corporelle, mue par la passion, […] c’est le temps de prise sur l’univers sen-sible ; l’autre, judicative (elle fait connaître son jugement), établit le “compte rendu” de son expérience, c’est le temps de la reprise » (Coquet, 2007 : 6).

Il faut ensuite mentionner les travaux de Jean Petitot, notamment dans

Morphogenèse du sens (1985) et Physique du sens (1992). Il affirme, lui

aussi, « la nécessité d’introduire sous le logos la couche phénoménologique de la phusis » (Petitot, 2011, en ligne). Mais il y a une différence entre les deux théoriciens concernant ce à quoi renvoie cette couche : chez Coquet, elle se rattache « au sujet de l’expérience vécue » (Ibid.) ; chez Petitot, elle s’oriente vers « une philosophie de la nature » (Ibid.). Donc, il s’agit de la subjectivation de la phusis, d’un côté, et de sa naturalisation, de l’autre.

D’autres sémioticiens aussi ont contribué à la réflexion entre sémiotique et phénoménologie, par exemple Herman Parret (notamment 2002 et 2006), Jean-François Bordron (notamment 2011 et 2016), ou Victor Rosenthal et Jean-Yves Visetti qui ambitionnent « une phénoménologie sémiotique, c’est-à-dire une phénoménologie qui s’en tienne au primat d’une perception qui soit originairement expressive, sémiotique, et même langagière » (Rosenthal et Visetti, 2010 : 27).

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comprendre. Il semble qu’au moins deux points rapprochent ces deux atti-tudes de pensée :

– Le processus de distanciation. L’une des opérations incontournables en sémiotique aussi bien qu’en phénoménologie, c’est la description des phénomènes signifiants. La démarche phénoménologique, quant à elle, en appliquant l’épochè définie par Husserl, met entre parenthèses toute forme de croyance pour décrire le monde tel qu’il se présente, ce qui ne consiste pas à supprimer cette croyance, mais à la libérer pour qu’elle soit présentée pour ce qu’elle est. La démarche sémiotique, à son tour, ne peut procéder à la description du sens et des conditions de sa possibilité sans une prise de distance, sans suspendre sa croyance en lui. Elle vise à décrire le sens indé-pendamment du fait qu’on y croie ou pas, qu’on y adhère ou pas (contrai-rement à la critique des idéologies, par exemple). Une analyse sémiotique dissout la réalité dans les opérations plus ou moins formelles, qui sont, en quelque sorte, ramenées à l’acte qui les dégage. Ce n’est pas seulement le texte qui a une dimension d’énonciation, mais également le travail de l’ana-lyste. Autrement dit, on montre et on dit que l’on montre. On constate des opérations. Husserl affirme, par exemple, qu’il y a une relation idéale entre les qualités sensibles, spécialement la couleur et l’espace, de telle sorte qu’on ne peut pas envisager la couleur sans l’espace, ni l’espace sans la cou-leur ; de la même façon, on ne peut pas concevoir un verbe sans actant ou un actant sans verbe. Ce qu’on décrit est en ce sens abstrait, et cette abs-traction n’est pas immédiatement dérivée de la perception simple : il faut une perception réfléchie, c’est-à-dire que l’énonciation doit être dans la des-cription elle-même.

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qui conçoit le monde comme un réseau relationnel n’est possible qu’en dé-passant la perception et en considérant l’existence sémiotique comme une pure idéalité » (1987b : 314).

Loin d’être réduits à des effets pragmatiques, aux actions dans le monde, les phénomènes sémiotiques sont gouvernés par des formes. La formule de mythe proposée par Lévi-Strauss peut en fournir un bon exemple. Dans La

Potière jalouse, Lévi-Strauss se réfère à Kant et à sa « déduction

transcen-dantale » (1985 : 80). De même, le parcours génératif de la signification, établi par Greimas, est au fond une déduction dans la mesure où, sur le plan épistémologique, il n’a rien d’empirique (même s’il se propose in fine de rejoindre la manifestation textuelle)4.

Ainsi, chez Husserl comme chez Greimas, il s’agit à la fois d’une exi-gence rationaliste marquée et d’un goût pour les structures idéales ; ce qui exclut, pour l’un comme pour l’autre, une conception entièrement pragma-tique de la signification. Ceci dit, il faudrait tenir compte d’une différence majeure entre l’attitude de pensée de Husserl et celle de Greimas. Chez Hus-serl, la signification se rapporte à quelque chose d’externe : « C’est dans la signification que se constitue le rapport à l’objet. Par conséquent employer une expression avec sens, et se rapporter par une expression à l’objet (se représenter l’objet), c’est là une seule et même chose » (1969 [1901-1913] : 61).

Dans le structuralisme, la structure est une entité autonome, le référent n’y ayant aucune place. En réalité, s’il y a un rapport entre la structure sym-bolique et le monde de la perception, cela doit se comprendre sous forme d’une traduction ; c’est dire qu’il s’agit d’un acte de transformation et non d’un acte de référence :

La reconnaissance de la clôture de l’univers sémantique implique […] le rejet des conceptions linguistiques qui définissent la signification comme la relation entre les signes et les choses, et notamment le refus d’accepter la dimension supplémentaire du référent. (Greimas, 2007 [1966] : 13)

Ou encore :

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sé-miotique, un peu comme il y a la réalité des objets mathématiques. Je pense que la sémiotique peut imaginer l’existence de ces simulacres, de ces constructions, des objets qui peuvent être définis sémiotiquement et dont le type d’existence permet, autrement dit, d’évacuer le problème de l’être, les problèmes ontologiques. C’est très important. (Greimas, 1987b : 312)

Qui plus est, la phénoménologie a non seulement ouvert la sémiotique vers de nouveaux champs, liés à la dimension sensible (notamment le sujet, l’intentionalité, la présence, les passions et la perception – nous reviendrons plus loin sur ces deux derniers éléments), mais a eu également un impact direct sur la conception même du signe et de la sémiosis. Le signe n’est plus seulement considéré comme présupposition réciproque entre un signifiant et un signifié, ou entre un plan de l’expression et un plan du contenu, mais se voit joindre une instance intermédiaire, à savoir le corps propre. Comme l’énonçait Merleau-Ponty, le « corps est le véhicule de l’être au monde » (1976 [1945] : 97), c’est lui qui permet d’assurer la liaison entre l’intéro-ceptivité et l’extérol’intéro-ceptivité. Ainsi, le corps devient le « support matériel de la signification » (Coquet, 1997 : 8), c’est lui qui rend possible « l’accès à l’univers du sens » (Greimas et Fontanille, 1991 : 324) : en occupant le centre de l’instance de discours, il entre en contact avec le monde, avec les objets du monde et avec autrui, et enregistre tout ce qui se passe dans son champ de présence5.

2. Théorie de la signification

La question de la signification, objet central de la sémiotique, a toujours été présente dans la philosophie. Une longue histoire est en jeu, passant par celle de la logique, de la grammaire, de la dialectique, de la rhétorique et de la sophistique.

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dans le passage d’un monde d’objets bruts à un monde d’objets investis de sens. Nelson Goodman (2006 [1978]) explique qu’il n’existe d’autre réalité que celle que l’on fabrique en pensant. Cette position correspond tout à fait à l’attitude de pensée assumée par la sémiotique, qui, comme nous l’avons vu, remet en cause la conception référentielle de la signification. On peut considérer que les images du monde se construisent en interaction mouvante avec la réalité. À la façon de l’épochè phénoménologique, le sémioticien décape l’objet qui lui est soumis et retranche « de lui les évidences cogni-tives, les croyances et les affects qu’y a incrustés l’usage » (Bertrand, 2014 : 53). Mais il dispose également d’un « regard hyper-informé, nourri

par ailleurs, du côté des modèles de discours et des schémas de signification

que sa discipline lui a apportés » (Ibid.).

Il faut dire qu’à partir de Kant, le monde ne nous apparaît plus selon ce qu’il est en soi, indépendant de nous, mais se manifeste comme une certaine forme de phénoménalité. L’objectivité n’est plus simplement l’adéquation entre ce que nous disons et ce qu’est le monde : loin d’être une donnée a

priori, l’objectivité doit être elle-même constituée. Le criticisme en ce sens

change complètement le rapport métaphysique traditionnel avec le monde. On peut bien sûr ne pas adopter cette conception et prêcher un nouveau réa-lisme. Mais dans ce cas, il est assez courant que la logique intervienne pour donner une forme ontologique au monde, tout en devenant l’organisatrice de la signification. Ce que nous appelions le « monde » perd en partie de sa substance. La notion de substance elle-même, telle qu’elle existait chez Des-cartes et chez Spinoza par exemple, disparaît de la pensée philosophique. Les structures symboliques de Cassirer – comme les structures sémiotiques de Greimas – sont régies par des formes idéales, mais celles-ci laissent en quelque sorte la question de la réalité du monde ouverte au questionnement. Nelson Goodman a résumé ce phénomène dans l’avant-propos de Manières

de faire des mondes :

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la perception, et le langage quotidien. Le mouvement va d’une unique vérité et d’un monde établi et « trouvé » aux diverses versions correctes, parfois en conflit, ou à la diversité des mondes en construction. (2006 [1978] : 7)

À partir du moment où le monde se dissout dans l’univers des symboles et même si la sémiotique peut poser des questions philosophiques, reste la question philosophique originaire, à savoir celle du sens de l’Être. Or, no-tons-le, cette question est d’abord sémantique même si elle peut, au premier abord, sembler uniquement ontologique.

La sémiotique appartient à une époque, et dans cette époque il y a non seulement l’influence de certaines philosophies, la phénoménologie en par-ticulier, mais aussi le cognitivisme et la philosophie de l’esprit qui reposent sur certaines hypothèses métaphysiques qui se transmettent à la sémiotique sans être véritablement traitées par celle-ci et qui restent donc, en l’état ac-tuel, des questions ouvertes comme l’exprime par exemple Per Aage Brandt :

Quels seraient les contours d’une philosophie cognitive et sémiotique, une pensée non-réductive à la fois du sens et des choses, et respectueuse de la différence entre sens signifié et sens référentiel, par exemple ? Est-ce que, d’abord, une telle philosophie est possible ? Est-ce qu’elle a déjà été formu-lée ? (2014 : 120)

La théorie sémiotique a permis de repenser certaines questions apparte-nant à la philosophie. L’une des questions les plus importantes est sans doute celle des catégories, abordées à maintes reprises par les philosophes depuis Aristote. Peirce est l’un des premiers philosophes modernes à avoir vérita-blement théorisé cet aspect. Le structuralisme, à son tour, a envisagé le pro-blème général des formes catégoriales sous un nouvel angle, ce qui lui a ouvert la voie vers le renouvellement de certains domaines philosophiques.

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séman-tique, le plus souvent dans un cadre vériconditionnel, à l’indexicalité, aux actes de langage… Tous ces problèmes sont en eux-mêmes importants, mais il faut reconnaître que les sémioticiens ne semblent pas s’y intéresser. La sémiotique, surtout la sémiotique d’inspiration saussurienne et hjelmsle-vienne, ignore les problèmes de nature logique, en particulier la question de la vérité. Or la philosophie du langage, notamment celle appartenant au courant dit analytique, se fonde d’abord sur des travaux de philosophes lo-giciens, comme Frege, Russell, Carnap, etc. Bien sûr la pragmatique est à prendre en compte et constitue un versant différent, surtout si l’on pense à Austin, à Strawson ou à Searle. Le lieu d’exercice de la philosophie du lan-gage est d’abord la proposition car c’est elle qui peut être vraie ou fausse, c’est sur elle que porte la force illocutoire, c’est elle aussi qui est liée au ju-gement puis au raisonnement, aux inférences. Les sémioticiens ont semblé ignorer la proposition et ne croire qu’au texte comme lieu de production de la signification. La sémiotique ne peut pas être une logique, en tout cas pas seulement une logique, mais elle souffre incontestablement d’un manque de ce point de vue. On le constate aisément si l’on considère que la notion de relation, tout en étant un thème fondamental de la sémiotique, n’a donné lieu, à l’exception de Peirce bien sûr, à aucune théorie sémiotique un tant soit peu consistante. Ajoutons à cela le fait que la sémiotique appartient à une tradition rationaliste. C’est dire que, avec la pensée structuraliste, on se trouve dans un contexte philosophique assez éloigné, sinon de la logique en général, du moins de la philosophie de la logique telle qu’elle s’est dé-ployée depuis Frege. On ne peut que prendre acte de ces différences, mais il faut les comprendre comme un problème et non comme le constat d’un état de chose irréductible. Il y a sans doute là une source considérable de recherches à accomplir pour les sémioticiens sensibles aux bases philoso-phiques de leur méthode.

3. Les objets d’étude

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la plupart des cas, les deux démarches semblent complémentaires. En sémiotique, l’une des questions principales consiste à savoir en quoi tel ou tel phénomène comporte une sémiose. Ensuite, il faut chercher à iden-tifier les modalités selon lesquelles les éléments signifiants sont liés entre eux, ce qui passe par la définition d’une paradigmatique et d’une syntag-matique. Ainsi cherche-t-on à savoir comment les valeurs s’organisent entre elles, et comment elles se distribuent dans le temps. Greimas (1983 : 126-128) soutenait le fait qu’il y a une intelligence paradigmatique et une intel-ligence syntagmatique.

Hjelmslev définit cinq traits nécessaires pour définir une sémiotique : « Il ne peut y avoir de langage sans que les cinq traits soient présents en-semble » (1968-1971 [1943] : 213). Examinons-les brièvement. Nous pren-drons comme exemple le carillon de l’horloge, donné comme le plus simple. Nous chercherons à comprendre pourquoi finalement l’horloge ne peut pas être, pour Hjelmslev, une sémiotique.

Il est clair tout d’abord qu’une sémiotique comprend nécessairement deux plans, expression et contenu. Le carillon de l’horloge sonne des coups, un pour une heure, deux pour deux heures, etc. La série des coups constitue son plan de l’expression, l’heure donnée son plan du contenu. De ce premier point de vue, rien ne nous interdit de classer l’horloge dans la liste des objets sémiotiques.

L’horloge possède également un système et un procès. Le système ne possède qu’un seul élément, le « coup », mais ce n’est pas là un motif d’ex-clusion du domaine sémiotique. Hjelmslev compare un peu plus loin le sys-tème de l’horloge à celui qu’il appelle le « langage des prisonniers » (Ibid. : 219) et qui consiste également en un seul coup porté contre un mur de mul-tiples fois. Le procès consiste dans la succession des coups, un pour une heure, deux pour deux heures, etc. et, pour les prisonniers, un pour A, deux pour B, et ainsi de suite.

Le troisième trait fondamental est la commutation, terme qui indique une relation entre des éléments du plan du contenu et des éléments du plan de l’expression. L’horloge possède ce trait puisqu’il existe nécessairement un rapport entre les relations internes aux valeurs de l’expression et les re-lations internes aux valeurs du contenu.

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Finalement, le plan de l’expression et le plan du contenu ne peuvent pas être conformes dans une sémiotique. Or, dans le cas de l’horloge, du moins telle qu’elle vient d’être décrite, il y a au contraire conformité des plans, ce qui n’est bien sûr pas le cas pour le langage des prisonniers. Hjelmslev donne un autre exemple, celui des feux de signalisation. Feux de signalisa-tion et horloge simple ne sont pas des langages. On notera, par contraste, que le cadran téléphonique qui associe une séquence de chiffres à une adresse possède une organisation différente sur ses deux plans et peut donc être considéré comme une sémiotique.

Dans plusieurs cas, il semble que les approches philosophiques se soient notamment concentrées sur la paradigmatique et plus fondamentalement sur la substance, et que l’intérêt de la sémiotique, comme nous le verrons plus loin, consiste à avoir pris en compte la dimension syntagmatique, et à pri-vilégier les relations.

Vu la longue histoire de la philosophie, il est normal que la sémiotique y trouve une source importante pour le développement de son édification théorique, de même que pour la richesse de ses analyses. Pour une recherche en sémiotique cognitive, la philosophie de l’esprit est particulièrement ins-piratrice, pour un sémioticien qui travaille sur l’éthique, la philosophie de la morale ne pourra qu’enrichir son investigation, etc. Comme le signale Per Aage Brandt, les sémioticiens ne doivent pas négliger les études philo-sophiques, car avec « une philosophie insuffisamment développée », la question du sens – comme toute autre question – risque d’être noyée, « alors qu’une pensée alerte et instruite peut sauver le débat critique et l’attention que méritent les grandes questions » (2014 : 127). Cela dit, la sémiotique est censée apporter de la nouveauté dans les différents domaines qu’elle étu-die. Prenons quelques exemples assez variés : action, passion, perception, conscience.

a) L’action. À la différence des diverses approches philosophiques de l’action (Leibniz, Sartre, Bergson, Arendt…), la sémiotique, en s’appuyant sur les travaux de Vladimir Propp, la définit « comme une organisation syn-tagmatique d’actes » (Greimas et Courtés, 1979 : 8). Ainsi, à chaque action correspond un « parcours narratif ». Cela

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suggérant une progression d’un point à un autre, grâce à des instances inter-médiaires. (Ibid. : 269)

Le « schéma narratif canonique » est composé de trois étapes : (1) ma-nipulation (contrat ou polémique), (2) action (compétence et performance), (3) sanction (positive ou négative). Il peut servir de schéma de base que les discours et les pratiques effectifs peuvent activer à leur manière, infléchir, voire déformer ou inverser. Cette conception de l’action la met directement en rapport avec le concept de modalité (vouloir, devoir, pouvoir, savoir, croire) et celui d’actantialité (sujet, destinateur, objet de valeur).

b) La passion. La tradition philosophique s’intéresse en général tantôt à l’évaluation morale des passions, en les valorisant ou dévalorisant, tantôt à leur restitution, dans une visée typologique, dans la foule des passions lexi-calisées. La sémiotique de l’École de Paris a une position critique vis-à-vis de cette « démarche taxinomique », dans la mesure où celle-ci dépend d’une culture donnée, ce qui ne remet pas en cause sa valeur philosophique, certes, mais qui devient peu utilisable pour le sémioticien :

En effet, la méthode sémiotique consiste entre autres à prévoir, et non à in-ventorier la combinatoire ; prévoir, d’un côté, les positions possibles de la combinatoire, mais il faut alors en connaître le principe d’ensemble ; prévoir, d’un autre côté, les occurrences passionnelles dans le discours, mais il faut alors en connaître la syntaxe. (Greimas et Fontanille, 1991 : 105)

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c) La perception. Il y a deux attitudes extrêmes au sujet de la perception. D’une part, une conception subjective, qui voit dans la perception la pro-jection de notre esprit, et qui pour cette raison considère l’objet perçu comme le résultat d’une organisation plus ou moins arbitraire. À l’opposé, une conception objectivante s’intéresse plus particulièrement aux propriétés physiques de l’objet perçu. Même s’il s’agit là de deux caricatures aux-quelles aucune théorie explicite ne correspond exactement, il faut pourtant souligner ces deux tendances. L’attitude sémiotique consiste à concevoir la perception comme une sémiose. L’objet perçu n’est plus désigné en termes de subjectivité ou d’objectivité, il est d’abord un plan d’expression qui est constitué par la rencontre entre, d’un côté, des longueurs d’onde qui vien-nent frapper les cellules de l’organisme et, de l’autre, le système visuel ap-partenant à l’espèce considérée. Cette interaction entre un système perceptif et des propriétés du monde physique est nourrie par la culture. Le plan du contenu trouve ses significations dans le fait que l’organisme énonciateur éprouve de ce fait des variations aussi bien cognitives que passionnelles. Cette opération est réfléchie : on éprouve quelque chose et on sait que l’on éprouve (voir Bordron, 2002 et 2010).

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heurter aux obstacles qu’il rencontre. Il reçoit du milieu les informations nécessaires. Mais l’information agit causalement. Pour admettre l’existence d’une conscience, il est nécessaire de dépasser la causalité pour introduire ce que Aron Gurwitsch a appelé un « champ de conscience » (1957). Sur cette base, il semble jouable d’imaginer quel type d’organisation perceptive, mais aussi affective (voir Nagel, 1983 [1979]), peut structurer ce champ et lui donner un volume propre au déploiement d’une réflexivité. Nous ne fai-sons ici qu’indiquer brièvement ce que peut être la place de la sémiotique dans cette problématique.

Un autre rôle possible de la sémiotique par rapport à la philosophie est celui d’analyser l’énonciation même des textes philosophiques. Comme cela a pu se faire pour les autres types de textualité, la sémiotique peut examiner les productions textuelles des philosophes. Il y a bien sûr une logique des arguments et une architectonique des systèmes. Ce sont des domaines pro-pres aux historiens de la philosophie. Mais la grammaire propre à la pensée spéculative est sans doute beaucoup moins connue. Qu’elle soit d’ordre nar-ratif, ou faite de mouvement d’inversion ou de conversion, donc de structure au sens propre du terme, elle contribue pour une part importante à l’élabo-ration d’une pensée. La sémiotique agit sur les textes philosophiques en pro-duisant aussi des effets philosophiques, dans la mesure où elle s’attache à dégager les procédures de production du sens (voir notamment Bordron, 1987 et 2016).

4. Pour conclure

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Si-tuer exactement la ligne de partage entre le domaine sémiotique et celui de l’ontologie s’offre comme un problème métaphysique toujours ouvert.

NOTES

1Pour l’aspect logique de la sémiotique peircienne, voir un autre chapitre du présent ouvrage, « Sémiotique et logique », rédigé par Sémir Badir et Bruno Leclercq.

2Il faut insister sur le fait que le structuralisme même s’est inspiré de la phénoménologie (no-tamment par le fait que Hjelmslev s’est appuyé sur la Troisième Recherche logique de Husserl pour sa conception générale et fondamentale de la structure – en tant que « système de dépen-dances internes »), et de Carnap pour la tournure formaliste.

3Rappelons que Paul Ricœur a été l’un des interlocuteurs privilégiés de Greimas pendant plu-sieurs années. Voir par exemple les deux débats entre eux, « Pour une sémiotique du récit : ren-contre entre A. J. Greimas et Paul Ricœur » et « Débat sur la sémiotique des passions », tenus respectivement en 1983 et 1989 et publiés en 1987 et 1994.

4Le parcours génératif désigne « l’économie générale d’une théorie sémiotique […], c’est-à-dire la disposition de ses composantes les unes par rapport aux autres, et ceci dans la perspec-tive de la génération, c’est-à-dire en postulant que, tout objet sémiotique pouvant être défini selon le mode de sa production, les composantes qui interviennent dans ce processus s’articu-lent les unes avec les autres selon un “parcours” qui va du plus simple au plus complexe, du plus abstrait au plus concret » (Greimas et Courtés, 1979 : 157-158).

5Sur la problématique du corps en sémiotique, voir également Soma et sema (2004) et Corps

et sens (2011) de Jacques Fontanille.

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SÉMIOTIQUE ET ANTHROPOLOGIE

Franciscu Sedda, Université de Cagliari (Italie) Tatsuma Padoan, SOAS, Université de Londres (Angleterre)

Dans cette contribution1, nous nous proposons d’identifier certaines in-terfaces significatives entre sémiotique et anthropologie, en tenant compte des plus récents développements de la sémiotique et de ce qui agite le débat contemporain en anthropologie. Nous allons donc évoquer plusieurs « tour-nants » qui marquent l’anthropologie contemporaine. On observera égale-ment que certains de ces « tournants » coïncident avec ceux de la sémiotique, ou bien réactivent des domaines bien établis, ou encore en sol-licitent d’autres in nuce. Cela arrive car au cours du siècle dernier les deux disciplines se sont croisées et influencées de plusieurs façons, et pourtant elles l’ont fait d’une façon moins claire et définie que l’on pourrait l’ima-giner.

Deux exemples montrent bien le paradoxe de ce dialogue à distance, souvent réalisé en langage codé ou par méconnaissance réciproque, qui a finalement cédé la place à la conviction que le domaine de la sémiotique commence là où se termine celui de l’anthropologie (et vice versa) : à la première le texte, à la seconde le contexte.

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de cette omission pourrait être le fait que, après une période de coopération, Lévi-Strauss se trouva tellement en désaccord avec Greimas, qui contraire-ment à lui insistait sur la nature syntagmatique et non seulecontraire-ment paradig-matique du mythe, qu’il demanda son expulsion du Laboratoire

d’anthropologie sociale (voir Fabbri, 2012).

Le deuxième exemple concerne la relation entre la sémiotique russe et l’anthropologie américaine. À l’occasion du septième Congrès des slavistes tenu à Varsovie en 1973, est publié le volume Semiotyka i struktura tekstu qui contient les célèbres Thèses pour une analyse sémiotique des cultures

(en application aux textes slaves) signées par Ivanov, Lotman, Pjatigorskij,

Toporov et Ouspensky. Prevignano écrit à ce propos qu’« elles constituent une synthèse culturologique qui semble dialoguer de loin avec le IXeCongrès international Anthropology and Ethnological Sciences de Chi-cago, toujours en 1973 » (1979 : 16). Pourtant, malgré la publication im-médiate des Thèses en anglais, le rideau de fer semble empêcher un échange d’idées explicite entre les deux mondes.

Il n’est donc pas difficile d’imaginer les dialogues implicites ou manqués qui ont compliqué le rapport entre la sémiotique et l’anthropologie. Retracer cette histoire mériterait une étude à part. Dans ce chapitre, notre intention est de revoir le passé en nous adressant directement à l’avenir, en retraçant dans le présent les signes actuels d’un dialogue qui pourrait devenir plus explicite et structuré à l’avenir.

Nous allons commencer par revisiter une catégorie centrale dans les deux disciplines, à savoir l’opposition nature / culture qui a suscité des contributions parmi les plus importantes de l’anthropologie contemporaine. En suivant les idées proposées par le « tournant ontologique », nous allons essayer de comprendre comment celui-ci sollicite une relecture et une uti-lisation renouvelée du concept sémiotique de monde naturel. Nous verrons également que cette reprise, encadrée dans une pensée relationniste, et que la sémiotique partage aussi avec l’anthropologie de l’ANT (Actor Network

Theory), réclame encore une fois la mise en valeur de la notion de traduc-tion. Un concept qui, sous des noms et des formes différents, est à la base

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et d’observer comment elle mobilise (ou pourrait plus fructueusement et ex-plicitement mobiliser) des catégories sémiotiques telles que la narrativité et l’énonciation afin d’expliciter le sens de l’action et des interactions so-ciales. Enfin, on verra comment le « tournant éthique » dans l’anthropologie actualise un chemin de recherche à peine mentionné et jamais pleinement développé dans la sémiotique. Dans ce parcours, nous allons faire de brèves références à nos études de cas et aux contributions qui se situent précisément dans l’interface entre sémiotique et anthropologie2.

Il est clair que notre étude ne couvre pas entièrement le domaine com-plexe de tout ce qui émerge aujourd’hui en anthropologie, ou de ce que la sémiotique peut apporter à cette dernière. D’ailleurs les deux champs sont trop multiformes pour être analysés dans leur ensemble3. Le lecteur, donc, voudra bien nous excuser si, pour une question de place, nous sacrifierons des thématiques importantes telles que la relation entre holisme et sémio-sphère, entre artefacts matériels et constitution du sens, entre pratiques dis-cursives et articulation des identités collectives et politiques, entre l’écriture des cultures et l’élaboration d’une méthodologie et d’un métalangage. De même, notre choix ne cache pas la nécessité d’une reconstruction plus sys-tématique des racines communes et des relations historiques entre les deux disciplines dont aujourd’hui nous n’avons plus que des renvois fragmen-taires4. En vérité, il reste beaucoup de travail à faire.

1. Relations

1.1. Entre culture et nature

Au cours des dernières décennies, l’anthropologie a remis en question ses concepts fondamentaux, notamment celui de culture5. Cette réflexion s’est simultanément répercutée sur l’autre concept fondamental qui va de pair avec la culture, c’est-à-dire la nature, ouvrant la voie à une réévaluation de la dichotomie culture / nature.

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même temps, elle a déplacé à la fois la réflexion formelle et celle plus subs-tantielle sur la définition de l’espace sémiotique, ou de champ culturel, par rapport aux espaces « externes » et aux seuils « inférieurs » qui échappe-raient à la sémiose (Ivanov, Lotman et al., 1973 ; Lotman et Uspenskij, 1973 et 1976 ; Lotman, 1999 et 2005 ; Eco, 1975).

Dès lors il est légitime d’approfondir quelques-unes des élaborations an-thropologiques récentes et de comprendre comment l’hypothèse d’une ré-évaluation ou d’un dépassement de l’opposition culture / nature viendrait solliciter l’interface avec la sémiotique.

1.1.1. Réévaluation : pluralisations et multiplications

Considérons d’abord la prise de position proposée par Bruno Latour dans Nous n’avons jamais été modernes (1991) en faveur d’une réinterpré-tation de la relation nature / culture. Cette opposition, dont la barrière entre nature et culture désigne le rapport de division et étrangeté mutuel entre les deux domaines, serait le produit d’une ontologie spécifique, c’est-à-dire oc-cidentale ou relevant des Modernes. La relativisation de cette opposition vraisemblablement universelle – et apparemment homologue à celle entre

non humain et humain – mènerait à constater l’effet d’un processus de

pu-rification qui sépare les deux domaines au niveau méta-descriptif, ce qui permettrait l’entrelacement et une libre hybridation encore plus profonde dans la pratique. Cette ontologie (ou idéologie ?) dualiste, sur son chemin triomphal, aurait dissimulé l’existence d’autres ontologies, en particulier celle moniste des prémodernes, pour lesquels l’auto-description d’un cos-mos hybride produirait, à l’inverse, une limitation de l’expansion pratique de l’hybridation : « En saturant de concepts les mixtes de divin, d’humain et de naturel, [les prémodernes] en limitent l’expansion pratique », de sorte que « l’impossibilité de changer l’ordre social sans modifier l’ordre naturel – et inversement – […] oblige les prémodernes, depuis toujours, à la plus grande prudence » (Latour, 1991 : 62).

On voit bien que les deux ontologies, moniste et dualiste, se comportent comme les langages monoplanaires (des symboles) et les langages

bipla-naires (des signes) postulés par Hjelmslev (1961) : dans le premier cas

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leur libre ré-articulation ; dans le second cas, la difformité dans l’articulation d’une forme (en fonction d’expression) par rapport à l’autre (en fonction de contenu) ouvre à l’expérimentation constante de nouvelles corrélations.

Comme on a pu le percevoir, il n’y a pas un modèle dominant, il s’agit plutôt de deux façons différentes d’articuler les (séries de) relations. De ce point de vue, Latour (1999 et 2005) montre qu’en principe nous sommes tous toujours positionnés dans un espace de médiation, d’où – à travers la production des énoncés – nous (re)distribuons les domaines et (ré)organi-sons les réseaux qui vont former notre propre « collectif ». Les cultures sont donc des mélanges d’essence et de positionnalité, d’essences factices et de positionnements contingents (voir Sedda, 2012 et 2015b).

Du point de vue sémiotique il en résulte que les collectifs sont (pensables comme) des langages et la façon dont eux-mêmes se combinent, à travers l’articulation des matières du monde, implique une manière différente de vivre et de devenir efficaces.

Au contraire du point de vue strictement latourien, le résultat est que les collectifs sont tous des « natures-cultures » (1991 et 1996). À ce degré de sa pensée, pour Latour il ne s’agit pas de surmonter le renvoi à la nature et à la culture, mais d’en pluraliser les résultats, en mettant l’accent sur la condition factice – dirait-on secondaire et en minuscule – de la nature elle-même. Cela est assez remarquable, car si d’un côté il démantèle les préten-tions dichotomisantes et universalisantes des Modernes, de l’autre, il élève à nouveau – au double sens du terme – le couple nature / culture au niveau d’universel servant de base à la compréhension des collectifs : en bref, La-tour semble affirmer paradoxalement que l’objectif n’est pas que les autres n’aient pas la nature, mais qu’ils n’en aient pas qu’une seule et surtout qu’ils ne la séparent pas si nettement, comme nous le faisons, de ce qu’on appelle la culture.

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est la forme de l’universel tandis que la nature (ou l’objet) est la forme du particulier » (1998 : 20) ; en second lieu, et par conséquent, il multiplie les natures propres du collectif étudié, théorisant le « multinaturalisme » de la pensée amérindienne.

La première hypothèse de Viveiros de Castro exploite donc la case man-quante de la typologie hjelmslevienne déjà sous-jacente dans Latour : celle des systèmes semi-symboliques. La catégorie culture / nature dans la pensée amérindienne se joindrait en fait, de façon systématique et à l’inverse des Occidentaux, à l’opposition donné / construit (« culture is the given and

na-ture the constructed », Viveiros, 2004 : 11).

La deuxième hypothèse est fondée sur la possibilité d’« auto-détermi-nation ontologique » des collectifs. Viveiros de Castro défendra explicite-ment cette position dans les essais qui suivent celui consacré au perspectivisme amérindien. Autrement dit, en accréditant l’analyse anthro-pologique, il faut prendre au sérieux le fait que pour les Amérindiens l’idée réaliste d’un référent naturel unique, assumé et traduit par une multiplicité de signifiés culturels, n’est pas valide. Il s’agirait plutôt du réel structuré à travers un signifié unique et une multiplicité de référents (2004). Dans sa première formulation, « tous les êtres [qui peuplent le cosmos amérindien] voient (“représentent”) le monde de la même manière – mais ce qui change, c’est le monde qu’ils voient » (1998 : 38). En d’autres termes, humains et non-humains partageraient la même culture, une même humanité, mais pas les mêmes natures en raison des différentes corporéités et des différentes

affections à travers lesquelles ces natures prennent forme.

Or il est clair que dans Viveiros de Castro cela n’affecte pas l’utilisation de la relation Nature / Culture : bien au contraire, cela mène à reconsidérer sa valeur méthodologique.

1.1.2. Dépassements : en aval et en amont

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Wag-ner (1975), de Strathern (1980) et à plusieurs reprises celui de Latour (1991), l’anthropologue français soutient de façon nette (et différente de Viveiros de Castro) que

[…] l’opposition entre la nature et la culture ne possède pas l’universalité qu’on lui prête, non seulement parce qu’elle est dépourvue de sens pour tous autres que les Modernes, mais aussi du fait qu’elle apparaît tardivement au cours du développement de la pensée occidentale elle-même. (2005 : 14)

Cependant, l’objectif n’est pas l’universalité du dualisme mais plutôt celui de ses contenus (2001 et 2005). Concrètement il y aurait des dualismes

plus universels que d’autres, plus capables de rendre compte des différentes

réalités produites par des collectifs et mieux aptes à agir comme échafau-dage pour une « grammaire générale des cosmologies ». En particulier, selon Descola (2005), le meilleur dualisme serait celui entre intériorité et

physi-calité, qui dans certains cas se traduit en oppositions substantialistes telles

que « âme » et « corps », « physique » et « morale », et dans d’autres s’as-socie à des catégories plus précisément sémiotiques. Nous avons un exemple de cette sémiotisation quand Descola parle d’une opposition entre « soi » et « non-soi » – et de « conscience indexicale de soi » – qu’il traduit immé-diatement par des indicateurs linguistiques « je » / « tu ». Bien que Descola oublie de mentionner l’impersonnel « il », il nous semble que cela ouvre une fissure vers la traduction de la paire intériorité / physicalité en quelque chose de plus formel, proche de la typologie intérieur / extérieur, personnel / impersonnel, Moi-chair / Soi-corps, toutes catégories bien connues par la sémiotique structurelle et culturelle, de Benveniste (1966) à Lotman (1999) et Fontanille (2004).

Même si ce travail de traduction sémiotique reste à faire, l’objectif de Descola se précise : reconnaître que l’anthropisation généralisée du monde (et l’analyse anthropologique conséquente) fait de l’idée de Nature consi-dérée comme « entité autonome » une simple « fiction philosophique » (2001). D’où la nécessité de dépasser la nature et d’aller au-delà de nature et culture.

L’affirmation apparaît radicale, mais pas autant que cela, si l’on consi-dère les déclarations soutenues par Marshall Sahlins dans son travail sur

The Western Illusion of Human Nature. Selon Sahlins (2008), qui suit les

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origine notre biologie. Ici, le dépassement de la nature ne se fait pas en aval

– comme chez Descola, ni à l’ouverture de cette période historique qu’il ap-pelle Anthropocène – mais plutôt en amont. C’est la culture qui a créé notre biologie. D’où notre affirmation que dans Sahlins la « nature » serait en fait une « seconde culture » (voir Sedda, 2012b).

La première conséquence, qui accompagne ce genre de dépassements, c’est le changement d’objet qu’on oppose à la culture (et à ses équivalents imparfaits : l’humanité et la société). Dans le cas de Descola, par exemple, il ne s’agit plus de « nature » mais d’« environnement ». Ce changement d’objet sous-tend une deuxième conséquence, plus fondamentale : un

chan-gement de relation, comme chez Sahlins. Si dans la vision anthropocen-trique les deux domaines sont séparés, dans la vision anthropocénique un

domaine (l’environnement) englobe tout le reste (voir Ingold, 2000). Ce changement de relations et d’objets semble non seulement rapprocher les Occidentaux des cosmologies des récolteurs et chasseurs décrites par In-gold (2000), mais évidemment rouvre le débat sur les ontologies autres que notre ontologie naturaliste aurait – jusqu’à hier, pour paraphraser Jared Dia-mond – obscurcies.

Notamment, Descola, à partir du niveau d’identification de similitudes et différences entre les existants, identifiait le naturalisme, l’analogisme, l’animisme et le totémisme et ce faisant semblait solliciter du côté sémio-tique une reprise et une refonte de la typologie des cultures (voir Lotman, 1973 ; Lotman et Uspenskij, 1973 et 1980). Dans ce sens-là, la structuration des collectifs, ou des parties à l’intérieur d’un collectif, tels que langages monoplanaires, biplanaires, semi-symboliques, que nous avons repérés der-rière le raisonnement de Latour et de Viveiros de Castro, pourrait s’offrir en guise d’instrument de typologisation plus formel et abstrait. À partir de cette pensée, on pourrait mobiliser d’autres catégories sémiotiques – comme

englobant / englobé6, essentielle, car elle nous semble capable de traduire de manière plus générale la relation prédateur / proie (voir Viveiros de Cas-tro, 1998, 2009 et 2012) – sans oublier les autres liées à l’apparat formel de l’énonciation, qui se révèle fondamental au niveau transculturel.

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(dir.), 2011) qu’une sémiotique du monde contemporain capable de capter le changement des perceptions des relations significatives qui constituent

les formes du monde, et donc notre variété de mondes, comme nous avons

essayé de le faire, à partir de l’émergence du glocal en tant que signe et concept (Sedda (dir.), 2004 ; Sedda, 2010 et 2012). Plus généralement ces prises de positions anthropologiques ont poussé la sémiotique à employer ces dispositifs dans le but d’analyser la construction des natures et des effets

de naturalité propres aux différentes pratiques discursives (Marrone (dir.),

2012 ; Ferraro et al. (dir.), 2015). La sémiotique elle-même, en ce sens, est poussée à repenser ses propres natures, à partir des textes des fondateurs et des maîtres de la discipline (Sedda, 2015a).

1.2. Des ontologies aux traductions

À ce jour le chemin entrepris nous conduit à une des questions centrales dans le débat anthropologique récent, notamment le « tournant ontolo-gique »7. Si une partie de la philosophie se penche sur un « nouveau réa-lisme », les études anthropologiques ont en effet remis en évidence la question du statut de réalité du réel. Quelle est la structure du réel pour les différentes cultures ? Ou encore plus radicalement, combien de réalités existe-t-il ?

1.2.1. Ontologies et mondes naturels

On pourrait penser à la reprise du relativisme ou de l’hypothèse classique Sapir-Whorf. En fait, afin de saisir la nature radicale de la question posée par une branche de l’anthropologie contemporaine, il faut dépasser aussi l’approche relativiste, c’est-à-dire l’idée selon laquelle les différentes cul-tures projetteraient leur « point de vue » différent et différenciant par rapport à un monde unique et unitaire. Cette position, définie comme

multicultura-liste et mononaturamulticultura-liste, supposerait, par conséquent, une seule nature

de-vant laquelle défilerait la pluralité des cultures. Au contraire, si l’on prend au sérieux la question des cosmovisions, il faut conclure que plusieurs na-tures et plusieurs façons d’articuler l’idée de vérité peuvent exister.

Or il nous semble intéressant d’observer que le dialogue entre sémiotique

structurelle et sémiotique de la culture ait posé le problème, depuis les

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