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Deuil des proches

13. Un problème de société et de culture ?

Auparavant, la population était habituée aux décès rapides, à tout âge et faisant suite à des maladies aiguës. De nos jours, avec les progrès de la médecine, la tendance est inversée et on meurt essentiellement à un âge avancé et d'une maladie chronique. La mort est devenue plus rare, plus choquante (1,50). Pour Pierre Le Coz, la "mort moderne" est "une

mort qui se déroule à l'abri des regards" (130). Déjà, en 1975, P. Ariès écrivait : "il est honteux aujourd'hui de parler de la mort et de ses déchirements, comme il était autrefois honteux de parler du sexe et de ses plaisirs." "La mort d'autrefois était une tragédie - souvent comique - où on jouait à celui qui va mourir. La mort aujourd'hui est une comédie - toujours dramatique - où on joue à celui qui ne sait pas qu'il va mourir" (268).

Dans notre étude, les médecins parlaient beaucoup du tabou de la mort. Pour eux, les gens ne pensaient pas à leur mort future, et ne préparaient pas ou peu leur fin de vie, ils ne voulaient pas entendre parler des directives anticipées, leur vie tournait autour du bien portant, tout ceci traduisant probablement une réticence à reconnaître leur mortalité : "on

repousse à plus tard quelque chose dont on n'a pas envie d'entendre parler." (H13)

Cependant, selon une enquête de la fondation PFG (Pompes Funèbres Générales) associée à l'IFOP en 2010 (113), il n'y aurait plus de tabou autour de la mort, puisque 75% des personnes sondées estimaient qu'on en parlait plus facilement qu'autrefois et que c'était une bonne chose, alors qu'elles étaient 68% en 1994, et 91% des Français auraient connu la mort concrète notamment en perdant un proche. Alors, est-ce un tabou réel ou imaginé ? Les sondages montrent-ils justement une envie de sortir de ce silence ?

Dans une interview de 2014, Régis Aubry parle de ce problème de société chez les personnes âgées. Il pense que la France est entre deux os et qu'on peut faire pencher la balance du bon côté : « l’Observatoire pointe [sur] la nécessité que notre société regarde la

réalité de sa vieillesse en face. Entre une vision "jeuniste" du vieillissement d’une part et une forme de mise à distance de notre vue des personnes âgées que l’on concentre dans certains établissements d’hébergement [...], il apparaît que notre société se trouve dans une forme de dénégation du vieillissement et de la fin de vie. Il y a donc une nécessité de penser une forme d’éducation ; cela passe par une information et cela passe probablement par une forme de débat public sur les moyens que notre société souhaite se donner pour accompagner la fin de la vie. » (21). Dans notre étude, on trouve les mêmes propositions, à savoir, faire circuler des

128 informations pour faire naître un débat et une réflexion sur la mort au niveau du grand public, avec en plus une volonté politique et des moyens suffisants.

Selon un sondage IFOP de 2014 (269), 48% des Français déclarent penser "souvent" (14%) ou "assez souvent" (34%) à la mort, un chiffre qui serait stable dans le temps. Les plus de 65 ans (55%), les catholiques pratiquants (57%) et les fidèles des "autres religions" (57%) qu'ils soient pratiquants ou non, pensent davantage à la mort que la moyenne. Seuls 8% des sondés disent ne jamais y penser. 37% des Français confient ne pas trouver "d'oreille

suffisamment attentive" pour parler de la mort, notamment après le décès d'un proche. 38%

des sondés endeuillés disent ressentir de l'amour pour le proche défunt, 25% s'interrogent sur "la fragilité de l'existence" et 14% contractent des "regrets".

E. Kübler-Ross écrivait : "Si chaque homme tente à sa manière de repousser à plus

tard ces questions jusqu'à ce qu'il soit contraint d'y répondre, il ne sera capable de changer le cours des choses que s'il commence par envisager sa propre mort. [...] Si nous commencions tous par envisager la possibilité de notre mort personnelle, nous pourrions accomplir beaucoup de choses, la plus importante étant le bien-être de nos malades, celui de nos familles et en définitive, celui de notre pays" (151).

Nous avons l'impression que, depuis peu, les mentalités ont commencé à changer. Une certaine maturité sociétale semble s'installer. En raison des débats sur l'euthanasie, de l'apparition de célébrités qui parlent de la mort (270), des attaques terroristes ou encore des catastrophes naturelles, la population française deviendrait de plus en plus prudente et de plus en plus effrayée par la maladie et la mort, ce qui impliquerait une meilleure prise de conscience de leur mortalité. Un complément d'études pourrait répondre à cette question.

D'autre part, la représentation de la maladie, de soi et de la mort est capitale dans le vécu de la fin de vie et détermine la façon dont le patient va terminer sa vie (121). Elle diffère selon les cultures, et les soignants devront s'adapter à ces approches culturelles durant les soins. Selon Annie Hubert, ils auraient "parfois besoin d'une expertise

anthropologique" pour "mettre en place une stratégie appropriée" (271). Elle cite quelques

exemples : les gitans ont tendance à venir en groupe lorsqu'un des leurs est malade, "le lien

familial soude le groupe et tous ne font qu'un"; pour la communauté maghrébine, la maladie

est vécue comme "une épreuve envoyée par Dieu"; dans la culture chinoise, la famille a le "devoir filial" de s'occuper du malade qui reste passif. Au Japon, une étude montre que la famille choisit majoritairement de ne pas annoncer le pronostic d'incurabilité au patient (272) alors qu'il serait plutôt conseillé de le faire (86). La société espagnole semble aussi avoir des difficultés à parler de la mort et nécessiterait une modification culturelle pour y parvenir (199). En fin de vie, la plupart des aidants hispano-américains font preuve de déni et ne veulent pas entendre parler du pronostic, à la différence des américains non latinos (273). Une autre étude américaine a exploré le contenu des discussions sur la fin de vie dans deux groupes, un groupe de patients blancs non hispaniques et un groupe de patients africano-américains, et ont trouvé que leurs valeurs étaient différentes, de même que le

129 contenu et la structure de leurs discussions en fin de vie (274). En Australie, pays multiculturel, une étude a examiné les perceptions de la mort d'immigrants soudanais australiens et mis en évidence les spécificités de leurs traditions et de leur culture autour de la fin de vie, de la mort et du deuil (275). Enfin, en Chine, un nouveau musée ouvert récemment invite ses visiteurs à expérimenter la mort, l’incinération et la résurrection, avec pour but d’apaiser les angoisses des personnes apeurées par la mort, d’aider les gens à mieux apprécier la vie et à accepter leur inévitable destin, en essayant de fournir quelques réponses à leurs questionnements (276). D'après Setta et Shemie, les religions joueraient également un rôle sur la représentation de la mort : dans les traditions occidentales, l'individu est singulier et limité à son corps et la mort est bien définie lorsqu'elle survient, alors que dans les traditions orientales, le corps n'est pas déterminé en fonction de l'aspect physique et l'arrêt du fonctionnement du corps ne serait qu'un passage vers la mort qui correspond à un processus se poursuivant dans l'au-delà (277).

Annunziata et al. confirment que les facteurs sociodémographiques et culturels déterminent la relation avec le patient, leurs réactions émotionnelles et leurs décisions médicales (84). Ainsi, comme le propose D.A. Campbell, il serait intéressant de se sensibiliser aux différences culturelles et religieuses des patients, et de prendre en compte à chaque entretien les bases culturelles de chaque individu afin de mener une discussion au plus proche de leurs valeurs en ce qui concerne la mort (278).

14. Le système médical français