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ENGAGEMENT ET RAISONNEMENT

1. UN PEU D’HISTOIRE

Faut-il remonter, comme n’hésite pas à le faire Michel Serres, à l’histoire ancienne pour rappeler que le livre imprimé a été, en son temps, une véritable rupture où le couple pédagogique s’est déjà libéré de la nécessaire présence physique du sage (dont Amadou Hampaté Bâ, en Afrique dit : un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui disparait) ? Ce livre qui permet, dans un temps et un lieu choisi, d’accéder au savoir, à la pensée du maître absent, voire disparu… faut-il rajouter qu’à chaque changement de supports, c’est la pensée elle-même qui se transforme… et parler comme Nicholas Negroponte de « l’homme numérique »88 ?

La télévision a-t-elle transformé les modes de transmission des savoirs ? Le CD-Rom, ses aspects multimédias, sa capacité de stockage, son interactivité transforment-ils les conditions d’apprentissage ? Les réponses sont contrastées ! Toutefois, le développement de l’Internet, et plus précisément du Web, change profondément la donne89, d’une part, par des possibilités d’expression offertes tant aux groupes qu’aux individus. Plus concrètement, passons en revue l’évolution récente des trente dernières années.

1.1 Histoire récente et terminologie

Les intitulés et sigles plus ou moins obscurs, voire abscons, qui jalonnent ces trente dernières années sont bien entendus significatifs des courants de pensées, des modes. Des difficultés à penser la relation entre pédagogie et technique. On peut, pour tenter de clarifier le débat, distinguer les quatre périodes suivantes.

1.1.1 Les années 60/70 : l’émergence de l’EAO

L’EAO émerge comme vocable générique : Enseignement Assisté par Ordinateur. L’intitulé est clair, sans ambiguïté ! Le succès même du terme pose problème aux tenants d’une distinction maintenant classique entre enseigner et apprendre. A ce terme représentant l’hégémonie de la transmission sur l’acquisition, un courant pédagogique préfère le sigle API (Application Pédagogique de l’Informatique), dont l’intitulé appréhende différemment la situation d’apprentissage. Les Canadiens, à la même époque, privilégient une autre variante : les APO (Applications Pédagogiques de l’Ordinateur). On voit bien au travers de ces querelles langagières que les options

88Nergoponte N., L’homme numérique, comment le multimédia et les autoroutes de l’information vont changer

votre vie, Paris, R. Laffont, 1995.

89Wolton D., suscite une polémique dans son ouvrage : Internet et après ? Théorie critique des nouveaux médias,

pédagogiques, tout autant que le statut de la machine (informatique, ordinateur…), sont en jeu dans la manière de décrire ces nouveaux supports pour apprendre.

1.1.2 NTI et NTIC

Au début des années 80, l’EAO sort victorieux de cette compétition sémantique ! Cependant, les jeux ne sont pas faits et le sigle NTI (Nouvelles Technologies de l’Information) arrive des Etats-Unis, rapidement relayé par les organisations internationales comme l’OCDE. Un peu plus tard, le C de Communication vient compléter les NTI pour devenir NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication). Cet intitulé bénéficie actuellement d’un regain de faveur, bien que l’on puisse tout de même s’interroger sur son caractère novateur ! En effet, ce qui se nommait « nouveau » au début des années 80 le reste-t-il vingt ans après ? Ce culte obsessionnel de la modernité est probablement symptomatique des questions et de la difficulté à entrer dans cette fameuse société de l’information… Notons d’ailleurs que certains parlent maintenant des « TIC », considérant par là que la nouveauté n’est plus d’actualité. Il n’en reste pas moins que cet intitulé à tout de même le mérite d’être plus pertinent, en couvrant le champ large des technologies de l’information, puis de la communication. Par ailleurs, cette formulation a le mérite de rester neutre, elle ne prend pas parti sur les options pédagogiques. Il faut toutefois également noter l’usage

des termes NTE90 (Nouvelles Technologies Educatives) et NTF (Nouvelles

Technologies de Formation) qui se sont forgés par déclinaison à partir de NTI.

1.1.3 Les années 90 : du multimédia à la FAOD

Au début des années 90, le son et l’image numérique font leur entrée dans le paysage ; on commence à parler de multimédia, puis de multimédia de formation, qui progressivement remplace le terme d’EAO. La polysémie du mot « multimédia » favorise, tout au moins au début, les ambiguïtés :

1.1.3.1 Complémentarité des médias

Un groupe de presse par exemple, qui possède des journaux, une radio et une chaîne de télévision, est qualifié de groupe multimédia.

1.1.3.2 Valise de formation multimédia

Kit de formation qui combine un document écrit, une cassette vidéo, des transparents…

Le terme « multimédia » est pris ici au sens latéral. Pour la clarté du propos et afin de le distinguer du multimédia numérique, il est préférable de parler de « multi-supports », qui traduit bien l’existence de plusieurs multi-supports complémentaires au service du même contenu.

90

1.1.3.3 Formation multimédia

L’usage du terme « multimédia » comme « intégration numérique de différents supports (textes, sons, images fixes ou animées…) » s’impose progressivement comme la définition de référence. Cette définition est strictement technique, elle ne tient compte ni du contenu ni de la pertinence des médias concernés.

Très rapidement, de nouveaux vocables apparaissent : l’EAD (Enseignement A Distance) et la FAD (Formation A Distance) font leur entrée au début des années 9091. On peut constater que la vieille distinction entre éducation et formation projetée dans le champ des technologies résiste aux innovations ! Pour simplifier un paysage déjà complexe, le sigle FOAD92 et ses déclinaisons « formation à la carte », « formation sur mesure », font subrepticement leur apparition au milieu des années 90 pour qualifier le caractère individuel, et de l’outrance, de collectif et d’individuel93. Cet intitulé n’est pas neutre et les meilleurs spécialistes comme Daniel Poisson n’hésite pas à affirmer que « c’est plus un état d’esprit, un slogan qu’un réel concept ». L’auteur précise que les formations ouvertes « s’inscrivent dans une quadruple dialectique : enseignement – apprentissage, individuel – collectif, offre – demande, produits – services.94

A n’en pas douter, la terminologie n’est pas stabilisée ! La tension opposant les innovations technologiques (NTI, NTIC…) et les évolutions pédagogiques sont symptomatiques, d’une part, du rapport difficile entre ces deux instances et, d’autre part, de l’incroyable capacité d’évolution de l’offre technique ainsi que des subtiles nuances des stratégies marketing de l’industrie informatique (matériel et logiciel). Il en va d ce vocabulaire comme des modes, elles sont cycliques.

Au-delà de l’irritation que peut susciter ce foisonnement langagier, encore amplifié par les traductions anglo-saxonnes souvent approximatives, il importe d’identifier, de décoder le travail sémantique où se joue en fait le rapport complexe qu’entretiennent le pédagogique et la technique dans les innovations actuelles et à venir.

91Voir le service d’EAD du CNAM par exemple, www.cnam.fr

92Blandin B., « La dimension organisationnelle », p.63 ; et L’offre de formations ouvertes, Paris, La

Documentation Française, 1992.

93Naymark J.,Guide du multimédia en formation, p.42 dans le chapitre I « les enjeux pédagogiques » Paris, Retz,

1999.

94 Carré P., Moisan A., Poisson D., L’autoformation, Paris, PUF, 1998, P. 140 « ingénierie et autoformation

1.2 Les années 2000

De l’analyse au pronostic, l’exercice intellectuel n’est pas de même nature95. Il est toutefois nécessaire de prolonger cette perspective historique pour dégager les enjeux concernant plus spécifiquement le champ de la formation. On peut affirmer que le marché de la formation et sa mutation actuelle va devenir un des enjeux technique, économique et culturel des temps à venir. Pour cela deux phénomènes se conjuguent :

1.2.1 La convergence technique du tout numérique est en cours

La fameuse synthèse de la télévision, de l’ordinateur et des télécommunications est en marche. La télévision est en train de devenir interactive, les satellites vont diffuser l’Internet à haut débit. La standardisation du format des données (JPEG, MPEG96…) et la convergence des outils de diffusion (le câble et surtout le satellite) se mettent en place.

1.2.2 L’émergence des groupes globaux de communication

Cette émergence se manifeste par la constitution de groupes de communication (Warner, Microsoft…) américains ou européens (Brestellman, Vivendi…). Associer par exemple, le groupe d’édition Havas (Nathan, Larousse, Bordas…), un prestataire de service Internet (AOL), une chaine de télévision (Canal+) sont des stratégies de synergie des contenus et des réseaux. Pour alimenter ces tuyaux, il faut de plus en plus de contenus. Et les contenus de formation numérique sont des contenus à valeur ajoutée. Ainsi, on peut imaginer de voir apparaître un marché de la « paraformation » tel que le prédit le CEP97 : des adultes dont le temps libre est en train de s’élargir seront-ils prêts à investir directement dans l’usage en ligne et hors ligne de formation personnelle ?

1.2.3 Le développement des médias d’expression au détriment des médias de diffusion

Il s’agit là d’une véritable rupture avec l’ère des mass médias. En effet, l’interactivité, d’une part, et les possibilités de diffusion qu’offre Internet, d’autre

95

Berthet J.-P., L’évolution pédagogique, chapitre 3 p. 82 : il tente un exercice de prospective. Paris, Retz, 1999.

96

JPEG : Joint Photographic Experts Group : groupe international d’experts constitué pour standardiser les algorithmes de compression d’images fixes.

MPEG : Motion Picture Experts Group : désigne un groupe d’experts internationaux mis en place pour établir des normes de compression numérique et de formatage d’images animées en vue de leur stockage ou de leur transmission.

part, ouvrent des perspectives importantes en permettant à tout un chacun de créer, de produire des ressources quasi instantanément disponibles par le biais de la toile. Les pédagogues inspirés par Célestin Freinet ont très vite compris le potentiel pédagogique d’un tel dispositif98. Cette perspective est contestée par Wolton D., qui craint la montée de l’individualisme au détriment des solidarités sociales et culturelles. Par ailleurs, le raisonnement de la communication se fera, dit-il, au prix d’une standardisation où l’Occident renforcera son empire sur toutes les cultures de la planète99. Il va de soi que le traitement de texte ne transmet pas de talent d’écrivain, ni une palette graphique des dons de dessinateur. Cependant, ces nouveaux supports suscitent de nouveaux espaces virtuels d’expression visuels et sonores qui ouvrent des opportunités à de nouveaux talents. La ruée des formateurs sur les formations à la création de site Web démontre que certains formateurs l’ont tout de suite compris.