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CHAPITRE 2 – L’EMPRISE D’UN PASSÉ TRAUMATIQUE

2.2 UN PAS VERS L’ACCEPTATION : QUAND LE DÉTACHEMENT

Certes, Flora est envahie par des souvenirs qui la parasitent de manière désordonnée. Cependant, il vient un moment d’acceptation où la hantise de sa mémoire ne constitue plus une emprise subie, mais où elle devient de plus en plus souhaitée, pour ne pas dire « convoquée ».

Surtout, ne pas laisser le jour entrer. Régler ses comptes avec la nuit, une fois pour toutes. A présent qu’elle est seule dans la ville. Débusquer tous les fantômes. Redevenir neuve et fraîche sur sa terre originelle, telle qu’au premier jour, sans mémoire.

L’histoire qui vient est sans fil visible, apparemment décousue, vive et brillante, pareille au mercure qui se casse, se reforme et fuit102.

D’abord personnage visité, Flora assume ensuite progressivement l’acte narratif de son odyssée mémorielle comme le démontrent les verbes à l’infinitif sur lesquels s’ouvrent les phrases de cet extrait, exprimant sa prise en charge de la hantise. Par ailleurs, en traitant

100 Daniel Marcheix, Le mal d’origine : Temps et identité dans l’œuvre romanesque d’Anne Hébert : essai,

Québec, L’instant même, 2005, p.46.

101 PJ-p.133. 102 Ibid.,p. 134.

Marie Eventurel en personnage, en simple rôle qu’elle aurait incarné à une époque obscure de sa vie, elle réussit à s’assurer une certaine forme de protection : « Le détachement de Flora Fontanges est extrême. On pourrait croire qu’il s’agit de petits personnages en bois, venus la visiter dans sa chambre d’hôtel, et qui s’agitent comme des marionnettes devant elle103. » Flora est totalement absente de la réalité, «[n]e sent plus rien de ce qui est dans la chambre104 », elle est absorbée par son désir de débusquer la moindre information à propos de ses parents adoptifs. La comédienne joue avec les êtres significatifs de son passé comme s’ils étaient des marionnettes qu’elle manipulerait avec soin. Dressant leur portrait, Flora se permet même de transgresser les limites de sa propre perspective en dévoilant leurs pensées intimes, leurs points de vue sur sa personne et des détails qu’elle aurait difficilement pu connaître, comme le fait que M. Eventurel fréquentait une maison close où il se faisait appeler « Monseigneur105 » et « Majesté106 ». D’emblée, le lecteur est en droit de soupçonner qu’on y retrouve peut-être, tout comme dans les micro-récits, des éléments « fictionnalisés ». Le récit de la vie des Eventurel fonctionne également comme les micro- récits de la première partie : il crée une brèche dans le déroulement du roman et tend vers une certaine autonomie, c’est-à-dire qu’il serait pratiquement possible de le détacher du roman pour en faire une nouvelle. Une différence importante se perçoit pourtant : il n’est pas conçu pour un auditoire autre que Flora qui en incarne à la fois le destinateur et le destinataire.

Désormais, dans les conversations du soir, entre les époux Eventurel, les mots « déclassé » et « décavé » reviennent souvent, lancés avec violence à la tête de M. Eventurel par Mme Eventurel. Et la petite fille, qui fait ses devoirs dans la salle à manger, à côté, croit que ces mots inconnus pour elle sont des injures épouvantables ou des blasphèmes107.

Le fait de parler de « la petite fille » comme d’une étrangère démontre bien la faille identitaire dans laquelle se trouve Flora. Tout se déroule comme si les souvenirs d’enfance étaient filtrés et en quelque sorte réinterprétés par sa conscience adulte. Dès lors, le détachement dont elle fait preuve se révèle fondamentalement libérateur, la distance lui

103 PJ-p.145. 104 Id. 105 Ibid., p.149. 106 Id. 107 Ibid., p.151.

permet de faire table rase de son passé, de se raconter son histoire sans se laisser submerger par les émotions. Comme le remarque Anca Magurean dans son article « Le double rôle de l’apparition chez Anne Hébert108 », « [p]arfois, la dépersonnalisation devient nécessaire afin de mieux tolérer l’évocation du passé109 ». Flora se pose en observatrice extérieure de ses propres souvenirs et ce mécanisme de défense lui permet de se mettre elle-même en scène, réaffirmant ainsi l’enracinement du langage théâtral au sein du roman et plus largement, sa relation intime avec la revenance qui, chez Anne Hébert, semble toujours revêtir des accents de spectacles. Ce phénomène de l’auto mise en scène n’est pas sans rappeler la tendance du théâtre moderne à favoriser la narration d’un personnage centralisateur dont la subjectivité organise la représentation, parfois même en se dédoublant. Dans cette perspective, Pierrette Paul et Marie Eventurel deviennent des identités que Flora Fontanges a habitées, des marionnettes auxquelles elle a déjà donné vie et qu’elle observe et réanime en se retournant vers son passé. Cela rappelle le fameux motif du « regard en arrière », qu’Antoine Sirois analyse dans un court article intitulé « Le regard en arrière dans les romans d’Anne Hébert110 ». Celui-ci fait référence à un récit de l’Ancien Testament où le regard en arrière de la femme de Lot entraîne sa condamnation à se transformer en statue de sel. Il précise que : « plusieurs romans d’Anne Hébert sont en eux- mêmes un long regard en arrière, vers le passé qui commande même la narration dans le dévoilement progressif d’un point crucial111. » Ainsi, si le regard vers le passé de Flora commande effectivement la narration du Premier jardin, c’est le théâtre qui orchestre les différents points de vue de ce regard en campant la protagoniste dans les rôles associés à cette pratique artistique. Flora est à la fois actrice quand elle interprète les femmes qui ont marqué l’histoire de sa communauté, spectatrice au moment où elle observe son enfance qui défile, metteure en scène lorsqu’elle organise inconsciemment les remémorations ou les micro-récits et scénographe quand elle choisit les lieux de la ville qu’elle visitera avec et sans Raphaël. Toutefois, à l’instar de cette référence à l’univers biblique, ce lent et profond

108 Anca Magurean, «Le double rôle de l’apparition chez Anne Hébert » dans Isabelle Boisclair [dir.], La

revenance chez Anne Hébert, Montréal/Sherbrooke, Fides\Université de Sherbrooke (Coll. Cahiers Anne Hébert n°11), 2011, p. 31-47.

109 Ibid., p.43.

110 Antoine Sirois, «Le regard en arrière dans les romans d’Anne Hébert » dans Isabelle Boisclair [dir.],

Féminin/masculin dans l’œuvre d’Anne Hébert, Montréal/Sherbrooke, Fides/Université de Sherbrooke, (Coll. Cahiers Anne Hébert n°8), 2008, p. 155-162.

« regard en arrière » ne sera pas sans conséquence, puisque Flora, malgré son détachement, devra subir une paralysie temporaire et souffrante pour arriver à conclure cette odyssée.

Après cette remémoration des premiers moments de son adoption, Flora parvient finalement à reprendre pied dans la réalité : « Et voilà qu’elle est vieille maintenant. De retour dans sa ville originelle. La boucle est bouclée. Son dernier rôle est devant elle à apprendre et à laisser infuser comme ces amères feuilles de thé, au fond des tasses, lorsqu’on veut dire la bonne aventure112. » Par « dernier rôle », on sent qu’elle entend à la fois celui de Winnie dans Oh les beaux jours et celui de sa propre vieillesse. À la façon du « temps en marche », motif récurrent dans l’œuvre hébertienne, « [s]on visage vu dans la glace, au-dessus du lavabo, dans la salle de bain, s’avance vers elle, comme à travers une fenêtre, une image détachée d’elle pour être vue et reconnue par elle113. » Elle fait face à l’horizon de sa vie, mais, malgré ce bref retour au réel, l’odyssée mémorielle ne semble pas encore achevée, surtout si l’on en juge par la scène du retour de Raphaël.

Il dit :

Je viens prendre de tes nouvelles. On arrive de l’île aux Coudres. On repart tout à l’heure. Céleste est en bas qui attend.

[…]

Elle demande d’une voix grêle qui ne semble pas lui appartenir : - Et Maud ?

- Elle était déjà partie quand on est arrivés. Elle ne doit pas être loin. On finira bien par la retrouver. On fera tout Charlevoix, village par village. Céleste et moi, on a pensé que des fleurs…

Elle dit :

Entre, voyons, ne reste pas là114 !

D’emblée, cet extrait laisse transparaître un style théâtral où le narrateur est effacé et une mise en page qui se pose manifestement en rupture avec le reste du roman. Le dialogue y est prédominant, des incises indiquent qui prend la parole : bref, l’apparence même du texte témoigne d’un changement qui se répercute sur le comportement de la comédienne.

Elle veut le retenir, craint, plus que tout au monde, de retomber dans sa solitude. Elle a l’air un peu hagard. Elle croise son peignoir sur sa poitrine. Elle rit trop fort. Elle se détourne de Raphaël. Rit plus bas. Cherche la note juste. Arrange son peignoir et son

112 PJ-p. 153. 113 Ibid., p.153. 114 Ibid., p.155.

rire. Se compose une figure. Change de figure, sans qu’il la voie. Il regarde son dos secoué de rire.

-Je cherche mon souffle, parvient-elle à dire115.

Flora Fontanges n’arrive plus à remettre son masque de comédienne, tout porte à croire que celui-ci s’est fissuré depuis que son passé a refait surface librement et qu’elle est

seule, sans personnages à habiter pour contrer ce reflux mémoriel. Le style saccadé illustre son malaise, son incapacité à être elle-même. Elle a même de la difficulté à jouer

devant Raphaël, qui se révèle pourtant depuis leur rencontre, un spectateur dévoué. Il lui est impossible de nier le processus de remémoration qui s’est amorcé. Si le propre du comédien est justement de refouler sa vie pour prendre racine dans une nouvelle identité, depuis que son enfance se joue devant elle, Flora ne peut plus faire abstraction de son essence première.

Provoquant la surprise par son caractère inattendu, source d’angoisse et d’effroi, l’apparition dans tous ses états apporte des éclaircissements sur l’ensemble de l’œuvre, tout comme les spectres qui, ressurgis du passé, envahissent le présent pour révéler ce qui est caché et réactualiser des questions qui déstabilisent l’équilibre fragile de l’ordre actuel. […] Ainsi, l’œuvre hébertienne est hantée à un double niveau, actanciel et discursif, et a le rôle, comme nous le verrons, de déstabiliser et d’emprisonner le personnage en quête de l’identité qui lui échappe116.

L’équilibre de Flora se trouve compromis par la force avec laquelle l’apparition de son passé refoulé trouble son présent. La magie des interprétations de femmes de sa communauté et de personnages théâtraux ne détient plus d’emprise, ni sur Raphaël, ni sur elle-même. Elle n’a plus d’autre choix que de terminer le cheminement mémoriel qui a commencé sournoisement avec son retour dans sa ville natale et qui la traverse maintenant sans qu’elle ne puisse lui échapper : « Affronter seule la ville. Puisque Raphaël est parti avec Céleste et qu’elle est aussi solitaire qu’au jour du Jugement117. »

115 PJ-p.156.

116 Anca Magurean, «Le double rôle de l’apparition chez Anne Hébert » dans Isabelle Boisclair [dir.], La

revenance chez Anne Hébert, Montréal/Sherbrooke, Fides\Université de Sherbrooke (Coll. Cahiers Anne Hébert n°11), 2011, p.32.