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CHAPITRE 3- LA PULSION DE L’ART : ASSEMBLER LES FRAGMENTS DE

3.3 LE THÉÂTRE ET L’HISTOIRE AU SEIN DE L’INTERTEXTE

D’emblée, le fait de parcourir cet inventaire permet de révéler le type de personnages qui a pu influencer à la fois Flora et sa carrière. Les résumés des œuvres théâtrales qui sont évoquées au sein du roman présentent à peu près tous des rôles féminins qui vivent des sentiments passionnés dans des circonstances tragiques, bref, ce sont des héroïnes souvent intenses qui côtoient la fatalité de la mort ou qui finissent par se la donner. On décèle toutefois une progression entre les pièces associées à l’enfance de Flora, identifiées par une étoile, et les pièces qui ont marqué sa carrière et son parcours professionnel. En effet, en

passant de pièces plus légères comme des comédies vers des drames romantiques et des tragédies, la comédienne raffine son jeu et doit de plus en plus faire appel à ses souvenirs et à son vécu pour ses interprétations. Cela s’explique aussi par le milieu artistique auquel elle appartient, au sens où habiter en France lui a certainement permis de se familiariser avec une modernité dramatique qui a lieu un peu plus tard au Québec. Autre phénomène qui ressort inévitablement de cet inventaire, c’est le nombre important de personnages qui meurent, comme si, ayant elle-même vu la mort de près, Flora cherchait inconsciemment à extérioriser ce souvenir, à transmettre l’intensité de ce moment aux spectateurs. En interprétant des rôles souvent principaux ou dont la pièce porte un prénom en guise de titre, cela lui permet d’être au premier plan, de briller sur scène. Au fond, Flora est le prototype même de la comédienne d’exception de par le mystère qu’elle dégage et que le roman nous pousse à élucider. « Pour les biographes, un homme de théâtre ne peut être un homme comme les autres. La vocation ou la vie du comédien doivent leur fournir des signes de prédestination ; des anecdotes extraordinaires, pour l’émerveillement des lecteurs134. » Si la majorité des pièces citées dans le roman exposent des personnalités féminines victimes d’amours difficiles et de destins malheureux, c’est qu’une inscription profonde de la tragédie et du drame transparaît dans la mosaïque intertextuelle du roman. La symbolique qui entoure les références théâtrales du Premier jardin illustre des personnages confrontés à des fatalités et des situations auxquelles ils ne peuvent échapper, à des problèmes d’ordre sentimental, familial ou politique et inspirent aux spectateurs à la fois de la pitié et de l’admiration. Beaucoup de parallèles peuvent alors s’établir entre le personnage même de Flora et le personnage typique de la tragédie, que l’on pense seulement à son enfance marquée par des évènements bouleversants qui ont changé le cours de son destin, à ses liaisons amoureuses vouées à l’échec ou à sa relation problématique avec sa fille Maud. Dans cette perspective, il devient pertinent de dégager l’influence de la carrière de Flora sur sa vie, et paradoxalement, d’interroger l’impact de ses expériences personnelles sur sa manière de jouer, car :

[c]haque comédien a un comportement particulier, un mécanisme différent, selon les conditions où il est placé et les contingences qui l’environnent. L’époque, le lieu, le

public, la pièce qu’il joue, tout exerce sur lui une influence ; tout agit et retentit sur lui, tout provoque en lui des altérations qu’il recherche, qu’il utilise, et où il se complaît135.

En fait, Louis Jouvet, dans son livre Témoignages sur le théâtre136, démontre combien il est difficile de définir l’art du comédien, même en l’ayant lui-même pratiqué, tant ce dernier subit d’influences diverses. Par ailleurs, dans le cas de Flora Fontanges, certains rôles s’avèrent plus marquants que d’autres si l’on en juge par le nombre d’occurrences qui en sont faites dans le récit, entre autres celui de Jeanne d’Arc, de Phèdre, d’Ophélie, de Mlle Julie et de Fantine. Entre sa vie et sa carrière, de nombreux glissements s’effectuent quand elle se prive de voir l’homme qu’elle aime pour mieux jouer Ophélie ou qu’elle épie des mourants à leur chevet, s’en servant pour interpréter La Dame aux

camélias. C’est donc vraisemblablement un effet de miroir qui relie sa vie réelle et ses vies

fictives, chacune reflétant et intervenant dans l’autre. Plusieurs exemples le confirment, que l’on pense seulement à son jeu dans La ménagerie de verre où sa fragilité, ses nausées et ses larmes sont réelles parce que sa fille est en fugue depuis trois jours. On pourrait, à cet égard, lancer l’hypothèse que les nombreuses fugues de Maud ont permis à la comédienne d’être plus vraie sur scène et d’accroître son succès. En définitive, l’inventaire laisse transparaître une gamme d’auteurs dramatiques dont plusieurs sont considérés comme des classiques. Signalons que les pièces évoquées couvrent trois siècles. Il y a tout d’abord le dix-septième siècle, époque du classicisme où le théâtre était soumis à des règles d’unité d’action, de temps et de lieu. Dans notre inventaire, il est représenté par les comédies de Molière et les tragédies de Racine et Shakespeare. Ensuite vient le dix-neuvième siècle, époque du romantisme, où une réforme littéraire transforme l’écriture dramatique par une remise en question des unités de la tragédie classique et par une utilisation de plus en plus grande de la narration et de la description. La tragédie laisse alors sa place au drame romantique, pratiqué par plusieurs grands noms comme Victor Hugo, Alfred de Musset, Alexandre Dumas fils, Henrik Isben et August Strinberg. Le vingtième siècle, celui de la modernité, démontre finalement un déferlement de nouvelles tendances qui contestent le réalisme par le recours aux symboles. Luigi Pirandello, Tenessee Williams, Frederico Garcìa Lorca et Samuel Beckett représentent justement la variété des styles qui émergent

135 Louis Jouvet, Témoignages sur le théâtre, Paris, Flammarion (Coll. Champs arts), 1952, p. 287. 136 Louis Jouvet, Témoignages sur le théâtre, Paris, Flammarion (Coll. Champs arts), 1952, 249 p.

durant ce siècle. Il transparaît ainsi que les pièces et les auteurs qui font partie de l’inventaire manifestent une très bonne connaissance de l’histoire du théâtre et de ses auteurs les plus marquants, mais plus encore, cela dévoile l’étendue du talent de Flora, qui est en mesure d’interpréter autant le répertoire classique que le répertoire moderne.

L’intertexte ne se limite pas à illustrer la relation d’interdépendance qui existe entre le dramatique et le romanesque, une autre facette se dessine plus particulièrement au cours des jeux d’interprétation de Raphaël et Flora et c’est celle de l’Histoire, rendue sensible par la présence de documents d’archives. Un pont s’érige entre les figures féminines de théâtre et les femmes d’autrefois, ainsi le talent de Flora peut très bien faire vivre à la fois les unes et les autres.

Ainsi, Flora Fontanges s’est-elle déjà approchée d’Ophélie, au fil de l’eau, parmi les fleurs à la dérive, posant à Ophélie la même question torturante qu’à Renée Chauvreux, au sujet de la destinée amère des filles. Pourquoi ?

Un jour, elle a pris Ophélie dans ses bras d’actrice vivante, la réchauffant de son souffle vivant, lui faisant reprendre sa vie et sa mort, soir après soir, sur une scène violemment éclairée à cet effet. Pourquoi, maintenant qu’il est question de Renée Chauvreux, Flora Fontanges ne pourrait-elle pas sentir tout son sang se glacer dans les veines d’une petite morte, surprise par l’hiver, sur une batture de l’île d’Orléans, balayée par le vent, blanche comme le ciel et blanche comme le fleuve et la terre ? Une seule immensité blanche, à perte de vue, pour se perdre et mourir dans la poudrerie qui efface les traces à mesure.

Cette fois-ci, Shakespeare ne porte plus Flora Fontanges. Il s’agit d’un tout petit texte, sec comme le Code civil137.

Cette image frappante de la comédienne qui saisit son personnage entre ses bras pour lui redonner vie témoigne de la forte pulsion artistique qui anime la protagoniste du

Premier jardin. Dans cet extrait, les répliques de Shakespeare possèdent la même valeur

que le court texte du Code civil décrivant les biens possédés par Renée Chauvreux et les deux peuvent très bien servir de tremplin dramatique. Il est à noter que plusieurs personnages cités dans le roman sont d’ailleurs inspirés de femmes ayant réellement vécu comme, par exemple, Jeanne d’Arc, Marie Tudor, Adrienne Lecouvreur et Marguerite Dumas. En outre, les listes de noms des filles du Roi, des jeunes filles décédées dans l’incendie ou autres traces d’archives véritables abondent et occupent également une place prépondérante dans les interstices du roman. Ce qui est saisissant, c’est de voir comment le

réel et la fiction se fusionnent et participent à la création d’une troisième dimension. Le lecteur finit par comprendre qu’il n’est ni totalement dans la réalité historique ni totalement à l’extérieur de cette réalité, mais que la romancière lui offre en quelque sorte un regard neuf sur un passé qui est aussi celui du Québec. L’omniprésence de l’Histoire dans l’intertexte permet ainsi de mettre en évidence combien l’odyssée de Flora suggère une rétrospective originelle, et c’est uniquement en remontant aux origines du pays, à ce « premier jardin » planté par Louis Hébert et Marie Rollet, qu’elle pourra se repositionner au niveau identitaire et vivre une libération émotionnelle.