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CHAPITRE 1 CONVOCATION AUX QUATRE COINS DE LA VILLE ET DE

1. INTRODUCTION

1.5 LA TRANSITION VERS SOI : AURORE MICHAUD

Débutant à la page 115, ce micro-récit nous apparaît d’une importance capitale, car il fait figure de transition, autant au niveau thématique que narratif. En annonçant un renversement significatif des rôles associés au théâtre, le destin d’Aurore Michaud sert de pont entre l’histoire des femmes de la ville et l’enfance de Flora. Tout comme dans les autres mises en scène, une description de lieux introduit cette portion qui sert d’intermédiaire entre les deux parties distinctes du roman. Le décor de la Grande-Allée appelle comme naturellement une réflexion concernant les bonnes à tout faire et le texte mime les gestes quotidiens de ces femmes par une abondance de verbes d’action. Il se produit un évènement symbolique car, si les énumérations de prénoms se font nombreuses même avant ce récit charnière, jamais auparavant celles-ci n’avaient rejoint Flora d’une manière aussi personnelle : « Marie-Ange, Alma, Emma, Blanche, Ludivine, Albertine, Prudence, Philomène, Marie-Anne, Clémée, Clophée, Rosana, Alexina, Gemma, Véreine, Simone, Lorina, Julia, Mathilda, Aurore, Pierrette67… » L’allusion à son prénom originel ainsi que les points de suspension constituent des éléments significatifs au regard desquels on sent bien qu’une fissure est en train de se produire.

Alma, Clémée, Ludivine, Albertine, Aurore… Il dit Aurore et il cherche la suite. Il répète Aurore comme s’il attendait que quelqu’un vienne devant lui, appelé par son nom.

-Pierrette Paul ! Tu oublies Pierrette Paul !

Elle crie en plein milieu de la rêverie de Raphaël ainsi qu’on lance une pierre dans une mare.

-Pierrette Paul, c’est un joli nom, n’est-ce pas ? C’est mon premier rôle, et je n’en suis jamais revenue68.

Transparaît ici, outre les frontières qui se brouillent de plus en plus entre rêveries et réel, une incapacité de plus en plus forte chez notre protagoniste à contrôler les assauts de sa mémoire : « Elle crie en plein milieu de la rêverie de Raphaël69 ». Tout se passe comme si une impulsion la poussait à prononcer à voix haute ce prénom qu’elle n’arrive tout simplement plus à refouler. Le récit d’Aurore permet ainsi de repousser une dernière fois ce passé qui rôde comme une menace : « Acceptera-t-elle jamais le poids de toute sa vie dans

67 PJ-p.116. 68 Ibid., p.117. 69 PJ-p.117.

la nuit de sa chair ? Plutôt évoquer la Grande-Allée, du temps de sa splendeur, et la petite Aurore qui travaillait dans une de ces maisons, de l’autre côté de l’avenue70. » Cette reconstitution présente une narration qui se focalise sur Aurore selon le point de vue du fils de la maison où elle occupe le métier de bonne à tout faire. Il est totalement obsédé par Aurore et ne cesse de l’observer travailler d’une façon malsaine. La narration traduit la force de son désir en véhiculant une expérience directe par l’emploi soudain et bref du pronom « je ».

Et je te frotte et je te polis et je te touche enfin, non plus avec un chiffon, mais avec mes deux mains nues, et toute ta peau, de haut en bas, brille comme le cuivre et l’or, comme le soleil et la lune, pleine de rousseur lumineuse et bonne à mourir de plaisir. Il peut toujours rêver. C’est un fils de famille qui étudie le droit dans sa chambre fermée. Il est aveugle, devant son livre ouvert, tant Aurore l’obsède et le hante71.

L’intrusion dans l’univers des fantasmes du jeune homme véhicule un sentiment de danger qui trouvera son retentissement dans la mort subite et en apparence inexpliquée de la jeune Aurore. Cependant, cette narration du passé historique ne se fait plus par Raphaël comme c’était le cas précédemment.

Cette fois, ce n’est pas l’étudiant en histoire qui évoque le passé, mais Flora Fontanges dont la mémoire est étrange et la concerne plus ou moins tant la peur de se compromettre lui fait puiser dans les souvenirs des autres, pêle-mêle, avec les siens propres afin qu’ils soient méconnaissables.

- Ma fausse grand-mère racontait des histoires devant moi, comme si elle s’adressait au mur, à travers moi, comme si j’étais transparente, mais elle racontait si bien, avec tant de passion contenue72.

La narration a été transmise de manière symbolique à Flora et, celle-ci ne peut plus compter sur Raphaël pour lui faire vivre ces reconstitutions puisque les évènements racontés « la concerne[nt] plus ou moins73 ». Elle ne distingue plus vraiment ce qui appartient à sa propre mémoire ou à celle des autres ; une confusion mémorielle s’est installée, illustrant une perte de contrôle extrêmement significative. D’ailleurs, elle annonce

70 Id.

71 Ibid., p.119. 72 Ibid.,p.120. 73 PJ-p.120.

la fin tragique et violente d’Aurore « comme si elle écoutait à mesure chaque mot qu’on lui dicterait, dans les ténèbres de sa mémoire74. » La narration hétérodiégétique poursuit ainsi :

Le jour de ses dix-huit ans, on a retrouvé le corps de la petite Aurore, violée et assassinée, dans le parc Victoria, près de la rivière Saint-Charles. Aucune enquête policière n’a abouti. Aucun meurtrier n’a été appréhendé. […] C’est une nouvelle qui a fait frémir d’horreur, de la haute ville à la basse ville, alimentant les conversations pendant des jours et des jours. Mais la vie ordinaire, un instant mise en retrait, a repris ses droits, comme après la chute d’un caillou dans l’eau75.

Si le compte-rendu de Flora est en apparence neutre et que sa visée est principalement informationnelle, la comparaison qui la suit laisse transparaître une révolte sourde face à l’indifférence du système de justice. Dorénavant liée au jeu des reconstitutions d’une manière plus puissante et personnelle, Flora s’est gravement compromise en narrant la mort d’Aurore Michaud, justement l’année de sa propre naissance. Prendre ce relais narratif la contraint à faire appel à sa mémoire, à désormais puiser, non plus dans les souvenirs imaginaires des femmes du pays, mais bien dans les siens, et cela implique indirectement qu’une porte est maintenant franchement ouverte à la remémoration, si violente et répétitive soit-elle.

En définitive, la vie et la mort d’Aurore Michaud clôturent le cycle des mises en scène concernant les femmes issues du passé collectif. À notre sens, ce récit s’instaure comme une charnière importante, qui figure le passage vers l’exploration d’une mémoire beaucoup plus individuelle que collective.