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CHAPITRE 2 – L’EMPRISE D’UN PASSÉ TRAUMATIQUE

2.3 D’UNE IDENTITÉ À L’AUTRE : LE THÉÂTRE

Désormais, la ville ne suscite plus de souvenirs dans lesquels Flora est piégée, car, le roman l’évoque textuellement, « c’est dans sa tête que ça se passe118 ». C’est volontairement qu’elle se remémore la saison des bals que les Eventurel ont organisés dans le but de marier la jeune Marie. Sa fausse grand-mère accepte alors de lui prêter son nom, dans l’espoir de lui trouver un mari.

Elle a dix-huit ans. On lui dit que le collier de perles autour de son cou lui vient de sa grand-mère maternelle. Elle fait semblant de le croire, et autour d’elle on fait semblant de le croire aussi. Mais personne n’est dupe. C’est une petite ville provinciale, et tout le monde sait tout, depuis le commencement des temps119.

Dans cet extrait, le pronom « on » signale l’ironie du fait que Marie sait pertinemment que ce qu’on lui dit est faux. Pourtant, elle fait semblant de le croire, elle interprète une dernière fois ce rôle qu’on lui dédie comme un ordre. Le simple fait de préciser ce détail, en apparence anodin, illustre un rapprochement avec la personnalité de Marie et la rend moins hermétique. Et puis : « [a]u bout du troisième mois de bals et de fêtes, le plus mauvais danseur de la ville l’a demandée en mariage, et elle a dit non120. » C’est la toute première fois que Marie Eventurel fait un choix sans se soucier de ce que ses parents adoptifs pourraient penser, mais, surtout, elle choisit de s’affirmer en dehors du rôle qu’on lui a imposé.

Elle déclare d’une voix ferme :

-Je ne veux pas me marier, avec aucun garçon. Je veux faire du théâtre et j’ai décidé de partir et de me choisir un nom qui soit bien à moi.

Elle a été traitée d’ingrate et de dévergondée. Le théâtre étant une invention du diable, indigne d’une fille de la bonne société121.

Il va de soi qu’à l’époque de la jeunesse de Flora, le théâtre était très mal considéré, associé par l’Église au diable et à la dépravation. Les attentes de la bonne société s’avéraient claires : une jeune femme issue de ce milieu devait se marier, fonder une famille et savoir tenir la maison. Celles qui ne voulaient pas se conformer à ce modèle disposaient

118 PJ-p.159. 119 Ibid., p.160. 120 Ibid., p.162. 121 Id.

de peu de latitude, le couvent étant la seule autre option acceptable. Du coup, par sa prise de parole, Marie fait un choix qui s’avère extrêmement audacieux pour le milieu et le contexte dans lesquels elle se trouve. Elle choisit une vie dédiée au théâtre même si cela équivaut à une contestation des valeurs communes et à une rupture de ses liens avec ses parents adoptifs et la société québécoise. La discipline dramatique devient ainsi la porte de sortie, à la fois sociale et identitaire, qui lui permet l’émancipation. C’est une nouvelle vie qui commence, mais aussi une nouvelle identité qui voit le jour, car elle peut enfin se choisir un nom, Flora Fontanges, et apprendre à être elle-même tout en jouant d’autres vies. Il apparaît pourtant que l’acteur, en multipliant les identités, en vient parfois à dissoudre la sienne dans cette obsession du paraître. Revenir dans sa ville originelle aboutit à faire ressortir cette partie d’elle-même qu’elle refoulait, et ce, même si Flora tente de toutes ses forces de rester dans le monde confortable du jeu en compagnie de Raphaël. D’une identité à l’autre, dans sa transition de Pierrette vers Marie, jouer lui permet de se réapproprier un monde aux antipodes de tout ce qu’elle avait toujours connu après le traumatisme de l’incendie de l’hospice Saint-Louis. Jouer à être cette Marie Eventurel, telle qu’on la désirait, c’est surtout une question de survie jusqu’à ce qu’elle devienne «[t]rop à l’étroit dans sa peau qui craque, de haut en bas122 ». Puis, de Marie vers Flora, son désir puissant d’apprendre le métier qui lui a, en quelque sorte, sauvé la vie, la conduit à quitter la ville et le continent tout entier vers l’Europe. Le théâtre fait donc figure d’ancrage identitaire pour notre protagoniste, il est à la fois ce qui unit ses trois identités et ce qui assure la transition entre celles-ci.

Puis, les souvenirs dégringolent et une nouvelle arrive comme si c’était la première fois, la rejoint dans le bar où elle reconstitue son passé en buvant son troisième Martini.

Elle revoit le papier bleu du télégramme, les petites lettres noires dansent devant ses yeux. La brûlure des larmes point. Elle met ses mains sur ses yeux qui cuisent. Elle se dit que c’est irréparable. C’est arrivé. Ça arrive à l’instant même. La mort de ses parents adoptifs. Elle pleure. Elle ne saura sans doute jamais s’ils se sont aimés en secret, un seul instant, M., Mme Eventurel et elle. Sans mémoire certaine, elle n’a que ses larmes123.

122 PJ-p.162. 123 PJ- p.163.

Flora n’arrive plus à maintenir la distance qui la protégeait ; soudain, le passé décloisonne ses identités ainsi que l’espace temporel. Non seulement l’instant réel disparaît une fois de plus, mais le souvenir se joue au présent. Les larmes qu’elle verse témoignent d’une certaine forme de libération émotionnelle qui va de pair avec une incertitude mémorielle. Plus rien de ce qu’elle se remémore n’est assuré, sauf sa tristesse. Elle décide alors d’aller au fond des choses : « Elle n’a que trop tardé. Aller au bout de cette côte abrupte, là où124…» Les points de suspension suggèrent l’extrême difficulté d’évoquer la tragédie de l’incendie de l’hospice Saint-Louis, ayant causé la mort violente de nombreuses petites filles. C’est sans aucun doute l’élément traumatique qui a causé le plus grand blocage émotionnel chez la comédienne. Le fait de revoir ce lieu marque la conclusion du cycle anamnésique, mais également une espèce d’aboutissement cathartique.