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CHAPITRE 3- LA PULSION DE L’ART : ASSEMBLER LES FRAGMENTS DE

3.4 FLORA AU PAYS DE L’ENFANCE

Quoique le Premier jardin entretienne des liens intertextuels étroits avec le genre dramatique et l’Histoire, nous avons choisi de nous attarder à l’analyse des références à un genre qui y est moins représenté, mais dont la symbolique nous semble très parlante, celui du conte, dont nous connaissons par ailleurs l’importance dans l’imaginaire et les premières lectures de l’auteure. En effet, nous avons décelé des allusions à l’œuvre d’Alice au pays

des merveilles de Lewis Carroll qui nous ont permis de découvrir une certaine parenté entre

les thèmes, les personnages et la structure des deux récits. En ce qui concerne les personnages, deux comparaisons recensées au sein du roman sont particulièrement révélatrices, celle de Raphaël et du chat de Cheshire ainsi que celle de la fausse grand-mère de Flora avec la Reine de Cœur. Dans le premier cas, le rapprochement entre les deux figures se fait par le biais d’un rêve. L’univers onirique, tant associé aux écrits de Lewis Carroll, montre à Flora le sourire de Raphaël flottant dans l’air et disparaissant peu à peu « tel un dessin que l’on gomme138 ». Rappelons brièvement que le chat de Cheshire est le seul personnage qui écoute réellement Alice, il s’agit d’un guide parfois inquiétant qui, s’il aime désorienter à l’occasion la jeune fille, fait toutefois figure de fil conducteur du conte au point de vue narratif, apparaissant et disparaissant à loisir. De façon semblable, Raphaël se révèle un personnage insaisissable, au point où Flora se demande même s’il a une âme et, en orientant la traversée de la ville, il fait lui aussi figure de fil conducteur du récit. Son rôle d’accompagnateur a été maintes fois souligné, mais la relation qu’il entretient avec Flora se révèle éphémère et déconcertante puisqu’il disparaîtra avec Céleste au moment où

celle-ci aurait eu besoin de lui pour maintenir son flot de souvenirs à distance. Ensuite, c’est en rencontrant pour la première fois la mère de Mme Eventurel que l’analogie avec la Reine de Cœur prend forme.

À l’instant précis où Mme Eventurel piquait une longue épingle dans son chapeau et rabattait sa voilette sur sa figure, la vieille dame s’est approchée de sa fille, faisant semblant de chuchoter, mais sa voix rude s’échappait de tout bord et de tout côté : -Vous n’en ferez jamais une lady.

La petite fille a très bien compris que la Reine de Cœur la condamnait à avoir la tête tranchée139.

Comme dans le célèbre conte, la fausse grand-mère de Flora est fondamentalement cruelle et injuste, car ses jugements ne se basent sur aucun argument et semblent totalement irrévocables. Suscitant la peur, celle-ci s’emploie d’ailleurs à nommer et à juger plusieurs habitants de la ville en les affublant de ses verdicts impitoyables. Si, la Reine de Coeur représente symboliquement le régime victorien strict et conventionnel, le personnage de la fausse grand-mère illustre, de façon semblable, un attachement à un héritage anglophone associé à la bourgeoisie. Les deux figures sont ainsi employées par les auteurs de manière parodique. Cette comparaison avec le conte permet également de transmettre la perception d’une petite fille face à un être qui la terrorise. La structure d’Alice au pays des merveilles fait écho à plusieurs caractéristiques du Premier jardin. D’emblée, les aventures d’Alice sont présentées comme un collage de micro-récits qui pourraient être autonomes, de la même manière que les mises en scène historiques de Flora et Raphaël. Si le trajet d’Alice à travers les chemins du pays qu’elle découvre la mène à faire toutes sortes de rencontres, celui de Flora dans les rues de sa ville natale la conduit à revoir des scènes enfouies de son enfance et des gens de son passé qu’elle avait tenté d’oublier. De plus, la temporalité est sans cesse déréglée au pays des merveilles, défilant très rapidement pour certains personnages comme le lapin blanc et allant jusqu’à se figer pour le personnage du chapelier fou, pour qui c’est continuellement l’heure du thé. Le temps n’obéit donc à aucune loi et il est possible de mettre en évidence qu’une dislocation temporelle a également lieu dans le

Premier jardin car les souvenirs de Flora font irruption dans son présent de manière

désordonnée et sans qu’elle n’aille le contrôle sur les remémorations qui l’assaillent. Une

image symbolique d’Alice au pays des merveilles fait d’ailleurs irruption au moment où Flora voit surgir une scène de son enfance.

Elle voit très nettement une poignée de porte en verre taillé qui brille étrangement dans la rue Plessis aux façades sombres. Flora Fontanges ne pourra jamais exprimer la beauté insolite de cette poignée de porte, les couleurs du prisme se mirant en chacune de ses facettes, virant au seul violet, à mesure que le temps passe. Il suffirait de la tourner dans sa main, avec précaution, cette poignée brillante, pour avoir accès à tout l’appartement de M. et Mme Eventurel qui ont adopté une petite fille rescapée de l’hospice Saint-Louis140.

Cette image fait référence à l’objet animé qui figure dans le conte et qui permet d’accéder à un autre monde, en l’occurrence, celui du pays des merveilles dans les aventures d’Alice. C’est donc le même objet, une poignée de porte, qui sert de clé dans le roman étudié pour atteindre cet autre monde qu’est la mémoire et l’inconscient de la comédienne. Tous ces éléments manifestent le retentissement profond que produit l’intertexte d’Alice au pays des merveilles et suggèrent qu’une comparaison entre les deux héroïnes pourrait également enrichir notre analyse. À cet égard, Alice atterrit dans un monde déstabilisant, où il n’y a pas de loi, pas de sens à rechercher et où elle change constamment de taille, ce qui signifie que même sa propre apparence lui échappe. C’est un personnage en quête constante de repères dans un univers qui remet en question jusqu’à sa propre identité. De façon semblable, Flora Fontanges, une comédienne qui endosse différentes apparences et personnalités, se retrouve dans sa ville natale qui s’est transformée, où ses repères passés ont parfois disparu, et les lieux la poussent à confronter des souvenirs d’enfance qu’elle avait volontairement refoulés. Pour elle, c’est aussi une quête de repères qui s’effectue, à la fois physiques et identitaires, un voyage au cœur de son enfance qui se révèle somme toute perturbant. Les deux femmes possèdent également des traits de caractère commun. D’abord, elles sont toutes deux dotées d’une curiosité démesurée. Alice est ainsi l’exploratrice par excellence, ayant l’insouciance de se jeter dans le terrier du lapin blanc sans connaître la porte de sortie et la patience d’écouter les personnages étranges qu’elle rencontre. Flora fait preuve de la même curiosité envers les êtres qu’elle rencontre, attirée par l’envie d’être une autre, de voir comment cela peut être dans une autre tête que la sienne et de connaître les plus profonds secrets des gens. Elle

possède la patience du voleur, qui attend et qui guette avant de saisir une expression ou une émotion sur les visages qu’elle épie. Ensuite, Alice est également considérée comme têtue et courageuse. Bien souvent menacée à sa première venue au pays des merveilles, elle tente tout de même de faire valoir son point de vue face aux personnages saugrenus qui croisent son chemin. Flora possède un entêtement similaire qui lui permet de courageusement s’opposer aux attentes de ses parents adoptifs en choisissant de partir en France exercer le métier qu’elle aime. En fin de compte, les ressemblances qui réunissent ces deux personnages et leur parcours démontrent combien le conte d’Alice au pays des merveilles, emblématique de l’enfance et du jeu, a pu être enrichissant au niveau symbolique dans le

Premier jardin. Le titre du roman faisant implicitement référence au monde de l’enfance,

cela confirme d’après nous l’importance de souligner une référence intertextuelle qui, si elle apparaît peu, n’en demeure pas moins très présente dans l’imaginaire de l’œuvre.