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CHAPITRE 2 – L’EMPRISE D’UN PASSÉ TRAUMATIQUE

2.4 LA CATHARSIS PAR LE THÉÂTRE

En quoi consiste le phénomène, aujourd’hui longuement analysé et décortiqué, qu’Aristote nommait la catharsis dans La Poétique ? Comment une représentation théâtrale peut-elle aboutir à cette forme de purge ou de thérapie et jusqu’à quel point celle-ci peut être efficace ? Qu’est-ce qui déclenche ce processus dans le Premier jardin ? Autant de questions qui méritent qu’on s’y attarde pour mieux comprendre les fondements de l’odyssée de Flora Fontanges, car son voyage se révèle tout autant physique que psychologique. Plusieurs définitions existent pour expliquer le concept de catharsis, toutefois, qu’on perçoive celle-ci comme traitement thérapeutique ou comme purgation des passions de l’âme, il est communément admis qu’elle peut mener à une abréaction, c’est-à- dire, à une brusque libération émotionnelle. Dans le cadre d’un sujet face à une représentation théâtrale qui touche à un souvenir sensible, l’expérience cathartique se déroule généralement ainsi :

on regarde, on écoute, on éprouve par identification aux personnages de la scène ou de l’écran et parfois (rarement) on manifeste activement ce qu’on ressent. C’est pourquoi un spectacle est capable de provoquer le retour brutal d’émotions, de pensées ou d’images jusque-là tenus à l’écart de la conscience, mais il est incapable d’assurer à lui seul les conditions qui permettent au sujet de faire face à ce retour dans de bonnes conditions. Le sujet qui vit une expérience cathartique y est toujours confronté au

risque d’une submersion de sa personnalité par les affects, les images et les impulsions d’actes non maîtrisables qui caractérisaient l’expérience traumatique initiale125.

Somme toute, le spectateur doit d’abord ressentir un attachement empathique envers le héros afin de pouvoir l’accompagner dans ses péripéties et atteindre une assez grande distanciation pour reconnaître les erreurs de celui auquel il s’est identifié. Le personnage subit alors les conséquences de sa faute et la catastrophe survient, dont la représentation purifie le spectateur. Un élément du spectacle peut ainsi susciter une violente réaction chez le spectateur et le pousser, soit à interrompre son écoute, soit à se soulager temporairement d’une hantise qui peut disparaître ou reprendre ensuite sa place avant la prochaine explosion. Dès lors, selon Freud, l’expérience cathartique se doit d’être suivie d’une forme de symbolisation verbale. En d’autres termes, le sujet doit compléter l’expérience de l’abréaction en nommant et en parlant de l’évènement refoulé pour obtenir des effets durables. Il va de soi que le sujet qui vit l’expérience profonde de la catharsis est un être qui a préalablement vécu un épisode de refoulement, mécanisme causé par un « conflit entre désir et interdit126 » ou, par un clivage de la personnalité, bien souvent causé par un épisode de violence contre lequel l’individu a tenté de se préserver. Dans le Premier jardin, le personnage de Flora Fontanges correspond parfaitement à ce type de sujet chez qui la catharsis peut se déclencher et constituer un traitement efficace, entre autres à cause du traumatisme de l’incendie qu’elle a vécu et dans lequel elle a vu périr ses compagnes, orphelines comme elle. Du reste, même si l’on met à part cet épisode marquant, Flora est également un personnage chez qui le conflit entre désir et interdit s’avère omniprésent. D’ailleurs son désir de consacrer sa vie au théâtre est à l’origine de sa rupture avec sa famille adoptive et la société québécoise. Un clivage identitaire important se décèle chez Flora : elle a porté trois noms différents au cours de sa vie. Ce clivage l’a donc également menée à enfouir et à nier sa douleur émotionnelle. C’est pourquoi la comédienne incarne le type de personnalité propice à vivre une expérience cathartique, d’autant plus étant donné sa proximité avec l’univers dramatique. La question suivante mérite toutefois notre attention : est-il possible de vivre une catharsis dans le rôle de l’acteur plutôt que dans celui du spectateur ? Quoique la notion soit rarement envisagée sous cet angle, des exemples du

125 Serge Tisseron, « La catharsis, purge ou thérapie ? » dans Régis Debray [dir.], La querelle du spectacle,

Paris, Gallimard, 1996, p. 187-188.

roman nous placent sur la voie de cette hypothèse quand Flora interprète certains rôles, surtout ceux de Jeanne d’Arc et de Winnie dans Oh les beaux jours. À cet égard, une scène évoque particulièrement bien cette possibilité d’expérience cathartique chez l’acteur lorsque Flora se trouve au parc de l’Esplanade, assise devant le petit groupe des amis de sa fille qui attendent une quelconque prestation théâtrale de sa part. Se laissant aller à l’improvisation, c’est le rôle de Jeanne d’Arc qui lui vient spontanément ; le roman mentionne d’ailleurs que c’est l’interprétation qui lui a valu le plus d’applaudissements au cours de sa carrière.

Jeanne en elle subit son procès et sa passion. Elle vient d’abjurer. Sa voix n’est plus qu’un fil tendu qui se brise :

-J’ai eu si peur d’être brûlée…

Soudain, Flora Fontanges n’est plus maîtresse des sons, des odeurs, des images qui se bousculent en elle. L’âcreté de la fumée, une enfant qui tousse et s’étouffe dans les ténèbres, le crépitement de l’enfer tout près, la chaleur suffocante, l’effroi dans sa pureté originelle. Elle s’entend dire une seconde fois tout bas, mais si distinctement qu’on pourrait lire chaque mot sur ses lèvres :

-J’ai eu si peur d’être brûlée…

La petite phrase les atteint par surprise, le silence les tient un instant parfaitement immobiles, la tête levée vers elle, puis ils se secouent, se regardent les uns les autres, avec étonnement, craignent qu’elle se soit moquée d’eux. Une si petite phrase comme ça, détachée de son contexte, opérant toute seule pour son propre compte, leur faire tant d’effet, il y a certainement malentendu ou sortilège.

Elle passe sa main sur son front pour y effacer Jeanne et l’épreuve du feu. Retrouve sa figure usée et sans éclat127.

Cet extrait démontre comment le fait de revêtir la peau d’un personnage qui a vécu des évènements semblables à ses propres expériences peut ramener le comédien vers des émotions et des souvenirs enfouis. Une simple réplique de théâtre ouvre la porte du passé et Flora n’a plus de contrôle sur les images qui déferlent en elle, avec leur vague de sensations et de sentiments. C’est la raison pour laquelle le rôle de Jeanne a été autant acclamé : Flora jouait vrai parce qu’elle faisait appel à des souvenirs réels. Par contre, cette plongée cathartique reste de courte durée et n’offre pas réellement de résultats thérapeutiques à long terme, elle fait plutôt figure d’amorce et prépare le terrain pour le véritable travail qui suivra. La protagoniste du Premier jardin semble en fait vivre plusieurs plongées de ce genre, à la fois quand elle s’amuse à jouer la destinée de femmes d’autrefois et quand elle visite des lieux qui sont reliés de manière directe à son passé. Vient ensuite ce moment où

elle ne peut plus se dérober à l’emprise des remémorations qui l’entraînent : les scènes de sa vie se jouent devant ses yeux à la manière d’un spectacle jusqu’à ce qu’elle décide d’affronter le traumatisme ayant provoqué son mécanisme de refoulement. Flora « [d]ésire d’un désir égal, aller jusqu’au fond de sa mémoire128. » Elle marche jusqu’à la côte de la Couronne et bien qu’il ne reste plus de traces de l’ancienne bâtisse de l’hospice Saint- Louis, remplacée par un immeuble neuf, l’air du passé rattrape rapidement Flora.

Voici que des images surgissent, à la vitesse du vent, plus rapides que la pensée, une promptitude folle, tandis que les cinq sens ravivés ramènent des sons, des odeurs, des touchers, des goûts amers et que se déchaînent les souvenirs, en flèches précises, tirées des ténèbres, sans répit.

Le présent ne concerne plus Flora Fontanges129.

Après de nombreuses occurrences où il est question de l’incident dans le roman, Flora se remémore finalement les faits entourant la tragédie. Le fait d’assister à cette scène longuement refoulée dans son inconscient la libère et transforme sa manière d’être. En effet, ses multiples contacts avec l’univers dramatique et avec les personnages de femmes qu’elle a incarnés devant Raphaël l’ont préparée à cet aboutissement. Au commencement, cela semblait inoffensif de jouer à être Barbe Abbadie, mais, il y a ensuite eu Guillemette Thibault, Aurore Michaud et, lentement, un glissement s’effectuait. Plus le jeu avançait, plus les passés qu’elle incarnait auraient pu devenir les siens s’il n’y avait eu l’incendie pour transformer sa destinée. La comédienne a donc vécu le phénomène de la catharsis à la fois en tant qu’actrice et en tant que spectatrice, dont le présent s’effritait sous le poids de plus en plus considérable des anamnèses. Ce moment charnière du roman où elle revit le traumatisme de l’incendie clôture l’odyssée mémorielle. Le passé n’exerce plus d’emprise sur le présent qui tourne maintenant autour de deux choses : le retour inespéré de Maud et toute la préparation qu’exigent les représentations théâtrales de la pièce Oh les beaux jours. Flora en vient à la conclusion que l’« épreuve du feu130 », où elle a laissé son prénom de Pierrette Paul, elle la revit chaque fois qu’elle grimpe sur scène.

128 PJ-p.166. 129 Ibid., p. 167.

130 Daniel Marcheix, «‘’L’épreuve du feu’’ dans Le premier jardin : de la confiscation des origines à la

‘’vivifiante hystérie’’», dans Madeleine Ducrocq Poirier [dir.], Anne Hébert : parcours d’une œuvre, Montréal, Hexagone, 1997, p. 355-367.

La vie de cirque est pleine de périls et de la jubilation incomparable de passer à travers le noyau éclaté de son cœur, en flammèches ardentes. Je m’appelle Phèdre, Célimène, Ophélie, Desdémone. Je retombe sur mes pieds après chaque représentation. Je salue bien bas. Puis je vaque à mes petites affaires, comme tout le monde131.

En définitive, elle accepte de continuer à vouer sa vie au théâtre qui lui apporte une « jubilation incomparable », mais surtout, elle accepte son identité, exprimée par sa première véritable prise de possession du « je » dans le roman. Ce « je » revendique le droit d’être autre, de prendre possession de plusieurs existences par le biais du théâtre : il s’oriente dorénavant vers sa véritable identité. Par ailleurs, le rôle de Winnie dans Oh les

beaux jours symbolise cette acceptation du temps qui passe et de la vieillesse qui s’installe.