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CHAPITRE 3- LA PULSION DE L’ART : ASSEMBLER LES FRAGMENTS DE

3.5 LA SCÈNE AU CŒUR DU ROMAN

L’une des meilleures méthodes pour créer l’effet d’un théâtre virtuel est certainement d’imbriquer une expérience scénique dans le récit d’un roman. En outre, l’enchâssement du parcours d’appropriation d’un rôle comme celui de Winnie permet au lecteur du Premier

jardin de goûter la mise en forme d’un personnage, d’un spectacle et de sa représentation.

Cet effet romanesque permet de souligner l’artificialité du monde fictionnel auquel il est confronté, car le roman lui sert une vision paradoxale du personnage de Flora Fontanges. Il lui fait vivre la traversée profonde des vestiges de son passé avant de conclure sur son travestissement en un autre personnage, avant de la voir littéralement recréer l’illusion. En ce sens, le personnage de Flora, quand il en incarne un autre, prolonge et approfondit le processus de création dont il est lui-même issu. La pièce de théâtre et le rôle interprété sont ainsi extrêmement significatifs dans le contexte de l’odyssée mémorielle qui vient tout juste de se produire. En effet, l’œuvre de Samuel Beckett se caractérise par un humour qui côtoie bien souvent la souffrance et la cruauté. Pleine d’oppositions, son écriture tend vers un dépouillement formel et esthétique qui l’amène à produire des romans de plus en plus courts au fil de sa carrière. Ses pièces de théâtre subissent le même sort et présentent des personnages qui ont vécu beaucoup de malheurs avant de se livrer à nous, bien souvent appauvris et contraints physiquement par les décors qui les accompagnent. Ne leur restant

plus que leur voix, ils sont ainsi livrés à l’absence d’intrigue, à l’ennui et au vide qu’ils nous livrent pourtant jusqu’à leur dernier souffle. Chez Beckett, il subsiste toujours cet ultime et cruel espoir, infime, mais qui empêche le personnage de se détruire lui-même. La rigueur avec laquelle ce dramaturge irlandais a précisé ses indications scéniques force les acteurs qui interprètent ses pièces à se livrer entièrement, à devenir des marionnettes qui n’ont pas à connaître les intentions ou les sentiments de leurs personnages. Il n’y a rien de plus à apprendre que ce qui est dans le texte, car il se suffit à lui-même. La situation des personnages n’est jamais expliquée au spectateur, tout ce qui compte au final, c’est de les voir vivre. Ainsi, les pièces de Beckett sont souvent considérées comme obéissant à des principes de composition musicale, à un schème particulier de « répétition avec variations sur un thème ou un motif donné141 » que l’on peut comparer avec les mouvements de la mémoire de Flora qui rejoue plusieurs fois les mêmes souvenirs en approfondissant chaque fois les scènes ou en s’attardant sur des éléments différents. Le récit tourne autour de l’ennui de Winnie, traduite par ses monologues où elle ne se laisse pas abattre malgré sa situation, cherchant constamment quelques petites joies dans son quotidien. Elle manipule également plusieurs accessoires provenant de son sac à main, rendant complexe le travail gestuel des interprètes du personnage qui doivent le mémoriser. La deuxième partie de la pièce laisse transparaître son désespoir grandissant qui va de pair avec l’enlisement qu’elle subit. L’intrigue de Oh les beaux jours se résume à une voix, brisée, condamnée, mais pourtant intarissable, qui raconte la mort en marche vers une femme prise au piège. En cela, c’est une pièce de théâtre qui suscite beaucoup d’ambigüité et un malaise profond, tout autant chez l’acteur que chez le spectateur. Assister à cette « [p]etite corrida pour une vieille femme qui n’en finit pas de mourir142 » peut devenir difficile, voire insupportable. Dans le roman, le résumé du soir de la première où Flora joue Winnie en fait d’ailleurs état : « [i]ls l’ont applaudi à tout rompre, à cause la performance, disent-ils, puis ils lui en ont voulu de son cadeau empoisonné143. »

Plusieurs éléments relient le Premier jardin à la pièce Oh les beaux jours. D’abord, dans les deux œuvres, l’action n’est pas le moteur de l’intrigue et la thématique de la

141 Catherine Naugrette, « Du cathartique dans le théâtre contemporain », dans Jean-Charles Darmon [dir.],

Littérature et thérapeutique des passions, La catharsis en question, Paris, Hermann Éditeurs, 2011, p.168.

142 PJ-p.69. 143 Ibid., p.187.

mémoire s’avère primordiale. Si Flora vient tout juste de parcourir ses souvenirs pour aboutir à revivre des évènements douloureux qu’elle avait refoulés, il est frappant de constater qu’elle incarne ensuite un personnage dont la mémoire est défaillante, qui ne cesse de forcer la remémoration d’un temps passé, qui, au final, lui échappe inévitablement. À cet égard, la catharsis qui a délivré Flora est alors suivie d’un processus d’abandon, cette mémoire qui s’est rappelée à elle de force, elle devra tôt ou tard la laisser s’estomper quand la vieillesse la rattrapera. Le rôle de Winnie illustre une force de résignation et de résilience face aux évènements et aux chocs traumatiques que l’on ne peut contrôler, il boucle la boucle et désamorce sa peur de vieillir. De plus, le décor de la pièce s’affiche comme une menace pour Winnie qui subit un ensevelissement, tout comme Flora craignait les remémorations douloureuses et non désirées en arpentant les rues de la ville. Pour des raisons différentes, les deux femmes sont étouffées par leur environnement, par des lieux qui n’ont pas d’appartenance géographique ou dont on ne nomme jamais le nom. Winnie est coincée à l’intérieur d’un monticule de sable et ne peut pratiquement plus bouger, Flora vit cette même paralysie lorsqu’elle s’enferme dans sa chambre d’hôtel : « livrée, pieds et poings liés, aux images anciennes qui l’assaillent avec force144 ». Par ailleurs, il est frappant de constater que si sa mémoire échappe à Winnie, c’est aussi son identité qui s’effrite, elle qui ne sait même pas comment elle s’est retrouvée dans cette situation et ne semble pas avoir conscience de l’absurdité de celle-ci. Elle passe la majorité de la pièce à parler, mais le public finit par quitter la salle avec cette étrange impression de ne toujours rien savoir d’elle. Flora Fontanges doit ainsi faire totalement abstraction de ce qu’elle est pour jouer Winnie tout en partageant cette paix nouvelle qu’elle vient de faire avec elle-même. Des caractéristiques formelles unissent également les deux œuvres, que l’on pense seulement aux phrases courtes et hachurées dans le Premier jardin qui font écho aux monologues décousus de Winnie. Les nombreux sauts dans le temps effectués dans le roman ainsi que la manière dont les jours s’écoulent et s’effritent lentement pour Winnie révèlent deux récits à la temporalité aussi instable que les personnages qui s’y déploient. D’une part, l’être beckettien appelle sans cesse les souvenirs et même si ceux-ci lui échappent ou sont embrouillés, ils permettent du moins au personnage de s’abstraire d’un présent qui se révèle fondé sur un système de défense contre le temps, la répétition. D’autre part, la protagoniste

du Premier jardin instaure également un système de défense, celui-ci servant à bloquer l’invasion de souvenirs par le biais de jeux dramatiques fondés sur l’Histoire de la ville de Québec. En se raccrochant à l’époque de la colonisation, elle finit toutefois par parcourir une chaîne de vie qui mène à son enfance et aux scènes qui ont scellé sa propre histoire. En ce sens, l’odyssée mémorielle de Flora fait aussi figure de préparation pour l’interprétation de ce rôle ultime et fatiguant entre tous, imposant paradoxalement un effort surhumain à sa mémoire pour retenir les bouts de phrases mêlées de Beckett et la manipulation précise des accessoires. Pour toutes ces raisons, l’étude de la pièce Oh les beaux jours fournit des clés de lecture qui éclairent le sens de la fin du roman. Ce retour de l’être vers le paraître suggère, pour Flora, une acceptation de son identité qui demeure en relation constante avec l’univers dramatique et la création.