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Le théâtre dans Le premier jardin d'Anne Hébert : étude d'une odyssée mémorielle portée par la convocation et l'emprise

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Academic year: 2021

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Le théâtre dans Le premier jardin d’Anne Hébert.

Étude d’une odyssée mémorielle portée par la convocation et

l’emprise

Mémoire

Marie-Pier Hébert Doyon

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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RÉSUMÉ

Ce mémoire vise à mettre en lumière l’influence qu’exerce le théâtre dans le roman

Le premier jardin d’Anne Hébert. Il s’efforce de démontrer que l’intrigue s’articule autour

d’une dichotomie fondamentale entre la remémoration d’un passé collectif, où la protagoniste participe en tant que comédienne, et la résurgence de souvenirs où elle devient spectatrice de son propre passé qui envahit et détracte le présent. Ainsi, cette étude révèle comment les thèmes de la convocation et de l’emprise investissent l’odyssée mémorielle de Flora Fontanges et parvient également à dégager la vision de l’Art et de la création qui anime le roman tout comme le parcours de l’auteure.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... III TABLE DES MATIÈRES ... V DÉDICACES ... VII REMERCIEMENTS ... IX

INTRODUCTION ... 1

ÉTAT DE LA QUESTION ... 2

CADRE THÉORIQUE ... 4

CHAPITRE 1 - CONVOCATION AUX QUATRE COINS DE LA VILLE ET DE L’HISTOIRE ... 7

1. INTRODUCTION ... 7

1.1 COMPOSITION DU ROMAN : PREMIÈRES CONSTATATIONS ... 8

1.2 FLORA ET LE THÉÂTRE : CONVOCATION ET EMPRISE ... 10

1.3 UN ROMAN DE LA « MISE EN SCÈNE » ... 14

1.4 LE DÉCOR : DÉCLENCHEUR D’UNE ODYSSÉE DANS LA MÉMOIRE COLLECTIVE ... 18

1.5 LA TRANSITION VERS SOI : AURORE MICHAUD ... 26

1.6 CONCLUSION ... 28

CHAPITRE 2 – L’EMPRISE D’UN PASSÉ TRAUMATIQUE ... 31

2 INTRODUCTION ... 31

2.1 LA MÉMOIRE EN REPRÉSENTATION ET SES « REVENANTES » ... 32

2.2 UN PAS VERS L’ACCEPTATION : QUAND LE DÉTACHEMENT PERMET L’AFFRONTEMENT ... 39

2.3 D’UNE IDENTITÉ À L’AUTRE : LE THÉÂTRE ... 44

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2.5 CONCLUSION ET RETOUR DE MAUD ... 51

CHAPITRE 3- LA PULSION DE L’ART : ASSEMBLER LES FRAGMENTS DE SOI ET DE L’HISTOIRE ... 53

3 INTRODUCTION ... 53

3.1 LE DIALOGUE INTERTEXTUEL ... 54

3.2 INVENTAIRE DE L’INTERTEXTE THÉÂTRAL ... 55

3.3 LE THÉÂTRE ET L’HISTOIRE AU SEIN DE L’INTERTEXTE ... 61

3.4 FLORA AU PAYS DE L’ENFANCE ... 65

3.5 LA SCÈNE AU CŒUR DU ROMAN ... 68

3.6 PLEINS FEUX SUR LA CRÉATION ... 71

CONCLUSION ... 77

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DÉDICACES

À Raphaël, à son regard d’enfant qui me ramène vers mon premier jardin

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REMERCIEMENTS

Avant tout, je tiens à remercier Marie-Andrée Beaudet sans qui je n’aurais jamais entamé ce projet. Merci d’avoir semé cet intérêt pour la magnifique œuvre d’Anne Hébert, d’avoir été une lectrice dévouée malgré le temps que j’ai pris pour finir cette odyssée et d’avoir su quoi me dire lorsque les doutes m’envahissaient.

Merci à mes amies littéraires, Sabrina et mes deux Stéphanie, d’avoir été des sources de motivation constante et des amies fidèles malgré la distance qui nous sépare.

Merci à la belle gang d’amis qui m’entoure depuis plus de dix ans. Chaque souper, soirée, marche ou activité avec la marmaille est un souvenir précieux. Vous m’avez soutenue et changé les idées quand j’en avais le plus besoin.

Un grand merci à ma famille et à ma belle-famille qui ont cru en moi, qui ont compris les efforts que cela pouvait représenter. Merci d’être toujours là.

Un merci spécial à Julie pour la mise en page du travail et à Sabrina pour la correction.

À mon amoureux, merci de croire en moi quand je suis découragée, de m’endurer quand je suis nerveuse et de m’aimer depuis toutes ces années. Merci d’avoir partagé avec moi les instants difficiles de la rédaction et de m’avoir écouté te lire des pages entières même si tu ne comprenais pas mon travail. Je t’aime.

Ma maîtrise a débuté avec l’annonce de l’arrivée de Raphaël, le petit bonhomme qui inonde mon quotidien de rires et d’amour. Elle se termine aussi sur une note heureuse avec l’arrivée d’un autre trésor qui commence déjà à bouger dans mon ventre…

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INTRODUCTION

« All the world’s a stage1. » Voici comment Le Premier jardin2 d’Anne Hébert convoque, dès son épigraphe, l’un des plus grands dramaturges de l’Histoire, William Shakespeare. On peut traduire l’expression par « le monde entier est un théâtre », ce qui invite le lecteur à entamer, dès le seuil du récit, une réflexion sur les frontières qui existent entre l’être et le paraître. Ce roman qui constitue le corpus de notre étude est perçu, autant par le public que par la critique, comme particulièrement touchant en raison de ses évocations poétiques de la ville de Québec et de son Histoire. Dans une allocution de présentation, Jeanne Lapointe l’introduisait ainsi : « Le Premier jardin, malgré le sous-titre roman, bouscule les règles du genre3. » En effet, celui-ci fait figure de synthèse de l’imaginaire hébertien en élaborant un dialogue très soutenu entre les formes artistiques que l’auteure a pratiquées ; la poésie, le récit et le théâtre. Si les rapports intergénériques constituent un terrain d’enquête littéraire fertile, les multiples références au genre dramatique présentes dans l’œuvre nous inclinent néanmoins à penser que l’art théâtral occupe dans ce roman un statut particulier, autant sur le plan thématique que formel. Aussi, notre mémoire visera-t-il à éclairer la nature et les modalités d’opération de ce dialogue entre les genres narratif et dramatique, phénomène renforcé par le fait que la protagoniste, Flora Fontanges, exerce elle-même le métier de comédienne.

L’intrigue s’amorce lorsque Flora quitte la France pour revenir dans sa ville natale, Québec, afin d’interpréter le rôle de Winnie dans la pièce Oh les beaux jours4de Samuel Beckett et de revoir sa fille Maud. Cependant, à son arrivée, Maud a une fois de plus fugué et Flora est accueillie par les amis de sa fille, qui se font un devoir de lui faire visiter la ville. Le trajet de leurs errances amène l’actrice à confronter de vieux souvenirs refoulés qui ressurgissent. Incarner des personnages semble alors la seule façon de tenir

1 Citation célèbre de William Shakespeare, provenant de la pièce Comme il vous plaira, acte 2, scène 7. 2 Anne Hébert, Le premier jardin, Montréal, Boréal (Coll. Compact), 2009, p.9. Désormais, les renvois à

cette édition seront signalés par la seule mention PJ- suivie du numéro de la page.

3 Jeanne Lapointe, « Notes sur Le premier jardin d’Anne Hébert », dans Écrits du Canada français, nº65

(premier trimestre, 1989), p. 47.

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son enfance à distance : habiter d’autres vies pour faire la paix avec la sienne, principalement des destinées féminines qui sont reliées à l’histoire de sa collectivité. Anne Hébert fait sienne la conviction proustienne selon laquelle « l’art est le seul antidote à l’identité perdue5 ». Toutefois, l’instance narrative ne fait pas que raconter le passé de Flora, elle l’offre littéralement en spectacle et c’est pourquoi nous tendons à lier cet effet au terme de « spectacle de l’esprit », proposé par Jacqueline Viswanathan-Delord dans son livre Spectacles de l’esprit, Du roman dramatique au roman-théâtre6. Le lecteur assiste au spectacle de la conscience de la comédienne qui se présente comme un assemblage de courtes scènes puisant leurs effets dans le langage théâtral. Si les pièces hébertiennes, comme le Temps sauvage, ou encore L’Île de la demoiselle, sont héritières d’un théâtre de la parole destiné à la lecture plutôt qu’à la représentation, paradoxalement, le roman à l’étude fait « voir » un véritable théâtre. Un réseau de motifs liés à l’Art se décèle également, dont ceux de la convocation et de l’emprise sur lesquels nous allons nous attarder plus particulièrement, car ils s’avèrent, à notre avis, les plus fondamentaux. En somme, ce mémoire cherche à analyser la part structurante accordée au langage théâtral dans Le premier jardin, observation déjà faite par la critique, mais jamais encore explorée en profondeur. Cette recherche permettra de montrer comment la narration dessine une opposition primordiale entre la reconstitution d’une mémoire collective, à laquelle Flora participe en convoquant et en interprétant les destins de femmes de la communauté, et d’une mémoire individuelle qui transforme la protagoniste en spectatrice sous l’emprise d’un passé qui phagocyte le réel. Nous souhaitons du même coup dégager la vision de l’Art qui anime ce roman, tout comme l’ensemble du parcours artistique de cette auteure phare, et qui semble ici intrinsèquement liée à l’Histoire et à la recherche identitaire.

ÉTAT DE LA QUESTION

L’œuvre d’Anne Hébert a suscité une abondante quantité de commentaires critiques, comme en témoigne d’ailleurs la riche bibliographie publiée aux Presses de

5 Daniel Marcheix, « Pratiques de signes et fascination de l’informe dans les romans d’Anne Hébert » dans

Voix et Images, vol. XVII, nº2 (80, hiver 2002), p. 331.

6 Jacqueline Viswanathan-Delord, Spectacles de l’esprit, Du roman dramatique au roman-théâtre, Québec,

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l’Université de Montréal sous la supervision de Nathalie Watteyne7. Elle demeure l’œuvre québécoise la plus étudiée au Canada comme à l’étranger. Pour traduire sa complexité, les critiques ont souvent pris le parti d’articuler l’analyse autour de couples antagonistes, par exemple, l’ombre et la lumière ou la vie et la mort. On constate toutefois que les commentateurs les plus récents tendent plutôt vers un certain dépassement de ces oppositions, preuve qu’il reste beaucoup à dire sur cette œuvre, qui après tout ce temps, amène encore la critique à se renouveler au fil des ans.

Publié en 1988, le roman qui nous intéresse représente, selon André Brochu, un point tournant dans l’œuvre hébertienne puisque : « l’évènement structurant, dans les romans antérieurs, était une manifestation sauvage, agressive du désir, ici il se ramène à une fatalité8 ». En effet, l’incendie de l’orphelinat où Flora a vécu sa petite enfance n’est dû qu’à un mauvais entretien du bâtiment. Alors que les romans précédents se déployaient plutôt autour de figures incapables de résister à leurs pulsions, ici, le meurtre n’est pas au premier plan et la protagoniste, sans racine et victime de cette « épreuve du feu9 », finira par confronter volontairement le passé qui revient la hanter. En cela, Flora Fontanges, premier véritable alter ego de l’écrivaine « inaugure une nouvelle série de figures chez Anne Hébert10 ». La romancière en témoigne d’ailleurs elle-même lors d’un entretien avec Pierre Hétu, où elle dit :

Jeune, j'aurais aimé monter sur les planches. Je considère encore que c'est un très beau métier. En écrivant l'histoire de Flora Fontanges, j’ai en quelque sorte transposé une vie d’écrivain en une vie de comédienne. Elle entre dans ses rôles de la même façon que moi j’essaie de m’incarner dans mes personnages.11

7 Nathalie Watteyne [dir.], Anne Hébert. Chronologie et bibliographie, Montréal, Presses de l’Université de

Montréal, 2008, 315 p. [En collaboration avec Anne Ancrenat, Patricia Godbout, Lucie Guillemette et Daniel Marcheix.]

8 André Brochu, Anne Hébert : le secret de vie et de mort, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa (Coll.

Œuvres et auteurs), 2000, p. 203.

9 Daniel Marcheix, «‘’L’épreuve du feu’’ dans Le premier jardin : de la confiscation des origines à la

‘’vivifiante hystérie’’», dans Madeleine DUCROCQ POIRIER [dir.], Anne Hébert : parcours d’une œuvre, Montréal, Hexagone, 1997, p. 355-367.

10 André Brochu, Anne Hébert : le secret de vie et de mort, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa (Coll.

Œuvres et auteurs), 2000, p. 201.

11 Anne Hébert citée par Pierre Hétu, « Entre la mer et l’eau douce », dans Nuit blanche, le magazine du

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Bien des éléments rapprochent en effet l’auteure de sa protagoniste : les deux femmes, nées au Québec en 1916, partagent une même passion pour le théâtre et ont choisi de vivre en France pour se consacrer à leur art. Même si l’objectif du présent mémoire n’est pas de se fonder sur des éléments biographiques en vue d’éclairer l’étude du texte, force est de constater que de multiples points communs relient la figure de Flora Fontanges à celle d’Anne Hébert. Les critiques reconnaissent l’importance du Premier

jardin en tant que carrefour de l’imaginaire social hébertien. Précisons que dans les

études consacrées à ce roman, ce sont les perspectives historiques, féministes et identitaires qui ont jusqu’ici été majoritairement privilégiées, contrairement à la perspective générique que nous souhaitons emprunter pour aborder la façon dont le théâtre articule la représentation de l’odyssée mémorielle de Flora Fontanges et comment celui-ci se fonde sur une logique d’oscillation entre deux modes de rapport à la mémoire tournant autour des motifs de la convocation et de l’emprise. C’est d’ailleurs ce qui distingue notre présente étude du mémoire de maîtrise de Blandine Rollin, intitulé « Le théâtre dans le Premier jardin d’Anne Hébert ». Dans son ouvrage Une écriture de la

passion12, consacré au roman Kamouraska, Robert Harvey évoque déjà la dimension théâtrale qui englobe le récit second, celui du passé de la protagoniste Élisabeth Rolland. Le théâtre et la mise en scène romanesque revêtent une importance encore plus considérable dans le Premier jardin, car ils englobent tous les niveaux temporels.

Du reste, puisqu’il est déjà établi que des rapports biographiques sont perceptibles entre le personnage de Flora Fontanges et son auteure, Anne Hébert, cette recherche permettra également de dégager la symbolique des intertextes du roman et de mettre en lumière ce qu’apporte le processus créatif, à la fois chez le comédien et chez l’écrivain.

CADRE THÉORIQUE

Dans un premier temps, c’est en étudiant les multiples effets qui rapprochent le romanesque du dramatique ainsi que l’empreinte de la protagoniste comédienne sur les procédés narratifs au regard des constatations que Jacqueline Viswanathan-Delord présente dans son livre Spectacles de l’esprit, Du roman dramatique au roman-théâtre

12 Robert Harvey, Kamouraska d’Anne Hébert : une écriture de la passion : suivi de Pour un nouveau

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que nous pourrons dévoiler les caractéristiques intergénériques qui se manifestent dans la première partie du roman. Cette dernière se concentre, en effet, sur le déclenchement des remémorations de Flora qui vont de pair avec les micro-récits historiques, fortement inspirés par sa visite de la ville qu’elle effectue avec l’ami de sa fille, Raphaël. Nous nous interrogerons sur la façon dont les lieux conditionnent l’odyssée de Flora en nous appuyant sur la brève, mais éclairante, étude de François Ricard intitulée « Le décor romanesque »13. Nous verrons aussi comment l’espace du roman nous informe sur l’état d’esprit du personnage qui l’observe.

Dans un deuxième temps, nous définirons ce qui distingue la deuxième partie du roman où le passé de Flora prend le dessus sur son présent et suscite une véritable emprise. L’ouvrage d’Elizabeth R. Jackson14 qui porte sur la notion de « mémoire involontaire » dans l’œuvre de Marcel Proust nous sera utile pour rendre compte du changement qui s’opère dans la nature des souvenirs qui l’assaillent. Nous pourrons ensuite mettre en lumière le double renversement qui s’effectue, touchant le champ de présence de la comédienne ainsi que le schéma théâtral qui s’était déployé dans la première partie. Ce sont les écrits de Daniel Marcheix qui nous serviront d’assise méthodologique pour continuer à démontrer comment le langage théâtral influence les reconstitutions mémorielles, mais d’une manière différente. Flora finira par affronter volontairement sa mémoire et par vivre un processus de catharsis, que nous aborderons sous l’éclairage d’un article de Serge Tisseron, « La catharsis, purge ou thérapie? »15.

Enfin, la dernière partie se consacrera aux manifestations intertextuelles du roman, principalement aux références qui sont en rapport avec l’Histoire et le théâtre. Un inventaire de l’intertexte théâtral permettra, en outre, de révéler quel type de rôle a eu une influence sur la carrière et la vie de Flora ainsi que sur la manière dont le lecteur perçoit la comédienne. Par la suite, nous examinerons les liens qui unissent l’œuvre d’Alice au

pays des merveilles au Premier jardin étant donné les allusions que nous y avons

13 François Ricard, « Le décor romanesque », dans Études françaises, vol. 8, nº4 (novembre 1972), p.

343-362.

14 Elizabeth R. Jackson, L’évolution de la mémoire involontaire dans l’œuvre de Marcel Proust, Paris,

Éditions A. G. Nizet, 1966, 275 p.

15 Serge Tisseron, « La catharsis, purge ou thérapie ? » dans Régis DEBRAY [dir.], La querelle du

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relevées. Nous verrons également les particularités de la pièce Oh les beaux jours de Samuel Beckett et la signification que le rôle de Winnie peut détenir dans le parcours que Flora effectue. Tout cela nous mènera à relever les conceptions de l’Art qui sont véhiculées par le roman. À quoi sert le théâtre dans la vie de Flora Fontanges? Comment y perçoit-on la création artistique? Qu’apporte-t-elle à l’artiste? Voilà autant de questions auxquelles nous tâcherons de répondre en nous appuyant, entre autres, sur les écrits de Louis Jouvet dans son livre Témoignages sur le théâtre16, mais également sur ce que le roman nous a appris de la façon dont Anne Hébert concevait l’Art et la pulsion de la création. Pour terminer, mentionnons que tout au long de la recherche, nous nous sommes également référée aux grandes études sur Anne Hébert que nous avons recensées dans notre bibliographie et aux articles figurant dans la très enrichissante collection de l’université de Sherbrooke intitulée Les Cahiers Anne Hébert.

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CHAPITRE 1 - CONVOCATION AUX QUATRE COINS DE

LA VILLE ET DE L’HISTOIRE

1. INTRODUCTION

Au cours de ce premier chapitre, nous allons d’abord nous attacher à montrer comment la structure générale du roman est symbolique de l’état identitaire de la protagoniste et du rapport complexe qu’elle entretient avec l’art théâtral. Cela nous permettra de présenter les couches narratives du récit ainsi que le découpage du roman que nous avons choisi d’utiliser pour faciliter cette analyse. Nous allons nous attarder à la manière dont le roman est mis en scène et dont le personnage-comédienne de Flora Fontanges influence l’écriture et le profil générique de l’œuvre. Ensuite, nous examinerons le rapport que la protagoniste entretient avec la discipline dramatique avant d’observer la manière dont les lieux dans lesquels l’actrice évolue déclenchent une odyssée dans l’Histoire de sa ville. Dans le roman, de multiples micro-récits s’élaborent comme autant de spectacles dans lesquels Flora interprète des figures historiques féminines mises de côté par l’Histoire officielle. Il nous faudra nous pencher sur ces interprétations afin de déceler leur fonctionnement et leur retentissement au sein du roman. Le chapitre se terminera par l’analyse du point tournant constitué par le récit du destin d’Aurore Michaud. Grâce à l’interprétation de ces vies de femmes, Flora s’est préparée à vivre une sorte de catharsis, même si elle croyait au départ que le jeu lui permettrait plutôt de repousser ses souvenirs douloureux. À cet égard, la mort d’Aurore Michaud annonce une confrontation directe avec son passé et un « renversement des tensions17 » bouscule les schémas théâtraux et narratifs établis. Il ne sera alors plus question de l’Histoire, mais bien de l’histoire de Flora, et les mécanismes de l’emprise qu’exerce son passé traumatique seront examinés plus en profondeur dans le chapitre 2.

17 Daniel Marcheix, « Le temps sauvage et ses fantômes : mémoire et présence dans l’œuvre romanesque

d’Anne Hébert » dans Nathalie Watteyne et Anne Ancrenat [dir.], Le temps sauvage selon Anne Hébert, Montréal/Sherbrooke, Fides/Université de Sherbrooke, (Coll. Cahiers Anne Hébert nº6), 2005, p. 102.

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1.1 COMPOSITION DU ROMAN : PREMIÈRES CONSTATATIONS

Le Premier jardin est un roman qui, étonnamment, n’est pas découpé en chapitres,

mais plutôt en 52 sections comportant chacune pas plus de quelques pages. En plus d’élaborer un dialogue entre les formes artistiques, tels le théâtre, la poésie et l’écriture romanesque, sa structure temporelle superpose plusieurs époques et souvenirs, révélant une sensibilité à l’Histoire et aux mécanismes de la mémoire. Des sauts dans le temps et des jeux d’interprétation entre Flora et Raphaël forment des micro-récits qui parsèment le roman et forcent le lecteur à avancer par petits coups, à se prêter à ce jeu d’échos pour retracer à la fois la vie mouvementée de la protagoniste et l’existence de femmes qui sont liées à la ville de Québec. Des blancs typographiques séparent parfois les paragraphes pour signifier les moments où l’on passe du réel à un souvenir, la disposition aléatoire du texte suggère ainsi une certaine liberté envers le genre romanesque. D’emblée, dès les deux premières phrases, l’incipit dévoile au lecteur l’importance qu’aura le motif du double pour la protagoniste :

Deux lettres venant d’une ville lointaine, postées à quelques heures d’intervalle, dans des quartiers différents, par des personnes différentes, la joignent en même temps, dans sa retraite de Touraine et décident de son retour au pays natal. L’état civil affirme qu’elle se nomme Pierrette Paul et qu’elle est née dans une ville du Nouveau Monde, le jour de la fête de saint Pierre et saint Paul, tandis que des affiches, dispersées dans les vieux pays, proclament que les traits de son visage et les lignes de son corps appartiennent à une comédienne, connue sous le nom de Flora Fontanges18.

Au seuil du récit, la thématique de l’identité trouble transparaît et s’affirme comme la caractéristique la plus fondamentale du personnage principal. Son acte de naissance indique que Flora a été une enfant prise en charge par la société, une orpheline. De plus, jamais le nom de la ville natale en question n’apparaît, ni dans ces premières pages, ni dans la suite du roman et cela traduit visiblement la crainte que Flora éprouve de confronter ses vieux démons : « Depuis le temps qu’elle l’a quittée, d’ailleurs peut-être la ville s’est résorbée sur place comme une flaque d’eau au soleil ? Le vide de son visage est extrême alors qu’elle s’imagine, sous ses paupières fermées, la disparition possible de la ville19 ». Au même titre que l’identité de Flora nous échappe et n’est rendue accessible que par son apparence

18 PJ-p.9. 19 Ibid., p.10.

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physique, la ville, anonyme, ne se reconnaît que par la description inhérente aux lieux, réaffirmant ainsi la fissure identitaire comme une hantise apparente du texte. On découvre donc un personnage à l’identité trouble, dont l’apparence physique répond à deux noms distincts. On précise même qu’« [h]ors de scène, elle n’est personne. C’est une femme vieillissante. Ses mains nues. Sa valise usée20. » Le style minimaliste, composé de phrases courtes, parfois sans pronom et sans verbe, peut faire songer au ton d’une didascalie étant donné le statut particulier qu’occupe le théâtre dans la vie de Flora. Si la narration hébertienne présente des tendances analeptiques, elle adopte au sein du roman des configurations différentes à mesure que le récit se déploie, tel que démontré par Jaap Linvelt dans Aspect de la narration : thématique, idéologie, identité21. Cet ouvrage offre en effet une division du roman qui permet de voir comment le processus narratif s’avère symptomatique de la quête identitaire qui se produit. Méthodologiquement, nous avons choisi de présenter ce découpage parce qu’il nous permet de renforcer la fiabilité de la piste que nous empruntons en basant notre analyse sur l’opposition qui se crée entre la mémoire collective et la mémoire individuelle.

La première partie du roman, constituée des pages 9 à 74, correspond au refus du passé qu’entretient la protagoniste. Elle se caractérise par une narration principalement de type hétérodiégétique, effectuée par un narrateur anonyme qui se focalise sur Flora. La deuxième partie comprend les pages 75 à 121. Il s’agit d’une section où Flora et Raphaël deviennent les narrateurs de récits historiques qu’ils n’ont pas vécus, mais qui sont donnés comme vrais par l’insertion de certains faits documentaires. Toutefois, il est à noter que le narrateur anonyme est tout de même présent pour encadrer les micro-récits historiques et les anamnèses. Cette portion se termine avec le récit d’Aurore Michaud que nous considérons comme un point tournant crucial au sein de l’œuvre. La troisième partie est plus courte, elle débute à la page 123 et se termine à la page 134. Celle-ci coïncide avec le départ de Raphaël pour l’Isle-aux-Coudres. Le narrateur anonyme se focalise sur Flora pendant que ses souvenirs la rattrapent franchement. Alors qu’elle s’isole dans sa chambre d’hôtel pour trois jours, un changement narratif important se perçoit dans la quatrième

20 PJ- p.9.

21 Jaap Lintvelt, Aspects de la narration : thématique, idéologie et identité, Québec/Paris, Éditions Nota

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section, composée des pages 135 à 152. En effet, Flora prend la narration en charge, qui devient ainsi homodiégétique, au moment exact où elle choisit d’assumer son passé. Pour finir, la dernière partie du roman englobe les pages 153 à 189. Le narrateur anonyme reprend le cours du récit et Flora plonge au fond de sa mémoire en visitant l’ancien site de l’hospice Saint-Louis.

Au final, même si l’alternance entre les formes narratives n’est pas nettement découpée dans le roman, les diverses parties restent relativement homogènes sur les plans narratif et thématique, et elles illustrent une progression qui nous aide à structurer notre analyse et à l’asseoir sur des bases plus solides.

1.2 FLORA ET LE THÉÂTRE : CONVOCATION ET EMPRISE

Le rapport que Flora entretient avec le théâtre se révèle complexe et tout en nuances. Pour bien le cerner, il importe d’examiner le passé de la protagoniste afin de constater comment la discipline théâtrale lui a permis de défier les conventions sociales et les attentes que l’on avait envers elle. Puis, le fait de considérer quelle place occupe le théâtre dans sa vie et selon quelles modalités il influence son contact avec le monde nous permettra de dégager la récurrence de certains motifs contradictoires.

La petite enfance de Flora s’est déroulée à l’hospice Saint-Louis où elle a été recueillie par des religieuses. Orpheline, on lui a donné le nom de Pierrette Paul parce qu’elle est née le jour de la fête de saint Pierre et saint Paul. Il s’agit de sa première identité, si l’on peut dire. Elle est donc élevée dès son tout jeune âge selon des principes religieux où : « il fallait garder les yeux baissés, le plus souvent possible, et surtout ne jamais regarder en face les supérieures22. » Entourée d’images et d’histoires à caractère biblique, son existence se déroule dans un décor impersonnel : « Les murs nus du réfectoire, la grande croix noire au-dessus de la tribune, les tables interminables, les bancs de bois où s’entassent une centaine de filles en noir, penchées sur la soupe aux choux aigres et la viande grise23. » À ses onze ans, un évènement tragique se produit et bouleverse le cours de son destin. Un incendie majeur éclate au sein de l’hospice, faisant trente-six victimes,

22 PJ- p.137. 23 Ibid., p.142.

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toutes des petites filles comme elle. Flora est sauvée par Rosa Gaudrault qui brave les flammes pour sauver d’autres enfants avant d’y perdre la vie. Cet accident hante sa mémoire et constitue le noyau traumatique du roman. Par la suite, elle est adoptée par monsieur et madame Eventurel. Même si « [o]n ne l’a pas consultée. Elle a été transplantée de l’hospice Saint-Louis dans le petit appartement des Eventurel, rue Bourlamaque24 », la métamorphose qu’elle vivra en recevant le nom de Marie Eventurel constituera son premier véritable contact avec le théâtre. Souffrant de la scarlatine, elle est mise en quarantaine avant d’être rasée et désinfectée de la tête au pied. Muette, elle apprendra petit à petit le langage et les manières de sa famille adoptive avant de finalement rompre le silence.

-Je prendrais bien un peu de charlotte russe, s’il vous plaît ?

Cela sonnait bien dans sa tête comme sa première réplique de théâtre. Elle, qui n’avait jamais vu ni théâtre ni cinéma, voilà qu’elle se trouvait en mesure de jouer le rôle que les Eventurel lui destinaient. Elle devenait leur fille à part entière, ayant attendu dans le silence de posséder parfaitement leur vocabulaire, afin de pouvoir s’adresser à eux, d’égal à égal, enfant du même monde, croyait-elle, sans rien qui puisse la découvrir et la compromettre25.

Cette seconde identité qu’on lui impose, elle la porte comme un costume, comme un masque. Après s’être confondue dans une masse de jeunes filles en noir, que l’on voulait toutes pareilles les unes aux autres, elle doit endosser le rôle que ses parents adoptifs ont conçu spécialement pour elle. Et si elle accepte ce pacte, c’est précisément à cause de sa peur d’être prise au piège dans sa propre identité.

Un jour, il y a très longtemps, elle venait à peine d’arriver chez les Eventurel, c’était l’hiver, rue Bourlamaque, elle a été saisie par une idée surprenante qui, en se prolongeant, risquait de la jeter dans le désespoir. N’être que soi toute la vie, sans jamais pouvoir changer, être Pierrette Paul toujours, sans s’échapper jamais, enfermée dans la même peau, rivée au même cœur, sans espérance de changement, comme ça, tout doucement jusqu’à la vieillesse et la mort26.

La hantise d’être « rivée au même cœur » semble constituer l’impulsion première qui la guide vers la discipline théâtrale et lui apporte cette « étrange attirance27 » envers les autres. Le propre du comédien n’est-il pas de guetter avidement ceux qui l’entourent pour

24 PJ- p.136. 25 Ibid., p.137. 26 Ibid., p.63. 27 Id.

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saisir les émotions et ainsi savoir les rendre à son public ? Dans le cas de Flora et du théâtre, il s’agit d’un processus plus profond encore, voire beaucoup plus complexe : « essayer une autre peau que la sienne comme on essaie des gants dans un magasin, ne plus gruger sans cesse le même os de sa vie unique, mais se nourrir de substances étranges et dépaysantes28. » Pour notre protagoniste, tout porte à croire que le théâtre garantit sa survie, que c’est une question de vie ou de mort. D’ailleurs, les romans hébertiens ont souvent cette particularité de présenter l’art de manière à la fois vitale et mortelle. Très vite, Flora entretient une obsession de l’autre qui se transforme en idéal, elle deviendra, de son propre aveu, « une voleuse d’âme29 » et ira même jusqu’à épier le dernier soupir des mourants dans les hôpitaux. Son ambition de multiplier son existence la pousse vers une vie consacrée au théâtre. Lorsque sa famille adoptive tente de la marier en lui organisant un bal chez sa fausse grand-mère, elle annonce son choix de devenir comédienne et de se choisir un nom qui soit bien à elle. Cette profession, indigne de son rang et associée au diable, signe une rupture nette entre elle et les Eventurel. Elle partira dans les vieux pays pour apprendre son métier envers et contre tous. L’exil lui permettra enfin de choisir son destin.

En définitive, cette alliance avec le théâtre ne sera pas de tout repos : la pratique de ce métier entraîne Flora dans un tourbillon de sentiments et de situations contradictoires qui nous parait, de prime abord, particulièrement bien exprimé par le motif de la convocation. À ce sujet, l’article « Ordre et rite : la fonction du cortège dans Le Premier jardin d’Anne Hébert30 », coécrit par Constantina T. Mitchell et Paul Raymond Côté, offre un point de vue intéressant :

Se prépare ainsi le geste de la convocation, central à l’élaboration narrative du Premier

jardin, car c’est par l’effort pour voir ou pour rappeler une suite d’êtres ou d’objets que

s’articule, dans tous ces moments de passage et d’évincement, le désir de combler un vide. Bien que les expressions de convocation abondent dans le corpus littéraire hébertien, dans Le Premier jardin, elles constituent un réseau lexical dont le champ

28 PJ-p.63. 29 Ibid., p.81.

30 Constantina T. Mitchell et Paul Raymond Côté, « Ordre et rite : la fonction du cortège dans Le Premier

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sémantique se greffe expressément, et plus visiblement qu’ailleurs, sur les thèmes du théâtre et de la représentation dramatique31.

D’ailleurs ce leitmotiv agit sur plusieurs facettes, qu’il s’agisse de convoquer « le temps révolu32 » ou l’instant présent, des souvenirs de sa fille Maud ou des personnages théâtraux et historiques, le nombre des passages dans le roman qui impliquent la récitation de prénoms anciens témoigne de la profondeur du réseau de sens qui se dessine autour de ce motif. L’attirance qu’éprouve Flora pour le théâtre lui impose de convoquer en elle, tout autant des personnages, des sentiments ou même des moments difficiles liés à son passé pour offrir les interprétations les plus réussies.

Elle leur ferait vivre le Vray Procès de Jeanne, sans ménagement aucun, n’ayant pour cela qu’à puiser à la source de sa vie là où un grand feu barbare brûle encore et la fait hurler en rêve. De tous ses rôles, celui de Jeanne a été le plus applaudi au cours de sa carrière. Mais pourrait-elle le reprendre, ce rôle, ici, dans la ville, sans risquer d’y perdre la vie33 ?

Dans cet extrait, la jouissance d’habiter le personnage de Jeanne s’ajoute à une certaine forme de souffrance qui semble, tout au long du roman, être l’apanage du comédien. Si Flora doit puiser au cœur de sa mémoire affective pour faire vivre un personnage, plus les expériences dont elle s’inspire sont véritables et douloureuses, plus le public appréciera le résultat sur la scène. Interpréter un rôle donne lieu à cette « vivifiante hystérie34 » :

Éclater en dix, cent, mille fragments vivaces ; être dix, cent, mille personnes nouvelles et vivaces. Aller de l’une à l’autre, non pas légèrement comme on change de robe, mais habiter profondément un autre être avec ce que cela suppose de connaissance, de compassion, d’enracinement, d’effort d’adaptation et de redoutable mystère étranger35.

Chaque fois qu’elle est entre deux personnages, inlassablement, « [e]lle cherche un nom de femme à habiter. Pour éclater dans la lumière36. » Paradoxalement, le thème de la convocation s’accompagne également de son revers, l’emprise. Dans le roman, il se perçoit

31 Constantina T. Mitchell et Paul Raymond Côté, « Ordre et rite : la fonction du cortège dans Le Premier

jardin d’Anne Hébert », dans The french Review, vol. LXIV, nº3 (février 1991), p.455.

32 PJ- p.104. 33 Ibid., p.27-28. 34 Ibid., p.35. 35 Ibid., p.64. 36 Ibid., p.49.

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sous plusieurs facettes, que ce soit l’emprise des lieux, de la ville, de la mémoire, des personnages et de leur destin souvent tragique qui s’exerce sur elle ; cela la terrorise tout en la fascinant. Elle recherche cette emprise du personnage qui l’éloigne de sa propre vie tout en la rendant étrangement si vivante à la fois. Il y a d’abord cette excitation à se multiplier à nouveau, puis l’effort d’être une autre avant d’en arriver à cette sorte de vide qu’elle ressent lorsqu’elle quitte un rôle : « [e]lle met de côté le rôle de Winnie. Se lave de la vilaine figure et du corps ravagé de Winnie qui lui collent à la peau. À nouveau, elle n’est plus personne en particulier. Ni jeune ni vieille. Elle n’existe plus tout à fait37. »

D’une certaine façon, plus on avance dans le roman, plus on comprend que la réalité semble à Flora terriblement terne et fade par rapport à la puissance de ses expériences scéniques et mémorielles. Son rapport avec l’art dramatique se résume ainsi en une kyrielle de contradictions, elle convoque le théâtre tout en étant sous son emprise, ses performances scéniques lui apportent à la fois exaltation et supplice ; bref, elle ne sait plus où se trouve la frontière entre l’être et le paraître, et les dédoublements qu’elle vit au théâtre coïncident avec son état identitaire fragmenté.

1.3 UN ROMAN DE LA « MISE EN SCÈNE »

Puisque notre mémoire vise, entre autres, à mettre en lumière l’intergénéricité du

Premier jardin, le simple fait que notre protagoniste soit comédienne suscite déjà un certain

questionnement.

Il arrive cependant que cet être pluridimensionnel [le comédien] quitte l’univers de la scène pour plonger dans celui du roman ; qu’il se transforme lui-même en personnage de fiction, au lieu de le prendre en charge et de l’incarner. Quels sont les effets d’une telle « migration » sur l’écriture romanesque et dans quelle mesure l’identité et l’origine théâtrale du personnage-comédien prédésignent-elles la conception centrale et le profil générique de l’œuvre38 ?

La « migration » dont il est question dans la citation ci-dessus provoque des impacts notables sur l’écriture romanesque. Il est possible de déceler des indices que notre personnage-comédien hante la généricité du texte, considérant la nature particulière du

37 PJ-p.49.

38 Aphrodite Sivetidou et Maria Litsardaki [dir.], Roman et théâtre : Une rencontre intergénérique dans la

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statut que le théâtre occupe au sein du roman. Plusieurs procédés narratifs remplissent cette fonction de rapprocher le romanesque du dramatique et cela nous permet de prétendre que la fiction aspire, par certains de ces aspects, au statut de « spectacle de l’esprit39 », expression empruntée à Jacqueline Viswanathan-Delord. Ce qualificatif convient à des textes romanesques hybrides qui affichent des liens étroits avec la discipline théâtrale en employant, par exemple, sa forme dialogique ou en démontrant : « la théâtralisation d’une conscience qui projette ses fantasmes sur une scène intérieure40. » Dans le cas qui nous intéresse, Le Premier jardin n’est pas un roman où les dialogues prennent une place prépondérante, mais il privilégie certainement la présentation scénique, et cela se perçoit par l’effacement d’un narrateur pourtant omniscient. En effet, cette absence feinte de l’énonciation permet de considérablement renforcer l’illusion d’autonomie associée aux personnages et l’importance des scènes et de l’action en général. Des phrases courtes, descriptives et débutant souvent par des verbes, participent à un effet d’immédiateté qui rappelle le théâtre au point où on a l’impression parfois de lire une didascalie ou des directives données à un comédien. En voici un exemple concret :

Céleste demande à prendre un bain. Elle s’enferme dans la salle de bains. Revient en trombe dans la chambre. Se promène toute nue. Cheveux blonds, aisselles et pubis noirs, bras et jambes démesurés. Fouille dans ses affaires. À genoux par terre. Retourne dans la salle de bains. S’asperge de la tête aux pieds avec le parfum de Flora Fontanges. Crie, à travers la porte, qu’elle pue la vieille actrice à plein nez41.

Le fait que les pronoms personnels soient escamotés consolide cette illusion d’un narrateur absent. La discrétion du narrateur crée un effet d’autant plus prenant qu’on favorise le « montré » sur le « raconté » : « [q]uand il s’agit d’un spectacle de l’esprit, l’auteur peut spécifier, avec une autorité absolue, le sens des moindres gestes ou expressions de ses personnages42. » Du reste, il est intéressant de constater comment le narrateur, au lieu d’être le conteur officiel de l’histoire, agit à plusieurs reprises comme s’il transmettait le résumé d’un spectacle auquel il a assisté, et ce, même lorsqu’il se focalise sur les pensées internes de Flora.

39 Jacqueline Viswanathan-Delord, Spectacles de l’esprit, Du roman dramatique au roman-théâtre, Québec,

Les Presses de l’Université Laval, 2000, 266 p.

40 Ibid., p.20. 41 PJ-p. 25.

42 Jacqueline Viswanathan-Delord, Spectacles de l’esprit, Du roman dramatique au roman-théâtre, Québec,

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Elle voudrait être ailleurs. Anywhere out of this world, se répète-t-elle. Est venue ici pour jouer un rôle au théâtre. Le jouera ce rôle. Puis s’en ira finir sa vie ailleurs. À moins que sa fille ne surgisse tout à coup. Ses bras autour de son cou. Sa joue fraîche contre sa joue43.

Pour véhiculer une expérience tout aussi directe et physique que celle du théâtre, un vocabulaire axé sur les sens prolifère dans le roman en mettant l’accent sur certains éléments par un processus de grossissement qui s’apparente à celui du zoom au cinéma. Par exemple, cette « joue fraîche » nous rend la fille de Flora d’autant plus présente qu’elle est justement en fugue. C’est un peu comme si un projecteur avait mis l’accent sur un élément significatif du spectacle. Également, dans la même perspective de livrer une expérience directe au lecteur, la description s’avère beaucoup plus présente dans le texte que toute autre forme de commentaires ou de digressions effectués par le narrateur. On ne peut évidemment pas passer sous silence les magnifiques évocations de la ville de Québec que le roman offre.

Un grand ciel extrêmement haut, pas tout à fait noir, brille de mille points lumineux. Le fleuve qui n’a pas encore quitté sa propre lumière répète le ciel et scintille de toutes ses vagues luisantes. Un piétinement confus de sabots sur des planches, des vies chaudes, bruyantes, qui passent. La terrasse Dufferin déverse sa foule nocturne sous le ciel d’été. Ceux de la haute ville rejoignent ceux de la basse ville, sur la promenade de bois. Deux courants se rencontrent, se heurtent et se mêlent sur les planches sonores, pareils au mouvement du fleuve lorsque les eaux douces rejoignent les eaux salées, se brouillent un instant et suivent leur cours saumâtre44.

Plusieurs figures de style et un vocabulaire imagé travaillent à rendre les évocations de lieux plus vivantes. Ces descriptions n’ont pas qu’une simple fonction esthétique, on sent qu’il s’agit aussi d’une valorisation du décor visant à rendre la fiction plus réelle au lecteur : « [l]a richesse visuelle de l’évocation, ce que Diderot appelle la ‘’pantomime’’ quand il parle de théâtre, est un élément essentiel de la construction du monde fictif. Elle exige le regard intérieur d’un lecteur capable de mettre en scène ce spectacle de l’esprit45. » Certes, cela peut apparaître anodin, car plusieurs romans accordent une attention particulière à leurs descriptions sans nécessairement entretenir de lien avec la discipline

43 PJ-p. 37. 44 Ibid., p.44.

45 Jacqueline Viswanathan-Delord, Spectacles de l’esprit, Du roman dramatique au roman-théâtre, Québec,

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théâtrale. Cependant, dans le contexte du Premier jardin et de sa protagoniste comédienne, le travail du décor permet de faire jaillir à la fois la mémoire de Flora et certaines de ses interprétations.

Un autre indice intergénérique transparaît dans la forme du récit qui n’est pas linéaire, mais qui se compose plutôt d’une succession de plusieurs saynètes, soit, à propos du présent de Flora, de son passé personnel ou du passé historique qu’elle met en scène avec Raphaël. Ces mises en abyme ou ces micro-récits instaurent un rythme de lecture calqué sur un théâtre plus moderne où il revient au spectateur de reconstruire la chronologie et le temps de l’intrigue. Plus encore, on assiste parfois à une véritable théâtralisation de la conscience de Flora quand elle se met elle-même en scène à d’autres époques de sa vie.

Quelle petite fille s’attarde dans la tête de Flora Fontanges, prononce distinctement une phrase sans rapport avec la grande personne usée qu’est devenue Flora Fontanges ? - S’il vous plaît, monsieur, une cenne de savate ?

Un petit paquet de bûchettes noires, creuses comme des macaronis, attachées avec une ficelle rouge, minuscule fagot de réglisse, est exposé dans la vitrine de M. Smith. Le désir retrouvé. La convoitise intacte. Elle entend de nouveau cette voix de petite fille dans sa tête.

- S’il vous plaît, monsieur, une cenne de savate46 ?

Cet exemple est éloquent, car il présente un souvenir dont la « mise en scène » accentue l’effet dramatique entourant la remémoration. Inconsciemment, Flora acquiert le statut de spectatrice quand elle entend la petite fille parler tout en ressentant physiquement son désir et sa convoitise envers les confiseries. Marie Eventurel, ou Flora petite fille, devient ainsi un personnage à part entière au sein de la mémoire de notre protagoniste. Par ailleurs, il est d’autant plus étonnant de constater que ce roman de la mémoire, intimiste à certains égards, n’emploie que très peu le « je ». Cette particularité renforce notre impression que ce roman tisse des liens étroits avec la discipline théâtrale, car, elle procure un sentiment d’étrangeté et de dédoublement tout en soulignant l’artificialité de la fiction et sa nature fondamentale de construction de l’imaginaire. Quand Flora se regarde agir dans ses propres souvenirs ou s’entend parler, comme c’est le cas dans notre exemple ci-dessus, tout se passe comme si l’apparition annihilait le présent, comme si la scène s’offrait en un spectacle de la mémoire qui échappe à son contrôle.

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Avant de conclure ce point, il nous faut mentionner combien le fait que la pièce de théâtre à laquelle Flora participe soit Oh les beaux jours de Samuel Beckett n’est pas anodin. Même si nous analyserons plus en profondeur les références intertextuelles du roman dans le chapitre trois, il nous faut déjà souligner que cette pièce intègre plusieurs thèmes qui figurent également dans le Premier jardin. Par ailleurs, le personnage de Winnie agit comme s’il possédait l’autorité d’un narrateur de roman, et Flora interprète ce rôle alors même qu’elle est actrice au sein d’un roman. L’instance narrative articule ainsi plusieurs procédés qui miment la vocation dramatique de Flora et, tout en rendant la matière fictionnelle plus prenante pour le lecteur, ce réseau de liens révèle une écriture profondément polysémique.

1.4 LE DÉCOR : DÉCLENCHEUR D’UNE ODYSSÉE DANS LA MÉMOIRE COLLECTIVE

« Inscrire ses personnages et son intrigue dans un décor qui n’est rien moins que le monde du lecteur constitue le meilleur moyen de faire oublier qu’il s’agit d’une fiction47 »

L’espace romanesque apparaît comme un élément bien souvent négligé au sein des études sur le roman. Néanmoins, dans « Le décor romanesque », François Ricard pose une prémisse importante :

Le paysage dans lequel se déroule une scène ne sert pas uniquement de cadre ou d’accompagnement. Sa collaboration, encore ici, est beaucoup plus étroite. Car en plus de localiser la scène en question, donc de la rendre présente, il contribue également à mettre en lumière sa signification48.

Quoiqu’ils semblent ne posséder qu’une raison d’être purement esthétiques, les lieux qui encadrent les scènes romanesques véhiculent un sens inhérent aux autres composantes du roman, et ce, même lorsqu’ils se font discrets. Or, le décor revêt une importance capitale à l’intérieur du Premier jardin, non seulement parce qu’il figure parfois un espace scénique, mais plus particulièrement parce que la visite des lieux conditionne l’odyssée

47 Audrey Camus et Rachel Bouvet [dir.], Topographies romanesques, Montréal/Rennes, Presses de

l’Université du Québec/Presses universitaires de Rennes, 2011, p.34.

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mémorielle de Flora à travers la mémoire collective et ses souvenirs personnels. Manifestement, si la plupart des romans nous offrent une perception moindre de l’espace à cause de l’intrigue qui tend à prendre le devant de la scène romanesque, dans le Premier

jardin, il en va tout autrement. L’intrigue se voit subordonnée par l’espace tout comme le

démontre le trajet des errances de Flora et Raphaël au cœur de la ville. Par ailleurs, il faut savoir distinguer la réalité de la « représentation de la réalité » à laquelle nous sommes confrontés, surtout quand un décor imite des lieux réels, comme c’est le cas dans le

Premier jardin.

C’est pourquoi il ne faut pas chercher dans le décor romanesque un quelconque document sur la réalité des choses — puisque l’univers dans lequel nous introduit le roman est essentiellement autre, construit et ordonné autour d’une conscience à laquelle chaque décor se prête, qu’il a pour fonction d’exprimer et à laquelle il renvoie inlassablement. Monde recréé, monde cohérent, univers qui, loin de se prétendre réel ou objectif, est, jusque dans ses moindres parties, personnalisé, particularisé par le sens qu’il a pour mission de porter49.

« [L]e décor romanesque n’est au fond qu’un être psychique, subjectif, conditionné qu’il est jusque dans ses moindres détails par le point de vue de l’observateur50. » Flora occupe ce rôle d’observatrice de la ville de Québec et c’est donc son regard qui filtre les descriptions, celles-ci étant conçues comme « objet intentionnel51 » au sens où elles portent une intention relative à la scène qu’elles font voir ou à l’état d’esprit du personnage voyant. Étant donné que la visite de la ville est placée sous le sceau du refus caractérisant le refoulement identitaire de Flora, on s’aperçoit que celle-ci a tendance à se focaliser sur de petites choses ou détails sans importance, qu’il lui est difficile d’avoir une vue d’ensemble et de l’approfondir pendant un long moment. Daniel Marcheix ajoute que : « La dynamique perceptive, toute en rupture, suscite ainsi un environnement fondamentalement disjoint et dessine un champ de présence privé de profondeur par l’affaiblissement de la visée du personnage52. » Bref, notre espace romanesque révèle le personnage de Flora en nous en apprenant sur sa « visée », mais il dévoile également des éléments qui servent son odyssée

49 François Ricard, « Le décor romanesque », dans Études françaises, vol. 8, nº4 (novembre 1972), p.361. 50 Ibid., p.352.

51 Id.

52 Daniel Marcheix, « Le temps sauvage et ses fantômes : mémoire et présence dans l’œuvre romanesque

d’Anne Hébert » dans Nathalie Watteyne et Anne Ancrenat [dir.], Le temps sauvage selon Anne Hébert, Montréal/Sherbrooke, Fides/Université de Sherbrooke, (Coll. Cahiers Anne Hébert nº6), 2005, p.101.

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mémorielle. D’abord, les lieux affichent une nature fondamentalement hybride : parce qu’ils agissent comme des stimulateurs de la mémoire, ils apparaissent à la fois de manière fascinante et menaçante à notre protagoniste. Les lieux peuvent avoir un aspect rassurant quand ils lui permettent d’inventer des mises en scène pour interpréter des personnages, mais ils sont également source d’une inquiétude profonde quand ils se voient parasiter par des images du passé ou des apparitions comme celles, assez fréquentes, de Maud. Cette tension entre la peur et la fascination a un retentissement plus profond au sein du roman, car elle symbolise également le rapport que Flora entretient avec ses souvenirs.

Flora Fontanges craint plus que toute chose de réveiller des fantômes et d’avoir à jouer un rôle parmi les spectres.

Elle presse le pas, marche de plus en plus vite. Comme si on pouvait la joindre à la course. Évite soigneusement de passer la porte Saint-Louis. Ne verra pas aujourd’hui les façades grises de l’Esplanade ni la haute demeure de sa fausse grand-mère qu’on a transformée en hôtel. En passant près des anciens tennis du parlement, la vue des montagnes et du ciel, au loin, un instant, lui entre dans le cœur par surprise53.

Ce qui ressort de cet extrait, c’est le motif de la poursuite, comme si Flora ressentait profondément le besoin de fuir les présences qui hantent l’endroit. Par contre, les lieux qui l’entourent détiennent également le pouvoir de lui « entr[er] dans le cœur par surprise54 » tant ils sont beaux. Une autre opposition qui se dégage fréquemment de notre analyse du décor est celle qui se crée entre le passé et le présent. Curieusement, l’instance narrative ne glisse pas que sur le décor dans le but de le décrire, elle adopte plutôt un point de vue interrogateur qui confronte les souvenirs de Flora à la nouvelle apparence des lieux.

Pour ce qui est de la rue Plessis, rien à craindre de ce côté. Elle a très bien vu sur le plan que cette rue n’existe plus. Ni les rues avoisinantes. On a démoli tout le quartier, le dédale des petites rues et ruelles, les maisons convenables et les masures derrière les belles demeures de la Grande-Allée. Mais où sont passés les gens qui habitaient là ? A-t-on allumé un feu de joie avec les vieux désespoirs, pêle-mêle avec les vieilles casseroles, les matelas crevés, les hardes crasseuses ? Qui donc a soufflé, comme un château de cartes, le magasin de bonbons de M. Smith55 ?

Le choc qui se produit entre les souvenirs et le réel s’avère la source même de l’odyssée de Flora dans la mémoire de sa collectivité. Ce perpétuel questionnement traduit

53 PJ-p.22. 54 Id. 55 PJ- p.37.

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les souvenirs refoulés qui refont surface dans la vie du personnage principal ; les lieux et le fait qu’ils soient décrits par rapport à leur apparence passée dévoilent ainsi l’intériorité de Flora en exprimant sa tendance subconsciente à interroger sa mémoire. Ces oppositions illustrent également la position conflictuelle dans laquelle Flora se pose par rapport au monde qui l’entoure. En somme, la protagoniste est révélée par le milieu ambiant dans lequel elle circule et la ville de Québec, présentée comme une ville désordonnée avec son enchevêtrement de ruelles, de vieux quartiers et de quartiers rénovés, de bâtiments historiques et de nouvelles terrasses, véhicule le motif du double mentionné, entre autres, par Paul Raymond Côté. Nous pourrions nous aventurer encore plus loin en posant l’hypothèse que la symbolique labyrinthique de la mémoire et des chemins de l’inconscient, thème qui se trouve au cœur du roman, s’applique également assez bien à la présentation de la ville. Dans un autre ordre d’idées, plusieurs des exemples que nous avons présentés mènent à découvrir un schéma récurrent concernant les descriptions.

Elle regarde les maisons victoriennes, transformées en cafés et en restaurants. Elle se demande quand est-ce que cela a commencé, tous ces parasols, ces marquises bariolées, ces petites tables, ces chaises plantées comme sur une plage, tout le long de la Grande-Allée56.

La présence des phrases interrogatives que nous avons décelée plus haut peut être associée à ce que François Ricard nomme « niveau subjectif » ou « décor subjectif » en faisant allusion à des instants où le décor est actif dans le roman tandis que la conscience du héros se fait plutôt passive. Par opposition, le « niveau objectif » définira alors les moments où le décor se glisse dans le déroulement temporel de l’action, autrement dit, les temps où l’espace figure simplement comme un arrière-plan passif. Dans l’exemple retenu, Flora se laisse pénétrer par l’environnement qui l’entoure et l’instant semble alors s’allonger. Une analyse plus approfondie des multiples micro-récits révèle une alternance frappante entre le niveau objectif et subjectif, c’est-à-dire que dans la majorité des cas, un passage où le décor est subjectif annonce un souvenir qui sera traité d’une manière objective. Faisant figure de pause, ces moments où le personnage s’efface pour laisser place au décor semblent donc annoncer les plongées dans la mémoire ou les jeux d’interprétation qui mettent en scène un personnage historique. L’un des micro-récits les plus substantiels du roman est celui où

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Flora et Raphaël donnent vie à Barbe Abbadie. Le décor y revêt un rôle capital puisqu’il se transforme en espace scénique. Tout débute lorsque Flora sort de sa répétition avec le directeur du théâtre l’Emérillon : « Elle est seule au bord du fleuve dans la partie basse de la ville, là où tout a commencé il y a trois siècles. Cela ressemble à un décor de théâtre. Elle cherche un nom de rue qui est un nom de femme et dont lui a parlé Raphaël57. » Le lieu où se trouve Flora revêt un aspect mythique profondément ancré dans l’histoire de la ville, il confère d’ores et déjà une atmosphère propice à la reconstitution d’une destinée qui se crée par la puissance d’évocation du nom.

Un nom, rien qu’un nom, et ça existe déjà très fort en elle.

Barbe Abbadie, se répète-t-elle alors que brusquement le ciel devient tout noir.

On peut suivre les premières gouttes de pluie, lentes et espacées, une à une, comme des taches sombres sur les pierres des champs et les pierres à moellon des vieilles maisons qui bordent la place Royale.

Toute la patine de la vie sur les murs et sur les toits a été soigneusement grattée et essuyée. Voici des demeures d’autrefois, fraîches comme des jouets flambants neufs. Le fleuve est là, grésillant de pluie contre les quais.

Bientôt des trombes d’eau noire s’abattent sur la ville.

C’est un café encombré de gens dégoulinants de pluie, aux cheveux plaqués, aux allures de noyés.

Raphaël a rejoint Flora Fontanges. Ils parlent de Barbe Abbadie. Ils se demandent ce que Barbe Abbadie a pu faire de bien pour qu’on lui donne une rue et ce qu’elle a bien pu faire de mal pour qu’on lui retire cette rue presque aussitôt. Ils décident d’un commun accord de l’âge de Barbe Abbadie, de son état civil, de sa vie et de sa mort58.

Le décor donne l’impulsion nécessaire au jeu de la mise en scène. En effet, comme c’est le cas lorsque l’on assiste à une représentation théâtrale, l’éclairage se tamise quand le ciel devient noir, les demeures d’autrefois sont comme rafraîchies, prêtes à servir d’arrière-plan à la scène et la proximité forcée des gens qui s’entassent dans le café rappelle l’ambiance d’un spectacle. D’insistant, l’environnement réel s’estompe ensuite sous la pression de l’aventure mnémonique qui tend à parasiter le présent fictionnel. Certes, il s’agit là d’une odyssée mémorielle, et ce, même si Flora ne s’aventure pas dans sa propre mémoire, mais bien dans celle de sa collectivité. Ce micro-récit déploie une mise en abyme particulièrement enrichissante de la construction d’un personnage, faisant référence tout autant à l’univers théâtral que romanesque. La théâtralité de cet extrait expose l’artificialité du monde fictionnel en rendant le lecteur sensible aux dessous de la création. Bref, les jeux

57 PJ-p.49. 58Ibid., p.50-51.

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d’interprétation que partagent Raphaël et Flora laissent transparaître la « fabrique » des

personnages.

Tout en buvant son thé glacé, Flora Fontanges imagine les mains et les yeux de Barbe Abbadie. Des yeux bleu foncé, des mains douces et fortes. Elle tente de saisir Barbe Abbadie de face et de profil. Son petit nez, son menton rond. Elle cherche à découvrir le son de sa voix depuis longtemps avalé par l’air du temps. Flora Fontanges ne fait plus attention à Raphaël en face d’elle. Elle rêve de s’approprier le cœur desséché de Barbe Abbadie, de l’accrocher entre ses côtes, de le rendre vivant à nouveau, comme un cœur de surcroît, de lui faire pomper un sang vermeil à même sa poitrine.

Raphaël entre dans le jeu. Il dit qu’il faut bien situer l’époque à laquelle Barbe Abbadie a vécu. Pourquoi pas le milieu du dix-septième siècle, vers 1640, par exemple ?

Flora Fontanges pense à l’odeur de Barbe Abbadie qui devait être puissante à une époque où on ne se lavait pas beaucoup. Sous les bras et sous les jupes de Barbe Abbadie, son drapier de mari devait suffoquer d’extase sauvage.

Il faut l’habiller, cette femme, lui offrir de la toile fine et de la dentelle, des robes et des fichus, des coiffes et des bonnets et un trousseau de clefs complet avec la clef du sel et du vin, celle des draps et des serviettes, et la toute petite clef d’or de la cassette à bijoux.

Raphaël parle du musée, là, tout à côté, où l’on trouve plein d’objets et d’ustensiles ayant servi aux premiers habitants du pays. Dès que la pluie aura cessé, il faudra se mettre en quête du ménage perdu de Barbe Abbadie : un pilon à sel dans son mortier, un rouet pour filer la laine et peut-être même le trousseau de clefs qui donne accès à toute la vie de Barbe Abbadie.

Il s’agit de mettre la main sur la bonne clef, et Flora Fontanges s’approprie sur-le-champ l’âme et le corps de Barbe Abbadie. Elle en tire des paroles et des gestes, elle fait que Barbe Abbadie entend, voit, écoute, rit et pleure, mange et boit, fait l’amour tous les soirs, se roule de bonheur dans des draps de toile bise59.

Un premier détail saute aux yeux concernant cette citation : c’est le nombre important de fois où le nom Barbe Abbadie est répété. En tout, on dénombre vingt-trois occurrences seulement entre la page 49 et la page 53. Tout se passe comme si le fait d’évoquer ou de mentionner un nom amplifiait l'identification de Flora, comme si la comédienne pouvait, à l’aide d’incantations et en récréant chacune des facettes de cette femme d’autrefois, être littéralement possédée par elle. En décrivant et en imaginant chacun des détails du physique, de la personnalité et de l’environnement dans lequel Barbe Abbadie évoluait, Raphaël et Flora donnent l’impression d’être à l’une de ces rencontres entre un metteur en scène et sa comédienne pour tenter de cerner l’essence du personnage auquel il faudra donner vie.

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-Rassure-toi, mon petit Raphaël, tout ça, c’est du théâtre.

Quelques gouttes de pluie traînent et s’étirent sur la vitre. Les conversations montent d’un cran dans le café, comme si tout le monde, délivré de l’occupation de regarder tomber la pluie, se mettait soudain à parler en même temps.

Flora Fontanges s’apaise, peu à peu, se retire en même en elle-même. Joue avec la courroie de son sac. Dit qu’elle veut rentrer. Raphaël se demande s’il n’a pas rêvé. C’est une femme ordinaire qui se tient devant lui et qui attend qu’il ait fini de boire son jus d’orange60.

Flora rompt le charme de la destinée de Barbe Abbadie en avouant que toute cette histoire n’était que du théâtre. Les gens se remettent à parler comme ils le feraient à la toute fin d’un spectacle. En apparence inoffensif, ce jeu de faire apparaître des personnages historiques féminins révèle ici aussi les motifs de convocation et d’emprise que nous avons évoqués précédemment.

Encore une fois, ils sont d’accord tous les deux, parfaitement complices d’un jeu qui les enchante. Ils ont ce goût et ce pouvoir de faire venir le temps d’autrefois sur la ville, la même lumière convoquée, la même couleur de l’air répandue partout, alors que la ville n’était qu’une petite bourgade tapie entre le fleuve et la forêt. Il s’agit de ranimer un soleil flétri, de le remettre au ciel comme une boule de lumière, est-ce donc si difficile après tout61 ?

Il s’agit de « tout rassembler du temps révolu62 », toutefois, l’histoire de la ville et des femmes qui ont eu partie liée avec ce paysage en vient à exercer une emprise sur nos deux personnages. Au départ, ce jeu en est un de l’imagination, mais de plus en plus, des faits documentaires se mêlent à la fiction. Une gradation se dessine au fil des micro-récits qui forment pratiquement un recueil de nouvelles au sein du roman. Si des souvenirs personnels de Flora se glissent parfois à travers ces histoires, on s’aperçoit rapidement que plus les fictions de Flora et Raphaël intègrent d’éléments d’archives, ce qui créé un véritable « intertexte documentaire » tel que souligné par Érick Falardeau dans son article « Fictionnalisation de l’histoire, Le premier jardin d’Anne Hébert63 », plus l’enfance de Flora refait surface. Elle n’arrive plus à conserver les frontières entre fiction, mémoire et réalité qui lui garantissaient une sorte d’équilibre momentané. Par exemple, l’histoire de Renée Chauvreux illustre justement ces frontières dissoutes :

60 PJ-p.53. 61Ibid., p.86. 62 Ibid., p.104.

63 Érick Falardeau, « Fictionnalisation de l’histoire, Le Premier jardin d’Anne Hébert », dans Voix et Images,

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