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MONTEE DE LA DEPENDANCE

16.1. UN JEU D'HYPOTHESES

La rétrospective a montré les changements en cours dans la culture sahé- lienne, la disparition progressive des valeurs sur lesquelles était édi- fiée la société traditionnelle, la montée de valeurs nouvelles et aussi les permanences qui résistent aux changements. Cette analyse suggère un certain nombre d'hypothèses sur l'évolution future. On en retiendra quatre :

L'intégrisme islamique ne deviendra pas dominant

On a vu la montée de l'Islam sur la très longue période, montée amorcée dans des temps anciens et qui s'est considérablement accélérée pendant la période coloniale et depuis les indépendances. On a vu aussi que la lutte entre un Islam "africanisé" et un Islam plus orthodoxe s'enracine dans un passé lointain. Ces dernières années, de nombreux observateurs ont souli- gné la percée d'un Islam intégriste, favorisée par les difficultés que traversent les sociétés sahéliennes, ces difficultés étant attribuées aux comportements jugés trop influencés par la culture occidentale. L'adhé- sion totale à l'Islam est présentée comme le remède aux maux des sociétés sahéliennes. Mais cette percée ne concerne encore qu'un nombre limité de personnes.

On fera l'hypothèse que cet intégrisme ne devient pas dominant, hypothèse justifiée par plusieurs raisons :

- les valeurs spécifiquement africaines demeurent vivaces;

- les confréries islamiques ne sont vraiment organisées que dans une zone limitée du Sahel (essentiellement le Sénégal et dans une moindre mesure, le Mali, la Mauritanie et le Niger);

- les pouvoirs publics ont adopté dans ces pays une stratégie de récupéra- tion et/ou d'endiguement des chefs religieux;

- l'agressivité politique des pays islamiques jouissant de revenus pétro- liers élevés est condamnée à connaître un déclin relatif.

Ces raisons resteront valables sauf dans deux cas :

- si la situation du Sahel devait se modifier de façon sensible et si la crise devait devenir aiguë, l'intégrisme islamique pourrait alors devenir un refuge, comme il l'a plus ou moins été à plusieurs reprises dans le passé;

- si l'intégrisme devait prendre le pouvoir au Maghreb et entrer en con- flit plus ou moins ouvert avec l'Occident, le Sahel serait alors vrai- semblablement soumis à une pression forte pour l'inciter à suivre la même voie et à relâcher ses liens avec les pays occidentaux.

Le nationalisme culturel ne se développera pas non plus de façon significative

La période coloniale et celle qui a immédiatement suivi ont été favora- bles à la montée d'un nationalisme culturel, à la recherche d'une authen- ticité africaine, en réaction à une présence européenne jugée pesante voire insupportable. Les temps ont changé. La présence des Occidentaux après un quart de siècle d'indépendance est désormais moins obsédante.

On verra qu'un scénario tendanciel n'est viable que si les liens avec l'Occident sont maintenus et même développés. Il est plus que vraisembla- ble que les élites sahéliennes, de plus en plus marquées par la culture occidentale, ne prendront pas le risque de rompre avec l'Occident.

Enfin, un nationalisme culturel exacerbé pourrait ouvrir la voie à des manifestations de micro-nationalisme, d'ethnicité primaire inacceptables par des gouvernements toujours soucieux de construire l'unité nationale et de bâtir des nations modernes. Les gouvernements ne prendront pas le risque de l'encourager.

La déstructuration de la société traditionnelle se poursuivra

On a vu le rôle de la radio qui a mis fin à l'isolement du monde rural et a largement contribué à la déstructuration de la société traditionnelle amorcée à l'époque coloniale. Ce rôle ne va pas diminuer. On peut se de- mander au contraire s'il ne va pas être considérablement renforcé par ce- lui de la télévision qui est un moyen de pénétration culturelle autrement plus puissant que la radio.

Jusqu'à présent, la diffusion de la télévision dans le monde rural est restée très limitée. Les réseaux d'émission de la télévision n'ont cou- vert qu'une partie des territoires nationaux, mais le facteur limitant a surtout été le manque d'énergie électrique dans les villages. La révolu- tion technique du transistor a permis de pallier ce manque pour ce qui concerne la radio : une alimentation par piles est devenue suffisamment bon marché pour être compatible avec les ressources monétaires dont dispo- sent les ruraux. Mais la consommation d'énergie des récepteurs de télévi- sion est restée telle qu'une alimentation par piles était inacceptable. La diffusion de panneaux photovoltaïques à un coût qui dès aujourd'hui n'est pas supérieur au prix d'achat d'un téléviseur va entraîner une nou- velle révolution, une diffusion de la télévision dans les villages et aussi dans les périphéries des villes jusqu'à présent non reliées à un réseau électrique. Quant à l'extension des réseaux de diffusion de la télévision, il est vraisemblable que les Agences d'aide des pays occiden- taux se disputeront le privilège d'aider les gouvernements sahéliens à

les réaliser.

D'autre part, l'exode rural se poursuivra. Jusqu'à présent, la majorité des émigrés vers la ville ont maintenu des liens avec la société rurale dont ils étaient en quelque sorte les délégués. Ils n'ont pas cessé d'en faire partie et reviennent, par exemple, se marier au village dans les formes traditionnelles. Dans un certain nombre de cas, cette appartenan- ce est restée réelle et bien ancrée dans les mentalités, mais dans d'au- tres elle est devenue plus formelle que réelle. Elle s'apparente en fait à une fiction, les jeunes faisant plus ou moins semblant d'être soumis aux anciens et les anciens faisant comme si les temps n'avaient pas chan- gé. Il est vraisemblable que cette allégeance à la société traditionnelle va, avec le temps, devenir de plus en plus formelle et disparaître. Elle disparaîtra d'autant plus que nombre de ruraux, y compris parmi ceux qui jouent ou devraient jouer un rôle dominant dans la structure tradition- nelle, n'ont plus la force ou la foi suffisante pour conserver et encore moins reconquérir leur pouvoir.

L'influence de l'Occident ira grandissant

Les media véhiculant la culture occidentale jouent un rôle important au Sahel. Ce rôle ne peut que croître. On vient de souligner le développe- ment croissant probable de la télévision. Ce media diffusera certainement beaucoup plus la culture occidentale que l'authenticité africaine ou l'in- tégrisme islamique. L'extension probable de la diffusion des programmes télévisés par satellites renforcera encore cette présence de la culture occidentale aussi bien dans les villes que dans les villages sahéliens. Quant au rôle des autres media, la radio, le cinéma, il est vraisemblable qu'il aura aussi tendance à croître.

L'abaissement du coût des transports aériens devrait aussi faciliter la pénétration de la culture occidentale : développement du tourisme euro- péen à la recherche d'exotisme et élargissement de la minorité qui peut accéder à un voyage en Europe.

Au niveau du discours, cette pénétration est facilement critiquée, consi- dérée comme la source des maux dont souffrent les individus. Mais cela n'arrête pas pour autant la montée des valeurs occidentales. Il ne pour- rait en être autrement que si les conditions de vie venaient à se dégra- der sérieusement, auquel cas le recours à d'autres valeurs et le ressour- cement dans les valeurs authentiquement africaines pourraient offrir une solution concurrente à celle de l'intégrisme islamique.

Il pourrait en être autrement aussi dans le cas où de fortes poussées de xénophobie se manifesteraient en Europe occidentale, se traduisant par des expulsions massives et brutales de Sahéliens, lesquelles pourraient réveiller le nationalisme culturel dans la région. Une telle hypothèse paraît être improbable aujourd'hui. Mais elle ne peut évidemment pas être exclue.

Quel sera le contenu de la culture occidentale véhiculée par les media et les personnes ? Il est vraisemblable que les valeurs occidentales seront un mélange de valeurs matérialistes et de valeurs post-matérialistes déve- loppées par ceux chez qui la société de consommation laisse un arrière goût d'insatisfaction. Ces valeurs nouvelles n'ont pas balayé les valeurs de la société de consommation, comme on avait pu le croire à la fin des années 1960, et l'attachement des jeunes générations dans les pays occi- dentaux aux biens de consommation ne semble pas sur le point de s'éva- nouir. En fait, la société de consommation a largement récupéré les valeurs de convivialité, de réalisation de soi, d'importance donnée à la vie relationnelle, de qualité de l'environnement etc... qui avaient émer- gé à la faveur de la crise de la fin des années 1960 en les orientant vers l'achat de biens et de services marchands.