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5. Penser un cadre éducatif

5.2. P OSER UN AUTRE CADRE : ACCUEILLIR ET SYMBOLISER

5.2.1. Un enjeu : accueillir inconditionnellement

Dans notre avant-propos, nous nous sommes situés comme instituteur-professeur des Ecoles de classe ordinaire d’une école de quartier. Le choix d’une école inclusive nous oblige à accueillir tous les enfants sans distinction. Or, nous avons l’ambition que l’accueil de tous les enfants ne se résume pas seulement à leur trouver une table et une chaise -préalable qui n’est pas toujours réalisé !- mais bien que chacun prenne de la place dans l’espace psychique de la classe.

Si l’exigence éthique oblige le maître à ne s’approprier aucun élève, la réciproque est vraie qu’aucun élève ne puisse s’approprier le maître. Ainsi il devient urgent de penser la classe autrement que centrée sur un seul point central : le maître, le savoir ou l’élève d’ailleurs. L’exigence de l’accueil de tous les enfants, relevant de la compétence de l’école de quartier, donc de l’école ordinaire, nous oblige à penser différemment que par des ajustements techniques –même s’ils sont parfois nécessaires et judicieux- dépendant d’une décision médicale ou para-médicale, statuant sur une situation handicapante validée ou non par les maisons départementales de la personne handicapée (MDPH).

Dans les classes de l’école de quartier vivent ensemble des élèves « bénéficiant » de PAI105 , de PPS106, de PPRE 107 et des enfants sans statut médical mais n’échappant pas à une

« statufication » de bon élève, d’élève en difficulté ou de turbulent pour rester dans des formes policées. Or, il y a parfois plus d’écarts entre deux élèves « sous statut PPS » qu’entre un élève sans aide mais inhibé, en souffrance momentanée et son voisin de table affublé du statut de déficient. Il n’y a parfois aucun écart entre un enfant relevant d’un ITEP et un enfant-bolide qualifié de turbulent.

105 PAI : un projet d’accueil individualisé est mis en place lorsque la scolarité d'un élève, notamment en raison

d'un trouble de santé invalidant, nécessite un aménagement.

106 PPS : projet personnel de scolarisation définit les modalités de déroulement de la scolarité et les actions

pédagogiques, psychologiques, éducatives, sociales, médicales et paramédicales répondant aux besoins particuliers des élèves présentant un handicap

107

PPRE : programme personnalisé de réussite éducative est un plan coordonné d'actions conçu pour répondre aux besoins d'un élève lorsqu'il apparaît qu'il risque de ne pas maîtriser les connaissances et les compétences du socle commun.

Si chacun est singulier alors chacun peut bénéficier d’adaptation, de remédiation, d’attention particulière… et si le maître peut en être le responsable, il ne pourra jamais -et heureusement- faire de l’individualisation, autre nom du préceptorat, avec chacun des 27, 28,…30 élèves. Le milieu est à organiser, à travailler. C’est en ce sens que la pédagogie institutionnelle est d’actualité comme une manière de penser l’articulation entre la singularité et le groupe. Ainsi le cadre est à penser comme cet arrière-fond, cette scène sur laquelle nous allons œuvrer au plus près, au plus près des corps - deux élèves cohabitent sur une table de 130 cm de longueur pour 50 cm de largeur!- et la pédagogie institutionnelle adaptée peut nous aider à le penser.

Ainsi, deux dérives nous menacent sans cesse : l’indistinction et l’individualisation. J. Oury (1973) cité par Imbert (2010, p. 126) nous met en garde contre le premier en ces termes :

« La première tâche, c’est donc de soigner le cadre. Pour soigner le cadre, on constate que le fait de vivre en groupe, de vivre « en tas » est extrêmement dangereux. Quand on entasse des choses, ça fermente. Or c’est la même chose d’entasser des microbes que d’entasser des gens ; on peut en faire tout un catalogue, on peut en classer les symptômes. On a dit que ça augmente la ségrégation et qu’à l’intérieur même ça se cloisonne et que ça provoque des réactions de paranoïa, des contagions hystériques, etc. La première chose que l’on doit avoir en vue, c’est donc de créer un dispositif tel qu’il y ait une sorte de vigilance permanente pour éviter de tels processus. C’est bien connu que si l’on n’a pas de vigilance, n’importe quelle institution, même si elle a les meilleures intentions du monde, devient un foutoir, quelque chose d’épouvantable, quelque chose de nocif. On peut dire que le rôle de la psychothérapie institutionnelle, c’est de nettoyer le terrain de tout ce qu’il peut y avoir de nocif. C’est la lutte contre la nocivité. »

Nous pourrions reprendre le même texte en échangeant les termes renvoyant à l’indistinction, au tas par des termes relevant du thème de l’individualisation des pratiques. Nous savons que l’originaire s’origine sur cette partition de l’indistinction et de la séparation. La relation à deux est toujours marquée d’un imaginaire qui finit par emporter l’un, l’autre ou les deux si l’on ne consent pas à ouvrir cette relation duel-le108.

Si l’école française se veut donc inclusive (loi de février 2005), elle se doit d’accueillir tous les élèves mais nous ne pouvons pas fonder notre accueil sur cette nouvelle marque sociale qu’est le statut « en situation de handicap ». Sinon à faire du statut la raison de la mise en place de pratiques particulières excluant les non marqués. L’inclusion est une tension difficile et complexe à tenir tant est puissante la « tendance » à mettre l’autre différent en marge du groupe voir hors du groupe. Si nous reconnaissons l’utilité des marges, ce n’est pas dans une visée de ségrégation. Gardou (2010) dans Le handicap au risque des cultures – Variations

anthropologiques, ouvrage immense par son amplitude géographique et sa somme d’études anthropologiques, montre comment

« les personnes en situation de handicap sont condamnées à suivre un chemin séparé, à vivre comme des atopos, sans réelle place dans le corps social, parfois comme des mendiants. Présentes physiquement mais vouées à vivre dans un monde, à l’écart du flux général. Un corset de mythes et de fantasmes, voire une camisole de force, les enserre, entravant leur participation sociale. Si certains handicaps sont plus dévalués que d’autres, aucun d’entre eux n’y échappe. » (p. 23)

Aussi comment accueillir la différence si c’est pour la réinscrire comme telle dans la salle de classe. Soit nous adoptons le mot d’ordre de la Troisième République et tous les enfants sont à mettre sur le même pied d’égalité ce qui peut faire penser à des professeurs que l’aide technique (ordinateur, temps supplémentaire,…) est, en fin de compte, un passe-droit. Glasel (2013) évoque cet exemple qui nous paraît paradigmatique de la situation. Lors de son entrée en sixième, Dominique bénéficie d’aménagements fixés par un PPS. Ses résultats sont excellents et ils le situent parmi les meilleurs de la classe. Aussi, lors d’une réunion avec les parents, une des professeurs intervient pour proposer l’arrêt des aménagements.

« Il nous semble donc109, dit cette professeure, que tous les aménagements permis à votre enfant sont exagérés. Puisqu’il réussit si bien, il n’a sans doute pas besoin de toutes les aides (ordinateurs, tiers-temps, photocopies, etc.). Beaucoup d’élèves autour de lui n’en bénéficient pas et sont bien plus en difficulté que lui. » (p. 185)

Dans ce cas précis, mais que nous avons retrouvé de nombreuses fois dans nos échanges avec des professeurs et des parents, la situation de l’enfant différent oriente le regard sur ceux qui n’ont pas d’ « aide » et qui pourtant en « auraient besoin ». Chacun en vient à revendiquer une aide spécifique pour son enfant. Dans ce cas-là, l’accueil de cet enfant différent correspond plus à lui trouver une place dans la classe afin qu’il soit comme les autres mais pas plus, comme la moyenne.

La deuxième position que nous pourrions envisager serait de penser tous les enfants différents. Mais à ce compte-là les aménagements de la scolarité concernent tous les élèves et ne sont pas réservés à ceux qui portent l’estampille MDPH. Nous percevons l’immense tâche pour un enseignant qui voudrait répondre individuellement à chaque singularité.

A l’issue de notre mémoire, il nous paraît plutôt envisageable, comme une tension à mettre à œuvre, un vecteur à tenir, de fournir une réponse collective à la singularité plutôt qu’une

109Souligné dans le texte afin de montrer le lien logique de cause à effet entre la réussite et l’aménagement de la

réponse individuelle voire même de dénier la différence. En ce sens, le cadre scolaire de la classe de l’école de quartier pourrait essayer de mettre en œuvre une pédagogie qui réponde à ce défi.