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Une approche clinique du malaise des enseignants : le mythe républicain en question

2. Essai de définition conceptuelle du cadre

2.4. G ÉNÉALOGIE ET CADRE DE L ’ ÉCOLE

2.4.4. Une approche clinique du malaise des enseignants : le mythe républicain en question

Giust-Desprairies (2003, p. 2) questionne le malaise enseignant de par

« sa pratique clinique d’intervention psychosociologique, à l’intérieur des établissements, et d’une pratique d’accompagnement et de formation des acteurs de l’école dans et hors de l’école ».

Si nous précisons d’emblée la place de cet auteur, c’est qu’elle vient parler du lieu d’une souffrance, d’un malaise. Son champ est la clinique prenant racine dans « la vie quotidien des acteurs sociaux. » Il ne s’agit pas de parler à la place de ou de faire un discours sans sujet mais, à partir des dispositifs proposés à des sujets en mal être professionnel, afin d’analyser « des processus psychiques et sociaux, subjectifs et collectifs, par lesquels le sujet en situation sociale donne sens à son expérience ».

Mais ce qui nous intéresse particulièrement est de comprendre comment les représentations des acteurs de l’Institution-Ecole restent collées à l’Institution, à la scène où ne peut plus se jouer que de la répétition, de la frustration, de l’épuisement. En outre, l’auteur (2003, p. 3) vient problématiser une question relative au cadre à savoir :

« le passage entre le dehors et le dedans ; comment le sujet élabore son espace psychique et intersubjectif pour construire, à un moment donné, une représentation de lui-même, des autres et de la réalité, qui l’inscrive dans une histoire individuelle et collective ».

Là où l’analyse sociologique permettait de reconstruire le sens de l’Institution, les analyses de Giust-Desprairies viennent réarticuler le sujet et sa subjectivité au social. Ce dernier a quelque chose à en dire et peut en faire son affaire lorsqu’on lui permet de dire dans un lieu approprié.

« J’observe, nous dit l’auteur, que du sens et du pouvoir collectif en situation se retrouvent lorsque les enseignants, accompagnés par des mesures appropriées, sont amenés à s’engager ensemble dans une démarche de compréhension qui est une expérience plus transformatrice qu’explicative ou prédictive. Cette démarche les conduit progressivement à lâcher le modèle pour s’attacher davantage au processus ; ils entrent alors dans une parole qui n’est pas la production d’un discours de vérité mais l’émergence de significations dégagées d’une expérience partagée. » (2003, p. 19)

Une des conditions d’existence du mythe de l’école républicaine était d’objectiver les élèves pour en faire une série. Sur ce point, l’analyse de Giust-Desprairies recoupe notre présentation précédente, montrant que le discours général explicatif des professeurs s’organise sur un discours rationnel, une « pensée objectivante » qui induit la « désimplication du sujet par rapport à son objet ». La conséquence de ce discours nous paraît importante dans l’approche du métier et du lien au savoir et à l’élève.

« La conséquence de cette logique est la généralisation et l’abstraction des données observées, considérées comme transposable d’une situation à une autre, d’un individu à un autre, mais ne se spécifient pas d’une relation particulière de l’observateur. L’observation ne se présente pas comme une interprétation. » (2003, p. 27)

Ainsi dans le rapport aux élèves, les descriptions de ces derniers passent d’une « logique descriptive et explicative à une logique normative » où l’objectif final est de « ramener les élèves à des comportements conformes. » (2003, p. 24) Nous sommes ramenés à la définition du cadre comme règlement intérieur où ce qui compte n’est pas tant ce qui se dirait que le rapport à la norme. La tâche du professeur, de l’éducateur s’inscrit davantage dans une visée sociale que psychologique. Réapparait ici la tension entre « instruire » et « socialiser ».

Cette rationalité comme discours sur la réalité

« réduit la complexité des situations et des relations à un rapport de cause et effet introduit la négation de l’autre comme porteur de logiques propres et pose sa déficience comme cause du malaise ». (2003, p. 23)

De cette manière, le problème vient toujours de l’extérieur : handicap socio-culturel, parents défaillants, environnement peu structurant, « pas de cadre », quand ce ne sont pas les qualités de l’élève qui sont mis en cause : peu motivé, agité, pas de travail… Ou lorsque le cadre éducatif ne peut pas vraiment être mis en cause, le discours médical prend le relais et diagnostique dyslexie, dysorthographie, troubles du comportement…

Ainsi ce discours met les enseignants dans

« une positon passive d’attente magique. Elle exclut une représentation du sens déterminé par des positions, c’est-à-dire des modalités particulières de relation à des objets, un sens qui émerge et se construit dans des relations et en situation ». (2003, p. 23)

Cette situation fait écho à la « magie de l’Institution » qui crée de la valeur, du symbole à partir de ces rites, de ses productions… L’institution est sommée de répondre aux difficultés que subiraient les acteurs qui se vivraient comme des agents, en attente de solutions venant de l’institution. Dans cette logique, l’enseignant n’est plus que l’agent de transmission de savoirs qui, dans le discours républicain, permettrait l’égalité, la promotion sociale. Ainsi, la « culture scolaire trouve sa légitimité dans son caractère universel et la mission de l’enseignant dépasse les personnes en présence et la spécificité des contextes institutionnels » (2003, p. 12)

Il s’opère ainsi un « clivage » entre « deux sources de significations qui président à la construction de la réalité », nous dit Giust-Desprairies (2003, p. 12) :

- l’objectivation, qui vise à rendre compte des situations à partir de rationalités qui font autorité dans un ensemble social ;

- la subjectivité, qui introduit, dans les représentations individuelle et collective, une source de sens à l’intérieur de la personne elle-même, dimension imaginaire et symbolique déterminée par l’activité psychique des sujets. »

Ce renvoi de la subjectivité à la sphère privée coupe les professeurs de la relation à l’autre. Or, dans un contexte historique qui favorise les relations, la prise en compte des particularités, où les limites ne sont plus très bien perçues, l’institution-cadre ne permet plus de penser les situations de manière satisfaisante pour les acteurs c’est-à-dire sans trop de souffrance et produisant du sens.

Ainsi, les analyses du discours, que proposait la société à travers l’Institution-Ecole, nous font apparaître que les acteurs de l’Education Nationale n’ont pas accès à la langue qui leur permettrait de penser ces situations. La référence à des valeurs qui ne s’incarnent pas ou plus, la vision d’une institution qui perd une partie de sa fonction instituante vient troubler le mythe de la fondation de l’école républicaine et donc la fonction des personnels qui devraient mettre en œuvre son « programme » pour parler comme Dubet. Ainsi nous pourrions dire que le discours universalisant et rationalisant ne leur permet pas de repenser leur construction de la réalité mise à mal dans le cadre de leur fonction.

L’enjeu pour Giust-Desprairies (2003, p. 34) se situe dans la « liaison entre possibilité de se reconnaître soi-même et la capacité d’admettre l’autre, comme différent ». Cette liaison vient interroger les rapports entre le dehors et le dedans renvoyant à « l’inquiétante étrangeté » pensée par Freud (1933) « tenant à ce changement du familier à l’étrange qui fait retour vers le sujet ».

Selon Engelhard (1996)47, « C’est parce que je pense du dehors que le dedans prend un sens et réciproquement. La pensée universaliste en niant le dedans finit par nier le dehors. »

L’Institution ne semble plus pouvoir faire tiers et articuler le dedans du dehors. Les rapports à l’altérité sont mis à nu et à vif. Là où l’institution et son discours, Giust-Desprairies emploie le concept d’imaginaire social en référence à Castoriadis (1975), venaient masquer le rapport de force originaire à l’entrée dans l’institution, il n’y a plus qu’un face à face qui réactive cette violence. Là où le discours de l’institution faisait de l’harmonie entre les « acteurs » de l’institution, il apparaît que l’élève désormais résiste, ne se laisse pas faire. Ainsi pour Giust- Desprairies le mythe de l’école républicaine s’est construit sur un déni de l’altérité et le refus du conflit. En inscrivant ces notions dans son récit mythique, le cadre de l’école prendrait le risque de se modifier voire de devoir se transformer radicalement.

Reprise : Eléments de définition du cadre Ecole

Notre travail d’élaboration donnera lieu à des reprises régulières. Nous entendons par ce mot, un raccommodage par analogie avec la reprise d’un tissu dont on cherche à reconstituer le tissage. La reprise est également, le passage d’un moteur d’un régime peu élevé à un régime supérieur soit une capacité d’accélération à bas régime. Nous espérons ne pas en manquer.

Mais, Canat (2007, p. 94) nous renvoie à Kierkegaard qui différencie la reprise de la répétition. Canat nous dit : « la reprise diffère de la répétition en ce sens qu’elle reprend une base identique pour l’interpréter différemment alors que la répétition garde et la structure et la mise en acte du phénomène. » Nous espérons que nos reprises ne seront pas des répétitions mais de véritables nouveaux tissages comme la petite Luce48 a pu reprendre l’écriture et la lecture à partir de la broderie.

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Cité par Giust-Desprairies (2003, p . 35)

Les techniques et dispositifs mises en œuvre par les institutions éducatives ont un effet de cadre : elles contiennent, apprenant à maîtriser un corps. Mais cet effet de contention agit sur l’esprit. Et c’est bien le sens de la discipline du corps. L’objectif est de former l’esprit en agissant sur le corps. En outre, les ritualisations, les répétitions assurent une permanence, une constance et font des dispositifs un dispositif-cadre.

L’institutionnalisation de ses pratiques vient légitimer les pratiques et les rendre acceptables dans la mesure où elles prennent une signification symbolique et imaginaire pour tout le corps de la société. Ainsi, le coup de force, la violence toute symbolique, puisque la violence physique est rendue illégitime depuis la création des écoles au XVIIe siècle, est masquée par ce cadre institutionnel qui promet au XIXe siècle un accès à l’Universel par la Raison et plus pragmatiquement permettrait une ascension dans la hiérarchie sociale de la société. Il s’établit, ce que Roussillon nommait, une « convention-cadre », même si nous marquons bien la différence entre le caractère obligatoire de scolarisation qui marque un coup de force antérieur à celui qui est contenu dans le fonctionnement de l’institution Ecole.

Néanmoins, si l’institution ouvre bien une scène, elle la sature complètement de son propre imaginaire. L’acteur a tendance à ne plus devenir qu’un agent qui est conduit par l’imaginaire de l’institution. En prenant tout l’espace, l’institution bloque l’accès que pourrait avoir l’acteur à son propre imaginaire. Ce dernier finit même par penser que l’imaginaire de l’institution est le sien. L’acteur devient complètement dépendant de l’institution et toute remise en question de cet imaginaire est vécue comme une attaque dont la meilleure défense est encore de mettre au dehors l’objet imaginé menaçant. En ce sens, il nous semble que l’institution devient un cadre totem qu’il faut défendre à tout prix contre sa remise en question. Nous voyons bien cela dans le débat public français puisque depuis les années 1960, les critiques qui sont faites au système scolaire ne permettent pas de changer radicalement la manière de faire classe.