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3. Penser l’archaïque et l’originaire freudiens

3.1. L E MYTHE DE LA HORDE PRIMITIVE

3.1.2. La figure du héros : une sortie du totémisme

Pour le reprendre en termes plus psychanalytiques, c’est d’un « excès de pulsionnel » que les fils ont pu tuer le père. Cette pulsion est à réprimer pour pouvoir vivre ensemble. Roussillon (2012, p. 145) pose que :

« le cadre-totem retournera du dedans l’excès pulsionnel du père originaire et du clan des fils, il reprendra à son compte les impératifs de la jouissance paternelle en les structurant sous la forme d’interdits, de tabous, localisés »

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qui fait du territoire la «  garantie d’un accès social et matériel permanent à un ensemble de ressources naturelles susceptibles d’assumer pour une large part la continuité matérielle du groupe local,… »

Freud, dans son ouvrage L’homme Moïse et la religion monothéiste, permet d’envisager une sortie de la répétition inscrite dans le totémisme. Roussillon (2012, p. 150) nous indique que la figure de Moïse, dans la réécriture du récit de Moïse par Freud, condense les figures du père et du fils. Dans l’évocation du récit de l’origine de la tribu Baruya, nous avions pu entrevoir cette construction. Le chef du clan détenteur de l’objet sacré, l’avait obtenu d’un dieu soleil. Il s’agit là d’un pas de côté par rapport à l’égalité formelle entre les frères, issue du meurtre du père. Un des fils prend le commandement même s’il n’exerce pas tout le pouvoir. Il devient donc le père, le chef tout en étant un des fils de l’ancêtre.

Selon Roussillon (2012, p. 150), Freud imagine dans la réponse de Moïse à Dieu un « non » à sa propre fureur et à celle de Dieu. En cassant les Tables de la Loi et en refusant de tuer les « fils d’Israël », Moïse oppose un « non ». « Le pacte « dénégatif » originaire muet se transmute en une capacité de non interne, de non énergétique, non acte. »

De ce non-acte, comme acte, une nouvelle organisation sociale devient possible. « La domestication de l’animal totémique –issue proposée par S. Freud pour sortir du totémisme, en 1913- va devenir possible et avec elle, la domestication de l’excès pulsionnel, sa réincorporation canalisée et organisée. » A la place de la répétition commémorative du temps de l’origine, un « mythe de l’origine » va pouvoir s’écrire nous dit Roussillon.

Godelier nous offre dans son ouvrage Au fondement des sociétés humaines (1995, p. 112), le résumé du mythe fondateur des Baruya tel qu’il a pu le recueillir. Ce récit commence par une légende, nommée Le Soleil et débouche, nous dit l’auteur, sur de l’histoire (la fondation de la tribu). Ainsi à travers ce mythe s’établit et se légitime de façon imaginaire, la domination des hommes sur les femmes et la domination d’un clan sur les autres. Godelier compare ce récit à une constitution rappelant qu’en Europe, durant des siècles, « le pouvoir et les institutions étaient fondés sur un ordre divin, cosmique. Le roi se proclamait « monarque de droit divin » ».

Freud indique qu’un poète -le dichter- , figure du héros, va pouvoir mettre en parole, « en acte de parole » le meurtre originaire, précisément parce qu’il n’a pas commis le meurtre précise Roussillon (1995, p. 150). Ce dernier nous indique que Freud insiste notamment sur « l’innocence du héros épique ». Ainsi s’articule sous forme paradoxale la « culpabilité de

l’innocence ». Se présentant seul coupable, « le héros se détache de la masse des frères et se donne comme son idéal, son chef ».

Ce nouveau positionnement « structure un nouveau cadre d’échange ». La mutation opérée relève, à l’image du chef, de l’individualisation. Les frères de la horde tenaient tous ensemble dans une forme de symbiose par le déni du meurtre. La singularité ne pouvait pas être admise sous peine d’ébranler l’édifice à l’image de la Tsimia qui ne pourrait être supportée si chacun des pères des futurs initiés - devant amener un tronc de bois constituant une des armatures du bâti- ne composaient pas pour que chaque point de structure soit identique et puisse faire corps.

Le point de passage entre une « psychologie collective » à une « psychologie individuelle » est marqué par la « capacité de paraître seul » (Roussillon, 1995, p.151) devant le père. Selon la tradition islamique, Moïse est « le seul des prophètes à avoir entendu directement Dieu lorsqu’il reçoit les tables de la Loi sur la montagne, un apanage qui lui vaut le titre de kalîm Allah - « interlocuteur de Dieu »54 »

Le cadre-totem était fondé sur un déni, le « cadre-récit» est fondé sur sa représentation originaire. « La nouvelle institution-cadre […] est la mise en représentation fantasmatique du mythe de l’origine qui fonde la nouvelle organisation. » (Roussillon, 1995/2012, p. 151) Pour autant, Roussillon revient sur la « convention-cadre » de « l’institution-cadre » que nous nommons « cadre-récit ». Si elle est mise en mots, elle l’est du côté de la dimension « mytho- poétique ». Elle fait apparaître une nouvelle forme de pacte entre les frères. Ces derniers acceptent la version « utopique » de l’origine telle que le frère-chef la leur propose. Ils se refusent ainsi à lui opposer une quelconque « « vérité » historique. Nous l’avons vu dans le mythe de la tribu Baruya, le commencement renvoie à une légende avant de reprendre des éléments historiques retraçant notamment le départ et le choix d’un nouveau territoire comme le récit du départ d’Egypte pour le « peuple élu ».

Roussillon voit dans ce nouveau cadre, l’acceptation d’un silence, l’absence d’une question sur les origines. Ce dernier nomme cette convention une « convention muette ». C’est la condition pour éviter le déni et la répétition. Pour autant, cela suppose si l’on suit Roussillon

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que le héros, le poète (Freud), « ne se présente pas comme le héros dont il parle, il est et il n’est pas ce héros ». Car si les frères s’abstiennent de « poser des questions » « réciproquement » le héros doit accepter ne pas apparaître comme tel. Il est amené comme les frères à « effacer la trace de son désir ». Il s’agit de neutraliser le désir. Le héros doit pouvoir devenir l’idéal auquel les frères peuvent s’identifier. Ainsi ce dernier perd son caractère réel et devient un héros mythique.

Balestrière (2008) vient nous apporter un autre éclairage qui ne contredit pas forcément Roussillon (2012) mais qui donne une autre dimension à la question de la « convention muette ». Cet auteur (2008, p. 177) signale que Freud insiste sur le fait que le Dieu juif interdit toute image pouvant le représenter. Ce pacte des frères n’est donc pas seulement basé sur une « convention muette » mais également sur l’interdit de la représentation perceptive. Car, le Dieu juif n’interdit pas la représentation mais l’image, soit ce qui renvoie pour Freud à « la perception sensorielle ». Cette prescription qui interdit l’image perceptive de Dieu, laisse le champ libre à la représentation :

« Elle signifiait, en effet, une mise en retrait de la perception sensorielle au profit d’une représentation qu’il convient de nommer abstraite, un triomphe de la vie de l’esprit sur la vie sensorielle, à strictement parler un renoncement aux pulsions avec ses conséquences nécessaires sur le plan psychologique. » (Freud, 1934)55

Freud oppose le développement de la représentation abstraite à la perception sensorielle. Cette dernière renvoie pour le père de la psychanalyse à la « vie sensorielle » qu’il désigne sous le nom de maternité « car la maternité est attestée par le témoignage des sens » nous indique Balestrière. (2008, p. 178)

Or, selon Balestrière, cette « maternité » primaire se rapproche de la figure du père tout- puissant. Nous pouvons y voir la figure du matriarcat autre face de la figure du père de la horde primitive. « Et d’elle, poursuit, notre auteur, le fils a à triompher s’il veut « progresser » ».

Cette évocation de la figure de la mère, nous amène effectivement à constater qu’elle n’est pas un personnage du mythe sauf à faire de son absence un personnage. Elle est l’objet de désir et comme tel, elle semble subir ce qui se déroule sur la scène primitive. Mais Roussillon (2012, p. 153) nous amène à explorer toujours plus les écrits de Freud. D’après lui, Freud

reprend en 1921 le thème de l’individualisation du héros pour préciser les conditions qui rendent possible cette position singulière du héros face au groupe de frères. Freud va ainsi faire de la « féminité » le ressort de la mutation institutionnelle. En effet, selon Freud, le héros occupe une place singulière dans le désir de la mère. Il est élu et soutenu par cette dernière dans son entreprise héroïque.

La complicité de la mère constitue une analogie du père tout-puissant en ce qu’elle est mise dans la position de la mère archaïque. Il s’agit bien ici de reprendre le mythe originaire en n’occultant pas, par un effet de cadrage, le rôle et la fonction de la mère. A ce premier temps d’une mère complice, Freud articule un second temps où le héros aurait recours à la « séduction maternelle »56.

Freud n’imaginera pas de mythe mettant en scène le personnage de la mère archaïque. Il est très étonnant à ce propos qu'il ne reprenne pas non plus le mythe d'Oreste qu'il ne pouvait pas ne pas connaître à propos du « matricide ». D'aucun y voit un positionnement stratégique en vue de la survie de la psychanalyse57. L’originaire maternel est plutôt développé autour des métaphores « biologiques », en cela Roussillon (2012) et Balestrière (2008) développent la même lecture des écrits de Freud. Cette question constituera la deuxième partie de ce chapitre.

Nous avons trouvé dans la lecture des mythes grecs relatant l’origine de l’univers, une mise en scène des mères archaïques et leur lien de complicité voire de séduction avec le dernier de leur fils. Ces récits que rapportent Vernant (1999) s’organisent autour de deux trios de personnages à savoir Gaïa, Ouranos et Cronos et Rhéa, Cronos et Zeus. Dans les deux mythes, qui se succèdent chronologiquement, Gaïa et Rhéa, les mères, s’appuient sur leur dernier fils pour permettre à leurs enfants d’accéder au monde. Ouranos puis Cronos occupent les places des pères tout-puissants ne permettant pas aux générations suivantes de prendre leur place et donc de leur succéder. Dans les deux cas, la ruse des mères permet à leur dernier fils d’user également de la ruse pour permettre aux autres frères et sœurs de sortir du giron de Gaïa, et de l’estomac de Cronos dans le deuxième mythe.

56 Roussillon nous renvoie au texte « Vue d’ensemble sur les névroses de transfert », 1915, dans lequel Freud

écrit : « Dans la poétisation mensongère des origines, la femme qui avait représenté le prix du combat et la séduction du meurtre, devient vraisemblablement tentatrice et instigatrice de fait ».

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Lebrun, J.P. (2013). Oreste, face cachée d’Œdipe, Actualités du matricide, Toulouse : Erès Merci à Guillaume Subra d’avoir attiré mon attention sur ce fait.

Pour parvenir à un « univers divin hiérarchisé, ordonné, organisé et par conséquent stable », il aura fallu deux générations de dieux. Les deux générations sont porteuses de coupures qui ordonnent le monde de manière différente. Cronos a « ouvert l’espace, débloqué le temps, permis aux générations successives de surgir sur la scène du monde, maintenant ouverte » (Vernant, 1999, p. 27). Ce premier acte fondateur a permis de constituer la scène et ses acteurs. Le deuxième acte fondateur n’est plus un récit cosmogonique qui pose des questions sur le commencement du monde mais une histoire pour connaître qui en sera souverain.