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4. Soudure : retour sur le cadre

4.3. S YMBOLISATION ET INSTITUTIONS

4.3.1. Caïn et la fraternité

Le récit de la vie de Caïn décale le travail que nous menons pour regarder comment s’instaure, se régule la vie des frères. Nous avons vu le moment fondateur que représente le meurtre du père tout-puissant. Nous avons également abordé la question de la position du héros à travers la figure de Moïse. L’histoire de Caïn vient nous narrer « l’échec de la fraternité provoqué par la jalousie et la violence qu’elle nourrit » (Wénin, 2008b, p. 153). Ce détour nous permettra de reprendre ce qui s’énonce, dans ce mémoire, autour de la violence. « La base de la fraternité, nous dit Wénin (2008b, p. 154), c’est le conflit venant de ce que l’on doit partager d’emblée un même territoire, un même amour des parents, etc. » Comment faire pour ne pas en venir au meurtre ?

A cette question, le lecteur de la bible peut trouver trois réponses contenues dans les récits du texte sacré : la séparation comme mise à distance du conflit pour pouvoir y revenir et trouver une solution dans laquelle nul n’est humilié ou vaincu ; le pardon « où la partie lésée accepte de reconnaître que le tort subi ne l’a pas empêchée de vivre et qu’il est plus sage de renoncer à la vengeance » ; la parole soit le fait de « permettre à chacun de revisiter son passé et son présent pour voir où cela a coincé et si le désir de paix et bien réel ». (Wénin, 2008b, p. 153).

Nous reprenons l’histoire de Caïn au moment où Dieu regarde Abel et son offrande et ne regarde pas Caïn et son offrande. Caïn connaît alors une « brûlure intérieure ». Cette

« brûlure » n’est pas sans nous rappeler le cri du nourrisson, « première perte d’homéostase »86. Or, c’est bien d’une rupture de complétude que vit Caïn. Pour la première fois, il fait l’expérience de la frustration, du manque. Le texte dit « sa face tombe ». C’est le masque du Moi, de la personne qui tombe. Avec cette perte, il ne reste plus que la violence pulsionnelle. Face à sa souffrance, Dieu vient questionner Caïn. Wénin (2008b, p. 78) explicite, à partir du texte, qu’avec cette intervention Dieu invite Caïn à « parler de ce qu’il vit avec difficulté ». Mais Dieu a une parole énigmatique en forme d’alternative : « tu peux « rendre bien » ou « ne pas rendre bien » ». Comme la Pythie grecque, Dieu n’explique pas ses propos. Ce faisant, il reconnaît Caïn comme un sujet et lui permet de ne pas répéter l’infantile en lui, scène qui se joue avec sa mère depuis sa naissance. Dieu termine en assurant Caïn qu’« il peut le dominer ». La violence est ici évoquée sous la forme d’une « sorte de puissance animale intérieure ». Selon Wénin (2008, p. 79), le verbe « dominer » signifie également « parler, raconter ». Or, faute de pouvoir parler, Caïn tue. Nous citons le texte tant la formulation donne à comprendre ce lien logique : « Et Caïn dit vers Abel son frère… et Caïn se dressa vers son frère – et il le tua ». Sa façon de parler sera le meurtre.

« S’inscrit ainsi dans le récit que la violence éclate là où la parole n’arrive pas à se frayer un chemin, une parole juste par rapport à ce qui est en train de bouillonner intérieurement et qui, non maîtrisé, non humanisé par la parole, va engendrer la violence meurtrière. (Wénin, 2008b, p. 81).

Nous tirerons deux conséquences de ce récit. D’une part, Caïn n’était pas complètement déterminé à accomplir cet acte meurtrier. Une autre voie s’est offerte. Mais faute de pouvoir mettre sa souffrance en mots, il l’a mis en acte avec son corps, comme passage à l’acte. Ce n’est pas sans nous évoquer l’originaire où, à défaut d’appareil psychique permettant de métaboliser, de transformer les sensations, les affects en représentations, le corps agit. Pour autant Dieu vient ici en position tierce pour ouvrir un possible et rappeler que la situation peut prendre d’autres voies que le meurtre.

D’autre part, la force qui porte cette violence n’est pas de l’ordre de l’a-normalité mais bien constitutive de l’être humain et peut prendre d’autres figures. Ce peut être un violent désir qui pousse à inventer, à créer... Par conséquent, le conflit n’est donc pas à éviter mais constitue une part intégrante de la vie collective. La vie humaine ne peut pas faire l’économie de l’énergie pulsionnelle. Sans cela, le projet éducatif et le rapport à l’autre se conçoivent comme un moulage, une maîtrise dont la visée principale est de domestiquer voire de tuer cet animal

pulsionnel. Or, nous avons pu voir que cet animal pulsionnel représente la base, le « Grund », de la vie humaine.

Si Durkheim perçoit bien la nécessite que cette force soit limitée et contenue dans l’intérêt du sujet lui-même, il en tire des conclusions qui visent plutôt à l’annihiler en faisant du corps, support de la vie psychique, une machine réglée par une morale laïque et rationaliste. Son projet est de constituer une société « non comme une somme arithmétique d’individus, mais comme une personnalité nouvelle, distincte des personnalités individuelles. » (Durkheim, 1992, p. 88). Dans le projet durkeimmien, la société devient la nouvelle divinité.

Le projet collectif que représente la société, le vivre-ensemble n’est pas contradictoire avec « la mise en pratique de la loi » qui fonde davantage une éthique qu’une morale, une praxis qu’une poïèsis pour reprendre Imbert. Là où la morale durkeimmienne conçoit la fabrication d’un homme dont la morale lui dictera son action, l’éthique conçoit un processus ouvert, où l’homme se pense en situation dans l’héritage de ses pères et mères mais dont il doit pouvoir se déprendre pour faire son propre chemin. Se séparer sans rompre avant de pouvoir faire alliance ailleurs.

Nous ne pouvons ne pas voir l’effondrement du paradigme éducatif et social de Durkheim avec le surgissement et la violence du XXe siècle. Les courants de l’éducation nouvelle et des mouvements d’éducation populaire prennent leurs origines sur le fond de cet arrière-plan. Ils sont nombreux à revenir de la guerre marqués et décidés à ce que cela ne se reproduise pas. Nous pensons à Freinet et à Tosquelles, pour prendre deux générations d’hommes dans des champs différents. Ces deux hommes n’auront de cesse de référer leur pratique à ces moments de violence, dans lesquels ils ont été conduits, pour construire un après différent.

Mais comment faire sans Dieu ? L’intervention du divin prend la forme de la parole et du questionnement. Il s’agit de se représenter ce qui se passe et d’essayer de le parler afin d’éviter d’être emporté par le faire. La mise en parole permet le déplacement des affects bruts. C’est la position de l’Autre qui me permet de me dégager de l’imaginaire ou du réel.

Or, il faut « savoir poser les lances » pour sortir du chaos, de l’entrelacs des corps pour trouver un Lieu pour le dire, un Lieu qui sépare et allie. Dans notre classe, le conseil peut prendre cette fonction et faire poser les lances, fonction d’apaisement. Auparavant, une

inscription aura permis de différer en déposant ce qui fait que les lances ont été brandies. Plus tard, les mots pourront dire ce qui a fait brandir les lances. Bien sûr tout cela n’est pas si simple. Beaucoup d’affects peuvent y être engagés mais combien la phrase « je vais te critiquer au conseil » peut suffire à faire stopper, délier, séparer sans qu’il soit même nécessaire de l’amener jusqu’au conseil.

4.3.2. Les institutions : retour sur un concept articulé au