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Chapitre 4 Structure des émissions

4.3. Un discours pédagogique

Les éléments mis en place dans ce chapitre, soit la structure des émissions qui révèle entre autres le rôle des participants et les thèmes abordés ainsi que l’organisation discursive vue à travers les schémas des épisodes dialogiques ou monologiques, nous amènent à nous questionner sur le genre de discours produit par les animateurs religieux. En effet, comme

le souligne Traverso (2002c : 529), « la question des séquences conversationnelles rencontre dans bien des cas celles des genres de discours ». Or, tout converge vers un genre de discours particulier que nous allons tenter de cerner : le discours pédagogique.

Nous sommes toutefois bien sûr consciente qu’il est difficile de définir les genres de discours, compte tenu de la multitude de définitions et de propriétés variables qui entrent en ligne de compte. De plus, les définitions ont tendance à être opposées les unes aux autres selon le positionnement théorique. Dans cette étude, nous retiendrons toutefois le point de vue communicationnel adapté par Maingueneau et Cossutta (1995 : 112), pour qui ce sont « [d]es types de discours qui prétendent à un rôle que, pour faire vite, on peut dire fondateur et que nous appelons constituants. Délimiter un tel ensemble, c’est faire l’hypothèse que ces discours partagent un certain nombre de contraintes quant à leurs conditions d’émergence et de fonctionnement ».

Pour Charaudeau (2002 : 280), qui partage aussi ce point de vue communicationnel, le contrat de communication est central pour déterminer les genres de discours puisque leurs « caractéristiques dépendent essentiellement de leurs conditions de production situationnelles où sont définies les contraintes qui déterminent les caractéristiques de l’organisation discursive et formelle ».

Les chercheurs de l’école de Birmingham (Sinclair et Coulthard, 1975, 1992) se sont concentrés sur le discours de la classe, dont le discours pédagogique, qui, selon Grandcolas (1980 : 58), « est très structuré et de ce fait facile à coder ». Ils ont mis sur pied un modèle fondé sur des unités de rang (lesson, transaction, exchange, move et act) dont la relation est de nature hiérarchique et au sein de laquelle la leçon occupe le rang supérieur63. La relation enseignant/élève est au centre de l’analyse et permet de mettre en rapport les actes constitutifs des interventions ainsi que les rôles asymétriques. Par exemple, les questions posées par les enseignants n’ont pas le même statut et la même fonction que celles qui sont posées par les élèves et ne doivent pas être considérées de la même façon. Précisons à cet

63 Précisons que ce modèle a servi de base à l’élaboration du modèle de l’école de Genève, qui l’a élargi à

effet que la question posée par l’enseignant a une fonction interactionnelle et pédagogique parce qu’il connait la réponse à la question qu’il pose. D’un autre côté, la question constitue un acte de langage qui demande une information et une explication en retour pour l’appelant qui pose une question parce qu’il ne connait pas la réponse.

Partant de là, le discours pédagogique serait un discours particulier qui vise à instruire, à inculquer des notions ou à les expliquer. La pédagogie est définie dans le GDT comme l’« art d’enseigner ou [comme des] méthodes d’enseignement propres à une discipline, à une matière, à un ordre d’enseignement, à un établissement d’enseignement ou à une philosophie de l’éducation ». Nous retiendrons ici surtout l’« art d’enseigner », qui revient le plus souvent dans la définition générale du terme, notamment dans le Petit et le Grand Robert, qui l’associent à la « qualité du pédagogue », ce dernier étant « une personne qui a le sens de l’enseignement » (NPR, 2012 : en ligne). Parpette (1997 : 5) considère d’ailleurs le discours pédagogique comme « un monologue de l’enseignant sur des contenus référentiels » qui dépend de la représentation spontanée que l’on a du discours pédagogique, tant sur le plan de la forme que du contenu. Les discours analysés des deux animateurs peut-il alors être qualifié de pédagogique?

Tout d’abord, rappelons le contexte social et religieux dans lequel les animateurs sont à la barre des tribunes radiophoniques. Le Sénégal est un pays composé en majorité de musulmans. Cependant, même si cette religion a été introduite depuis le 10e siècle, force est de constater qu’elle n’y est pas fondamentalement connue, d’autant plus qu’il s’y pratique un Islam plutôt confrérique, typiquement sénégalais. De plus, la barrière linguistique est aussi un frein pour la majorité des Sénégalais qui sont analphabètes ou qui ne connaissent pas la langue arabe, cette dernière n’étant enseignée à l’école que comme seconde ou troisième langue après le français (considéré comme première langue d’enseignement) et l’anglais. Toutefois, les différentes crises tant sociales qu’économiques et autres tendent malgré tout à renforcer la place de l’Islam. Comme le stipule Penda Mbow (2001 : en ligne),

[a]u Sénégal comme dans la plupart des pays sous-développés, la religion occupe une place centrale et a tendance à régir toute la psychologie collective.

Ainsi la recherche en sciences sociales accorde une place primordiale à la compréhension de son impact sur les relations inter-individus. Les crises d’ordre économique, moral et surtout d’identité, contribuent à faire de l’Islam, une religion en pleine expansion. Les tentatives nouvelles de définir la foi sont au cœur du débat intellectuel pour beaucoup de Sénégalais.

Ainsi, c’est dans ce cadre particulier que la parole est donnée aux animateurs religieux qui tentent plus que jamais de faire connaitre les principes fondamentaux de la religion musulmane, tout en essayant d’inculquer aux populations des normes et des règles pour la bonne marche de la société.

Les différents schémas discursifs utilisés par les animateurs montrent que ces derniers cherchent plus qu’à interpréter des discours, ils visent à convaincre de la pertinence de cette interprétation. De façon spécifique, ils enseignent non seulement les sourates du Coran, mais ils mettent aussi l’accent sur les normes sociales qui devraient régir une société. Ainsi, si nous mettons en rapport ces épisodes explicatifs avec les différents thèmes abordés (tableau 2), nous voyons qu’ils mettent l’accent non seulement sur les normes religieuses, mais aussi sur les normes sociales, évoquant alors des principes religieux ou invoquant Allah (pour le remercier, par exemple). Or, comme cette composante religieuse est aussi présente dans les rituels d’ouverture et de fermeture, la dimension pédagogique est couplée à une dimension missionnaire.

Les séquences explicatives sont aussi à mettre en rapport avec les rôles et statuts des différents participants. Le rôle se définit en analyse de discours comme

[u]n comportement discursif qu’on est en droit d’attendre d’un sujet parlant, dans une situation sociale déterminée par le contrat de communication qui la définit, compte tenu du statut et du rôle social (le situationnel) de ce sujet. Mais on ne perdra pas de vue que ces comportements discursifs, tous possibles à n’importe quel moment du développement du discours parlant, ne prennent ce statut de rôles que lorsqu’ils sont sélectionnés, prédéterminés et imposés par le « contrat de parole » (le communicationnel) (Charaudeau et Croll, 1991 : 238). Charaudeau (1995 : 90-91) fait état des deux types de rôle que sont le rôle social et le rôle langagier qui, selon lui, « n’ont pas de correspondance bi-univoque [puisqu’]à un rôle social donné peuvent correspondre plusieurs rôles langagiers (enseigner : expliquer,

interroger, évaluer) et à un même rôle langagier peuvent correspondre des rôles sociaux différents (questionner : enseigner, présider un jury, animer un débat) ». Le contrat de communication est ici très important puisqu’il permet de définir le rôle des sujets en interaction.

Dans ce contexte, nos animateurs jouent plusieurs rôles, dont le principal est celui d’enseignant (ou de maitre) faisant découvrir à l’auditeur, qui tiendra ici le rôle de l’élève (ou de disciple), le Coran et la religion en général. Ce rôle de maitre est interprété de la même façon par tous les participants : le maitre ne se limite pas à répéter les sourates, mais à les expliquer pour que les élèves les comprennent, voire les fassent leurs. Qu’il s’agisse de « cours magistraux » (dans les émissions solo) ou de « cours interactifs » (dans les échanges avec des intervenants), le rôle de chacun et les visées discursives sont clairs et partagés. Les animateurs jouent un rôle d’expert en ce sens où ils ont appris le Coran et connaissent les nombreux préceptes de la religion en question : les appels aux versets du Coran, à des oulémas très connus ou à d’autres guides religieux de la société sénégalaise en témoignent. Les émissions interactives suivent cette direction, mais avec une mise en scène différente. Le rôle d’expert est confirmé par les appelants qui demandent des réponses à leurs questions (exemple 21) ou par les coanimateurs qui invitent l’animateur à se prononcer sur un sujet (exemple 22). Lorsqu’un individu est invité en studio, il tiendra le rôle d’expert au service de l’animateur.

Exemple 21

A7 : sur le plan de la zakaat c’est-à-dire, < oui >, oui, c’est-à-dire si tu sors la zakat64 et que tu habites la banlieue, tu donnes à l’imam ou tu cherches quelqu’un qui, malgré ses activités n’a pas assez de revenus pour s’en sortir, et tu lui donnes, qu’est-ce qui est mieux?

Socé : oui, mais c’est bon, tu vois

A7 : donner à l’imam est bien ou à cette personne? Socé : si tu donnes à l’imam, l’imam sait à qui le donner A7 : oui

Socé : si tu vois que cette personne en a besoin et que tu en es sûr, tu peux lui donner directement

A7 : oui, mais le problème c’est que par exemple cette personne-là c’est mon demi-frère, est ce que c’est possible de lui donner?

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Socé : qui?

A7 : la personne dont je parle Socé : c’est ton demi-frère? A7 : oui

Socé : mais lui mérite de recevoir la zakat? A7 : oui oui

Socé : si tu lui donnes, Allah te le paiera doublement A7 : doublement?

Socé : c’est que tu as donné la zakat à un pauvre, et tu l’as donné à un membre de ta famille

A7 : voilà, ok ok ok

Socé : oui c’est encore mieux

A7 : oui donc ne nous oublie pas dans tes prières (Socé, 15 janvier, auditeurs).

Ici, Socé répond aux différentes interrogations de l’auditeur en apportant des éclaircissements sur l’aumône rituelle ou zakat. Il explique en effet les règles de cette aumône, qui est annuelle, notamment concernant les principaux bénéficiaires qui ont tous été nommés en ordre dans le Coran. Il joue alors le rôle de répondant, mais aussi celui d’expert concernant cette question particulière de la religion. Il réconforte ainsi l’auditeur sur le bien-fondé de cette action.

Exemple 22

Co : par Allah, [appel à l’attendrissement], l’autre question est, < ah han >, c’est quand tu es revenu de la Mecque, < ah han >

Co : je t’ai posé une question à propos de la renaissance africaine Sall : [appel à l’attendrissement]

Co : tu m’as répondu ah, nous ce qui nous fait peur, c’est qu’il ne divise les érudits

Sall : [appel à l’attendrissement]

Co : nous allons reposer la question, < ah han >, parce que le vent qui est en train de souffler, < ah han >, n’as-tu pas peur qu’il crée quelque chose dans la communauté islamique?

Sall : tu vois, < ah han >, moi à chaque fois, < ah han >, si quelque chose comme cela se passe, pendant deux ou trois jours, < ah han >, je tombe malade Co : [appel à l’attendrissement]

Sall : parce que, nous ne le recevons pas de la même manière Co : ah han, [céy : exprime la pitié ou l’émerveillement]

Sall : quand des choses de ce genre se passent, < ah han >, mais, ah les aînés qui partageaient l’affaire, < ah han > (Sall, 20 février, coanimation).

Dans cet exemple, le principal animateur religieux est le répondant. En effet, Oustaz Alioune Mbaye65, qui est son coanimateur, le questionne sur le monument de la renaissance africaine dont la construction a suscité beaucoup de controverse au Sénégal, surtout en ce qui concerne son coût faramineux. Les hommes religieux étaient en total désaccord avec la légitimité du monument pour l’Islam. Il s’en est suivi plusieurs débats dans la sphère sociale, religieuse, économique et également politique, avec, d’un côté, les défenseurs de la statue et du président (qui en est le concepteur et qui détient 35 % de toutes les recettes que génèrera la statue) et, de l’autre, les détracteurs. Donc, ici, l’animateur donne son avis concernant cette statue et déplore le fait que les hommes religieux soient divisés à ce propos. Il a d’ailleurs été l’un des premiers à s’insurger contre cette statue.

Les animateurs jouent enfin le rôle d’intervieweurs dans les émissions interactives avec invités, lors desquelles ils se mettent vraiment à la place des auditeurs et posent des questions aux invités, tout en régulant le cours de l’émission. C’est le cas dans l’exemple 23, où Sall pose des questions à Oustaz Ablaye Lam, homme religieux qui connaît bien la finance islamique parce qu’il détient un doctorat dans ce domaine. Dans cet exemple précis, Sall commence par lui demander ce qu’est la finance. Notons que, même si le Sénégal est un pays musulman, la finance islamique y est presque inexistante. D’ailleurs, il n’y a qu’une seule banque islamique sur place. De plus, les Sénégalais n’en connaissent pas vraiment le fonctionnement, comme en témoignent plusieurs questions lors de l’émission.

Exemple 23

Sall : Ah han professeur, nous te remercions beaucoup, sur ce plan, euh, je pense que si nous en venions à la finance islamique, euh, moi, ma question, ma première question serait qu’est-ce que la finance islamique? < Ah han >, oui qu’est-ce que la finance d’abord?

Inv : louanges à Allah, < ah han >, tu commences par un point important, < ah han >, professeur, euh, finance, < ah han >, si je faisais un résumé, un bref résumé de ce qu’est la finance, < ah han >, je dirai que la finance, < ah han >, c’est où est ce que tu vas trouver un peu, < ah han >, d’argent, où est-ce que tu peux l’avoir? < Ah han >, si tu le trouves, comment le dépenser? < Ah han >, si tu résumes la finance, cela ne va pas aller au-delà, de recette et dépense (Sall, 21 janvier, invité).

Tout compte fait, les animateurs retenus pour notre étude se fixent comme objectif d’instruire et, à travers leurs différents rôles, s’efforcent d’atteindre cet objectif. Nous pouvons donc qualifier leur discours dans les différentes émissions de pédagogique. De plus, ce discours pédagogique respecte aussi le contrat de communication, en ce sens où les auditeurs écoutent leurs émissions pour en apprendre davantage sur leur religion. Donc, les animateurs sont tenus de respecter les contraintes et attentes liées à leur rôle d’animateur religieux. Il s’agit notamment de parler de religion, du prophète, de la charia et de la souna et des faits de société en rapport avec la religion. D’ailleurs, si le comportement de l’un d’entre eux s’éloigne trop du modèle attendu, le public a tout le loisir de rompre le contrat en arrêtant tout simplement de l’écouter, ce qui reviendrait à l’annulation de ces émissions puisqu’en situation de concurrence médiatique très accrue, la présence de l’auditoire est nécessaire pour l’existence d’une émission, aussi importante soit-elle.

4.4. Conclusion partielle

En somme, les différentes émissions respectent le modèle interactionnel global, ce qui veut dire que nous avons les épisodes d’ouverture, du corps et de clôture. Les rituels sont ainsi présents et permettent la mise en place des rôles et des intentions de tous les participants. Or, ces rôles et intentions sont en phase avec le principe même des émissions religieuses : l’animateur est le maitre qui détient un savoir et les auditeurs ou les appelants reconnaissent ce savoir et sa pertinence.

La particularité de ces discours repose sur des schémas de type explicatif utilisés par les deux animateurs dans le but de présenter certains faits, mais aussi de convaincre les auditeurs. Cette construction est présente dans toutes les émissions, qu’elles soient monologales ou dialogales et marque le désir des animateurs de produire un discours pédagogique sur lequel les populations sénégalaises en général et les auditeurs en particulier peuvent fonder leurs croyances, mais aussi leur vie en société.