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Chapitre 2 État de la question et cadre d’analyse

2.4. Les différents courants

2.4.2. Analyse argumentative du discours

2.4.2.2. L’ethos

L’ethos, qui signifie « personnage » en grec, est une notion qui remonte à la rhétorique ancienne. Il constituait « le caractère moral que l’orateur doit paraitre avoir » (Reboul 2011 [1991 :60]). Reboul (2011 [1991] : 59) précise que l’ethos concerne le « caractère que doit prendre l’orateur pour inspirer confiance à son auditoire, car, quels que soient ses arguments logiques, ils ne peuvent rien sans cette confiance ». Pour Charaudeau et Maingueneau (2002 : 238), l’ethos chez Aristote a un double sens puisque,

d’un côté, il désigne les vertus morales qui rendent l’orateur crédible, à savoir la prudence, la vertu et la bienveillance (Rhétorique II : 1378a); d’un autre côté, il comporte une dimension sociale dans la mesure où l’orateur convainc en s’exprimant de façon appropriée à son caractère et à son type social.

En fait, ce caractère peut exister ou non chez l’orateur : il s’agit d’une image ou d’un trait que le locuteur « doit paraitre avoir, même s’il ne l’a pas en fait » (Reboul, 2011 [1991] : 59). Ainsi, comme le souligne Rabatel (2004 : 84), l’ethos renvoie à des « manières d’être, de dire construisant une image positive de la personne et rejaillissant sur la validité des arguments ou des valeurs du locuteur ». Pour Tejedor de Felipe (2007), également, cette

image ne correspond pas à la personnalité ou à l’identité réelle du locuteur. Elle est plutôt le « résultat d’une construction discursive qui s’inscrit dans une stratégie argumentative, dans un calcul, visant à influer sur l’interlocuteur, visant à imposer une certaine représentation du monde » (Tejedor de Felipe, 2007 : 395). L’ethos est alors associé à l’image de soi que le locuteur construit dans son discours dans le but de persuader efficacement son public. Pour Aristote, l’ethos est non seulement une des trois preuves au cœur de la rhétorique, mais il détermine la force de persuasion du discours. Dans la perspective de la nouvelle rhétorique, l’ethos perd son caractère moral pour ne faire référence qu’à la personne du locuteur. Cependant, bien qu’il ait placé le locuteur et l’auditoire au centre de l’argumentation, Perelman tient peu compte du rôle de l’ethos dans la stratégie discursive.

À la suite de Benveniste (1966 et 1974), qui a étudié, par le recours au cadre figuratif, la place du locuteur au cœur de son propre discours, Kerbrat-Orecchioni s’attèle à analyser la place du locuteur dans le langage, et ce, à partir de procédés linguistiques qui rendent compte de la présence réelle du locuteur dans l’énonciation. Elle (1980 : 32) analyse particulièrement des procédés linguistiques, comme les shifters, les modalisateurs, les termes évaluatifs, qui, selon elle, aident le locuteur à donner sa marque à l’énoncé, à s’inscrire, implicitement ou explicitement, dans le message et, enfin, à se situer par rapport à ce dernier. Également, contrairement à Benveniste, qui insiste surtout sur l’importance du locuteur, Kerbrat-Orecchioni s’attache à montrer qu’il y a une image réciproque ou une interdépendance entre le locuteur et ses interlocuteurs : « [L’]exercice de la parole implique normalement plusieurs participants [qui] exercent en permanence les uns sur les autres un réseau d’influences mutuelles : parler c’est échanger, et changer en échangeant » (Kerbrat- Orecchioni, 1998 : 56). Cette idée de réciprocité découle du cadre interactionniste dans lequel se situent plusieurs tendances en analyse du discours, tendances influencées par Goffman (1973a [1959], 1973b [1959] et 1974 [1967]) et selon lesquelles l’image du locuteur est construite dans l’interaction, c’est-à-dire lors des échanges entre locuteurs et interlocuteurs. Goffman (1973a [1959], 1973b [1959]) adopte, nous l’avons mentionné précédemment, la métaphore de la représentation théâtrale, et la représentation de soi est au cœur de cette métaphore. Goffman (1973a [1959] : 29) définit la représentation comme étant « la totalité de l’activité d’un acteur qui se déroule dans un laps de temps caractérisé

par la présence continuelle de l’acteur en face d’un ensemble déterminé d’observateurs influencés par cette activité ».

De façon générale, nous pouvons retenir ici l’idée selon laquelle l’acteur, ou tout simplement le locuteur, est autant influencé dans son discours par son auditoire qu’il influence ce dernier. À la représentation de soi, représentation que l’on se fait au cours d’une interaction, Goffman (1974 [1967]) ajoute la notion de face. Pour lui (1974 [1967] : 9), la face peut être définie comme

étant la valeur positive qu’une personne revendique à travers la ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contrat particulier. La face est l’image de soi délinéée selon certains attributs sociaux approuvés, et néanmoins partageable, puisque, par exemple, on peut donner une bonne image de sa profession ou de sa confession en donnant une bonne image de soi.

Par ailleurs, c’est Maingueneau (1996 : 40) qui, en réaction « contre une conception structuraliste du texte », va redéfinir le terme ethos pour l’inscrire dans le cadre de l’analyse du discours et de l’interaction. Il considère à cet effet que,

dans une perspective d’analyse du discours, on ne peut donc pas se contenter, comme la rhétorique traditionnelle, de faire de l’ethos un moyen de persuasion : il est partie prenante de la scène d’énonciation, au même titre que le vocabulaire ou les modes de diffusion qu’implique l’énoncé par son mode d’existence (Maingueneau, 1999 : 82).

En d’autres termes, « l’ethos est lié à l’énonciation, non à un savoir extradiscursif sur l’énonciateur » (Maingueneau, 1999 : 76). L’énonciation et l’énonciateur occupent donc une place déterminante au cœur de l’interaction puisque « l’énonciateur doit se conférer, et conférer à son destinataire, un certain statut pour légitimer son dire : il s’octroie dans le discours une position institutionnelle et marque son rapport à un savoir » (Amossy, 1999b : 17). Également, Maingueneau explique ce qu’est l’image de soi dans le cadre d’une scène d’énonciation où l’importance est donnée au genre de discours, genre qui conditionne les choix faits par le locuteur et qui participe ainsi à la construction de son image. Pour Maingueneau (1996 : 40), la notion d’ethos implique un corps, un caractère et une corporalité et se traduit dans le ton. Le ton lui-même « s’appuie sur une double figure de

l’énonciateur, celle d’un caractère et celle d’une corporalité, étroitement associés » (Maingueneau, 1984 : 100).

Dans la perspective de l’analyse argumentative du discours, Amossy (1999c : 133) insiste également sur l’importance de l’auditoire et souligne que

l’interaction entre l’orateur et son auditoire s’effectue nécessairement à travers l’image qu’ils se font l’un de l’autre. C’est la représentation que l’énonciateur se fait de l’auditoire, les idées et les réactions qu’il lui prête, et non sa personne concrète, qui modèle l’entreprise de persuasion.

Amossy ajoute que c’est bien l’image que le locuteur construit, délibérément ou non, dans son discours qui constitue un composant de la force illocutoire (Amossy, 2010 [2000] : 69). C’est ce qui la pousse à faire une distinction entre cette image construite, qu’elle nomme

ethos discursif, et l’image que l’auditoire a tendance à se faire du locuteur bien avant que ce

dernier ne prononce son discours. Elle appelle cette dernière image préalable ou ethos

préalable.

Maingueneau, lui aussi, accepte cette « image préexistante » et l’appelle ethos prédiscursif. Il (1999 : 77-78) explique à cet effet que, « si l’ethos est crucialement lié à l’acte d’énonciation, on ne peut cependant ignorer que le public se construit aussi des représentations de l’ethos de l’énonciateur avant même qu’il ne parle. Il semble donc nécessaire d’établir une première distinction entre ethos et ethos prédiscursif ». Pour Rabatel (2004 : 82), cet ethos prédiscursif ou préalable peut être considéré comme la réputation du locuteur. Les deux notions d’« ethos préalable » et d’« ethos prédiscursif » sont éloquentes dans le cas de personnalités médiatiques : ces dernières n’ont jamais une image vierge lorsqu’elles entrent en interaction avec le public. En effet, le public s’est déjà fait une idée à propos de la personnalité médiatique et s’attend à ce que le discours de cette personnalité confirme ou infirme son idée, idée fondée pour la plupart sur les stéréotypes acquis concernant la personnalité ou la fonction de la personne publiquement connue ou concernant le genre médiatique dans lequel elle évolue. Amossy (2010 [2000] : 71) souligne donc que, « comme l’auditoire, l’ethos est tributaire d’un imaginaire social et se nourrit des stéréotypes de son époque : l’image du locuteur est nécessairement en prise sur

les modèles culturels. Il faut donc tenir compte de l’image du locuteur ou la catégorie dont il participe ». C’est pourquoi une personnalité peut être amenée à « corriger » son image à travers son propre discours. Nous pouvons citer, comme exemple, le cas d’un ancien animateur vedette de la radio CHOI-FM à Québec, Jean-François Fillion, plus connu sous le nom de Jeff Fillion, qui était reconnu pour ses propos pour le moins osés14 : l’auditoire était à même de s’attendre à un personnage grossier et négatif, et ce, en raison du genre médiatique trash dans lequel s’inscrivait l’émission de l’animateur. Cependant, à la suite des nombreuses plaintes qu’il a reçues, Fillion a essayé, lors des entrevues qu’il a subséquemment accordées, de se présenter sous un meilleur jour (Pelletier et Sow, 2009).

Par ailleurs, sur le plan discursif, plusieurs indicateurs entrent en jeu dans la construction de l’ethos. Les pronoms personnels sont certainement parmi les indicateurs les plus productifs parce qu’ils permettent de saisir comment la personnalité se définit par rapport à son public et comment elle fait appel à lui. Dans ce sens, Dorval et Ben Amor (2004 : 141), dans leur analyse du discours radiophonique d’un autre animateur de radio controversé à Québec, André Arthur, ont montré l’importance des pronoms personnels qui définissent la capacité d’Arthur « de fédérer » (2004 : 141), c’est-à-dire de s’inclure dans le groupe des auditeurs grâce à l’usage des pronoms inclusifs nous et on qu’il oppose alors à eux. Pour Dorval et Ben Amor (2004 : 143), « les pronoms permettent à Arthur de se montrer le grand rassembleur de tous », mais aussi de se « démarquer de la tendance générale » en raison de l’opposition qu’il fait entre je et les autres. Ainsi, nous pouvons dire que les pronoms personnels constituent un outil de choix pour un personnage charismatique qui aspire à persuader son public. Les alliances et mésalliances de la personnalité médiatique sont aussi productives dans la construction de l’ethos puisqu’elles montrent les liens que la personnalité entretient avec le public ou avec les autres participants de l’interaction. Le registre langagier et les figures de style employés peuvent également être des indicateurs déterminants dans la construction de l’ethos.

14 Cet animateur vedette a été l’objet de plusieurs plaintes et de poursuites judiciaires pour des propos jugés