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L’arrivée d’une population russe relativement nombreuse en Savoie dans les années 1920 s’explique essentiellement par les recrutements de la part des industriels et en particulier des aciéries d’Ugine. Il est possible que des liens plus personnels aient pu exister entre certains de ces immigrés et des savoyards partis travailler en Russie dans les années précédentes. Les historiens de la Savoie mentionnent plusieurs cas de jeunes femmes savoyardes ayant fait des études d’institutrices qui seraient parties travailler en Russie auprès de familles de l’aristocratie francophile qui souhaitaient faire apprendre le français à leurs enfants 30. On ne sait toutefois rien de précis sur le devenir de ces institutrices et

nous n’avons recueilli aucun élément qui puisse accréditer l’idée qu’elles aient pu avoir une quelconque influence sur la venue des Russes en Savoie. Ce qui est certain, c’est que parmi les réfugiés russes venus travailler à Ugine on comptait un certain nombre d’aristocrates, officiers dans les armées blanches, qui avaient du quitter leur pays après la défaite face aux «  rouges  » en 1922. Beaucoup d’entre eux se réfugièrent d’abord dans les pays baltes qui venaient de s’affranchir de la tutelle russe et qui ne manifestèrent pas beaucoup de sympathie envers eux. À partir de là, ils émigrèrent vers l’Europe occidentale ou les États-Unis et même la Chine. On peut estimer le nombre d’exilés ayant fuit l’URSS à près de un million et demi dont près de 400 000 se seraient installés en France 31. Une légende veut que la plupart des aristocrates soient devenus

chauffeurs de taxi à Paris car le seul métier manuel qu’ils connaissaient était la conduite automobile. En fait, en dehors de ceux qui avaient déjà acquis des biens en France avant la Révolution et qui ont pu maintenir un train de vie élevé, les exilés sont devenus pour la plupart ouvriers d’usines. Leur exil a coïncidé avec une période d’intenses recrutements dans l’industrie pour combler l’insuffisance numérique de la main-d'œuvre nationale fortement affaiblie par la guerre. Le patronat français avait créé en 1924 la Société Générale d’Immigration qui recrutait directement du personnel ouvrier dans les pays du sud et de l’est de l’Europe, en particulier en Pologne, en Tchécoslovaquie, en Yougoslavie. Mais des recrutements ont été effectués aussi dans camps de réfugiés, situés dans les zones limitrophes des pays ravagés par les guerres civiles. C’est ainsi que des Arméniens et des Grecs fuyant la Turquie ont été recrutés au Liban et en Syrie, pays passés sous administration de la Société des Nations puis sous mandat français à partir de 1920. Le processus de recrutement a été du même ordre pour les Russes embauchés aux aciéries d’Ugine. La plupart se trouvait soit dans les pays baltes pour ceux qui avaient combattu dans Paul Guichonnet, Politique et émigration savoyarde à l’époque des nationalités 30

(1848-1860), Hommes et migrations, n 1166, juin 1993. Alexandre Jevakhoff, Les Russes blancs, Taillandier, 2007. 31

le nord de la Russie soit en Bulgarie pour ceux qui avaient combattu dans le sud, parmi lesquels plusieurs Cosaques qui avaient lutté contre l’Armée rouge sous la direction du général Dénikine. Le fait que la plupart de ces hommes soient des militaires ayant fui après la défaite explique la très faible proportion de femmes au sein de cette population. !

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Les aciéries d’Ugine engagent à partir de 1921 plusieurs centaines de Russes recrutés dans les camps de réfugiés par les émissaires patronaux. On installe ceux qui vivaient en célibataires et qui étaient les plus nombreux, dans six « foyers » construits dans l’enceinte de l’usine tandis que les familles sont logées au «  vieux phalanstère  » à proximité des alliages. La direction des aciéries les aidera même à aménager une église orthodoxe dans un bâtiment industriel désaffecté. Elle sera consacrée en 1926 sous le nom de paroisse Saint-Nicolas et rattachée au patriarcat de Constantinople.!

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Les Russes d’Ugine, deuxième nationalité, il est vrai très loin derrière les Italiens, ont formé une communauté très repliée sur elle-même. C’est là d’abord le résultat de la politique patronale qui encourageait un tel repli en fournissant les moyens de vivre en communauté avec une cantine spécialement destinée aux Russes, une église puis plus tard une école pour que les enfants puissent apprendre la langue russe. Mais les Russes n’ont pas eux-mêmes envisagé de s’installer durablement en France. Animés par l’espoir de retourner en Russie pour renverser le régime bolchevik, leur groupe était souvent traversé par des querelles politiques. Pendant la Deuxième guerre mondiale plusieurs d’entre eux repartiront se battre, certains dans les troupes allemandes pour renverser le régime soviétique, d’autres, retrouvant leur patriotisme, rejoindront l’Armée rouge pour repousser l’envahisseur. D’autres enfin combattront dans les maquis de Savoie aux côtés des résistants français. En 1947, l’appel lancé par Staline aux exilés pour qu’ils rentrent participer au développement du pays poussera encore certains à quitter la France et la communauté commencera à se déliter. Le dernier prêtre de la paroisse orthodoxe d’Ugine est décédé en 1980 et n’a jamais été remplacé. !

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La religion orthodoxe a joué un grand rôle dans le maintien de l’identité de cette communauté. On compte parmi les Russes d’Ugine un saint de l’église orthodoxe canonisé par le patriarcat de Constantinople le 16 janvier 2004 sous le nom de Saint Alexis d’Ugine. Né en 1867 dans un village de la région de Vlazma, Alexis Medvedkov devient prêtre en 1895. Il exerce son ministère pendant 23 ans dans une paroisse rurale très pauvre de la province de Saint-Pétersbourg avant de devoir fuir la Russie après avoir été arrêté et torturé par la Tcheka. Il se réfugie avec sa famille en Estonie où il reste jusqu’en 1930. Cette année là il obtient de

la part du métropolite Euloge, en charge des églises orthodoxes russes d’Europe occidentale d’être nommé en France et se retrouve prêtre de la paroisse d’Ugine qui vient d’être créée. Bien que très court son ministère contribua à révéler les tensions internes à la communauté russe d’Ugine et les différences sociales et politiques qui la traversait. Très apprécié de la grande masse des immigrés russes pour sa simplicité et sa charité, il fut durement critiqué par les anciens officiers qui lui reprochaient son manque d’autorité. Il décèdera d’un cancer généralisé en 1934 à l’hôpital d’Annecy. Plusieurs années après sa mort, le cimetière d’Ugine où il était enterré fut déplacé à la demande de la municipalité qui comptait construire un immeuble sur son emplacement. Les cadavres furent inhumés pour être transférés dans un nouveau cimetière. On constata que le corps du père Alexis était resté intact alors que le cercueil qui le contenait avait été complètement détruit. Cette «  non-corruption du corps  » est un signe de sainteté pour l’église orthodoxe. Son cadavre, transféré d’abord au cimetière russe de Sainte-Geneviève des Bois dans l’Essonne sera définitivement inhumé dans le nord de la Bourgogne au monastère orthodoxe de Bussy en Othe fondé par des moniales russes en 1946. En 2004, Alexis sera canonisé et depuis le nom d’Ugine se trouve associé au nom d’un saint étranger. !

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L’histoire, brève, de la communauté russe d’Ugine est exemplaire de la manière dont l’immigration fut gérée par le patronat dans les années de l’entre-deux- guerres. Elle est aussi révélatrice du rôle joué par la religion dans la conservation de l’identité d’origine. Le souvenir de cette communauté aujourd’hui dispersée et absorbée dans la population locale est entretenu par l’association «  la communauté russe et Ugine  » dont le siège est à Combloux. Cette association est à la fois une des dernières sources d’information sur cette communauté et un acteur de la « patrimonialisation » de la mémoire de l’immigration. Elle a restauré en 2001 l’église orthodoxe Saint-Nicolas qui tombait en ruines. S’il y a dans les pays de Savoie des lieux emblématiques de la présence de certaines immigrations, Ugine est le site de référence d’une présence russe aujourd’hui évanouie. !

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RÔLE DES IMMIGRÉS DANS L’ÉCONOMIE DES PAYS DE SAVOIE. !

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L’année 1931 est considérée comme marquant le point culminant de l’immigration en France dans l’entre-deux-guerres. Il faudra attendre 1975 pour retrouver une importance aussi élevée de l’immigration au sein de la population et de l’économie françaises. Dans les deux départements savoyards le phénomène est amplifié du fait de l’ampleur des besoins dans l’économie.!

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Tableau 7: Principaux résultats du recensement de 1931

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Comme l’indique ce tableau, le pourcentage des immigrés en Savoie est supérieur de plus de deux points à ce qu’il est au niveau national. Si les Italiens et les Suisses continuent de former la grande majorité des immigrés en Haute- Savoie avec plus de 91% des effectifs, en Savoie, la part de ces deux nationalités diminue sensiblement par rapport aux recensements précédents. Ils représentent encore 83% de l’immigration mais les Suisses sont désormais moins nombreux que les étrangers venus dans le cadre des recrutements à distance au profit des industriels. Les Polonais dépassent désormais les Suisses avec 872 ressortissants dont 21% de femmes et les Russes les suivent de près avec 670 ressortissants dont 25% de femmes. Il faut noter que ces deux nationalités sont aussi présentes en Haute-Savoie avec 318 et 211 ressortissants. On a donc une configuration particulière avec une dominante de vieilles immigrations de voisinage avec un pourcentage de femmes voisinant les 40% et une minorité croissante de nouvelles immigrations venues de loin et encore très peu féminisées. Dans quels secteurs travaillent ces deux composantes de la population immigrées des pays de Savoie ? !

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Le premier groupe est ventilé selon un spectre assez large alors que le second reste très concentré dans l’industrie et par conséquent dans les villes où sont

Population totale

Etrangers naturalisés

Italiens Suisses Autres Total

Etrangers % Etrangers Savoie 229476 2252 16604 806 3368 20778 9,05 H a u t e - Savoie 248640 2366 13258 6143 1772 21173 8,5 Total 478116 4618 29862 6949 5140 41951 8,7 France 41 228000 361000 808979 2 729000

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6,5