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Section II. La diversité et l’évolution de la figure des hauts fonctionnaires

I. La typologie des hauts fonctionnaires dégagée par la doctrine

Le principal artisan de cette tentative d’élaboration d’une typologie des hauts fonctionnaires japonais est le professeur MURAMATSU Michio, qui pour ce faire, réalisa à trois reprises d’importants sondages à destination des hauts fonctionnaires225 en 1976-1977, en 1986-1987 et en 2001-2002. Lors de chacun de ces sondages, en posant aux agents de la haute fonction publique les mêmes questions (ou questions similaires) concernant la conception de leurs rôles et de leurs rapports avec les responsables politiques et les acteurs de la société, MURAMATSU montra que les profils des hauts fonctionnaires avaient évolué avec le temps et qu’ils pouvaient être regroupés approximativement en deux figures-types. À l’issue du dernier sondage réalisé au début des années 2000, le professeur MABUCHI Masaru y ajouta une troisième figure-type. Avant de les présenter, il convient de remarquer que si ces figures-types

Patrick, « In Defense of the Dichotomy: A Response to James H. Svara », Administrative Theory and Praxis, vol. 28, n°1, mars 2006, p. 144.

225 Il réalisa également des sondages à l’égard de parlementaires et d’acteurs économiques majeurs, mais ce sont

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apparurent successivement, chacune d’entre elles ne se substitua pas immédiatement aux précédentes, mais coexista plutôt avec elles. Cependant, la part que chacune d’entre elles représentait dans les effectifs de la haute administration varia de sorte que chaque nouvelle figure tendit à remplacer les anciennes qui s’effaçaient après avoir connu une période d’apogée. Si l’on considère le fait que la haute fonction publique ne se renouvelle que partiellement et progressivement, par le biais de recrutements annuels, il n’est pas étonnant de constater une continuité au niveau des valeurs, modes de pensée et comportements de certains hauts fonctionnaires226, ainsi qu’une coexistence de plusieurs figures-types.

A. Les hauts fonctionnaires « défenseurs de la Nation »

La première figure-type dégagée par MURAMATSU Michio est celle dite des hauts fonctionnaires classiques (kotenteki kanryō 古典的官僚), aussi qualifiée de figure des hauts fonctionnaires « défenseurs de la Nation » (kokushi-gata kanryō 国士型官僚) par SATAKE Goroku et MABUCHI Masaru227. Ces hauts fonctionnaires correspondent à ceux que TSUJI Kiyoaki dépeignit au début des années 1950, lequel insista grandement sur la continuité de leurs valeurs et mode de pensée entre l’avant et l’après-guerre, ainsi que sur l’insuffisante démocratisation des institutions politico-administratives. Selon cette figure-type, les hauts fonctionnaires considèrent qu’ils sont les plus aptes à définir et représenter l’intérêt général. Tandis que les acteurs économiques poursuivent leurs intérêts privés et les responsables politiques se concentrent sur leurs intérêts électoraux et partisans, les hauts fonctionnaires eux, s’appuyant sur leur neutralité politique, estiment être les plus à mêmes de défendre les intérêts du Peuple tout entier. Alors que les hauts fonctionnaires puisaient avant-guerre leur légitimité

226 Nous pourrions également évoquer d’autres facteurs tels que l’homogénéité socio-éducative des membres de

la haute administration (qui est bien moins importante qu’auparavant). Nous n’excluons pas cependant la possibilité qu’un haut fonctionnaire voit ses valeurs et la conception qu’il a de l’intérêt général et de son rôle, évoluer au cours de sa carrière.

227 MURAMATSU Michio expliquait que sa figure des hauts fonctionnaires classiques était l’héritière de celle dite

des hauts fonctionnaires « défenseurs de la Nation », qui désignait à l’origine une partie des agents de la haute administration d’avant-guerre (on parlait déjà en japonais de kokushi-gata kanryō dans un article scientifique paru en 1949, mais également de keirin-gata kanryō 経綸型官僚 dans un ouvrage paru en 1930). MURAMATSU

Michio, Sengo no nihon kanryōsei, op. cit., p. 106-120 ; SATAKE Goroku, Taikenteki kanryōron – 55 nen taisei o

uchigawa kara mitsumete 体験的官僚論 (Les hauts fonctionnaires par un haut fonctionnaire : le système de 55 vu de l’intérieur), Tōkyō, Yūhikaku, 1998, p. 57-58 ; MABUCHI Masaru, « Kanryōsei no hen.yō – ishuku suru

kanryō 官僚制の変容―萎縮する官僚 (Transformation de la haute administration – des hauts fonctionnaires en retrait) », dans MURAMATSU Michio, KUME Ikuo (dir.), Nihon seiji hendō no 30 nen 日本政治 変動の 30 年

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en tant que défenseurs de l’intérêt national dans leur statut de serviteurs directs de l’Empereur, ils auraient après la guerre trouvé la source de cette légitimité dans le fait qu’ils sont les serviteurs – et « protecteurs », ou encore « tuteurs » selon les termes de TSUJI – du Peuple tout entier, élevé en une fiction juridique228. Ce processus de légitimation, n’est en rien l’apanage des fonctionnaires japonais. Jacques CHEVALLIER et Danièle LOCHAK notent que les administrations des sociétés contemporaines, dans le cadre de leur construction idéologique, effectuent ce même recours aux « entités abstraites » et « instances mythiques » que constituent l’État et la Nation. La mobilisation par les administrations de cette légitimité, que ces auteurs qualifient de « médiatisée » (dans le sens où elle passe par l’intermédiaire de ces figures mythiques), est expliquée comme suit :

L’administration trouve dans le mythe étatique un appui de valeur inestimable qui permet de placer le pouvoir qu’elle exerce à l’abri de toute contestation ; la puissance dont les fonctionnaires font usage est censée ne pas leur appartenir en propre : ils ne feraient que la mettre en œuvre au nom et pour le compte d’une institution abstraite ne relevant pas de l’ordre du sensible. S’effaçant derrière l’image grandiose de l’État, l’administration n’apparaît plus que comme un simple appareil d’exécution, dépourvu de volonté autonome et agissant pour le plus grand bien de tous. Loin de frapper le pouvoir administratif de précarité, cet effacement derrière l’État est pour l’administration source de puissance, dans la mesure où il permet de parer ses actions d’un bien-fondé incontestable. Incarnant l’État, habilitée à parler en son nom, l’administration va bénéficier par transfert de la légitimité étatique […]. Ainsi, l’action administrative va-t- elle être entourée par un cortège de mythes (« intérêt général », « puissance publique »,

« service public ») à travers lesquels se profil la figure de l’État.229

Dans cette figure-type, les hauts fonctionnaires considèrent qu’ils doivent rester à distance des partis et des acteurs de la société, ou plus exactement les transcender230. Ils partagent de plus une conception particulière de l’intérêt général selon laquelle celui-ci existerait en tant que tel, de manière substantielle, et qu’ils auraient pour mission de découvrir et de poursuivre. Glendon A. SCHUBERT qualifiait cette vision de l’administration de platonicienne

228 TSUJI Kiyoaki insistait sur le caractère féodal de cette notion de « principe de tutelle » (kōkensei no genri

見性の原理) qui rappelait le seigneur-protecteur ou seigneur-tuteur de ces sujets. Il considérait que cette conception du haut fonctionnaire-tuteur avait transformé les citoyens (jinmin 人民) en sujets (shinmin 臣民) et justifié la continuation de la domination transcendantale des hauts fonctionnaires (chōestuteki shihai 超越的支 配) et le maintien de leur position de supériorité et de leurs privilèges. TSUJI Kiyoaki, Nihon kanryōsei no kenkyū

(1952), op. cit., p. 7.

229 CHEVALLIER Jacques, LOCHAK Danièle, La science administrative, Paris, PUF, 2ème édition, 1987, p. 80-81.

Pour une analyse identique où il est question d’un « loyalisme des fonctionnaires à l’égard de l’État », voir CHAGNOLLAUD Dominique, QUERMONNE Jean-Louis, Le gouvernement de la France sous la Ve République, op.

cit., p. 627.

230 Sur ce « principe d’isolement » de l’administration et cette « mise à distance » des administrés dans le but de

préserver l’intérêt général de toute interférence, voir CHEVALLIER Jacques, Science administrative, op. cit., p.

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(Administrative Platonism), dans laquelle on estime que ce sont aux « philosophes rois de l’administration » de définir les contours de l’intérêt général231. Cette vision des hauts fonctionnaires – idéaliste selon SCHUBERT –, fait de ces derniers de véritables héros de la Nation232. Les hauts fonctionnaires sont alors perçus – mais surtout se perçoivent – comme des hommes faisant preuve d’une éthique irréprochable, qui doivent être autonomes et préservés de toute ingérence externe (provenant des élus ou des acteurs de la société) qui pourraient perturber leur jugement expert. On décèle dans cette apologie de la neutralité politique et de l’expertise, un recours à ce que Jacques CHEVALLIER et Danièle LOCHAK qualifient de « légitimité professionnelle » :

L’administration tire d’abord argument de son extériorité vis-à-vis du système électif pour asseoir son autorité sociale : inversant le rapport traditionnel au politique, elle tend à forger sa légitimité, non plus sur ou par le politique, mais contre lui ; l’apolitisme n’est plus perçu comme un stigmate d’infériorité mais tout au contraire comme un élément de supériorité morale sur les élus. Le discours administratif établit ainsi une nette démarcation entre le politique, conçu comme le siège de la division, de l’arbitraire et de

l’irrationalité, et l’administration, posée comme lieu d’unité, de rigueur, de cohérence.233

Bien que les hauts fonctionnaires « défenseurs de la Nation » soient censés faire jaillir l’intérêt général grâce à leur savoir vierge de toute interférence provenant de la politique ou des groupes particuliers dans la société, cet intérêt général n’est en réalité que ce qu’ils déclarent comme tel234. Aussi en existe-t-il bien souvent autant de définitions qu’il y a de ministères (et de directions, voire même de bureaux, au sein de ces ministères). TSUJI avait d’ailleurs pointé du doigt le paradoxe de cette haute administration japonaise qui, tout en

231 SCHUBERT Glendon A., « "The Public Interest" in Administrative Decision-Making: Theorem, Theosophy, or

Theory? », The American Political Science Review, vol. 51, n°2, juin 1957, p. 347-348.

232 C’est ce type de hauts fonctionnaires que SHIROYAMA Saburō dépeint dans son roman largement inspiré de la

réalité, publié en 1975 et adapté en série télévisée en 2009. Il met en scène des hauts fonctionnaires du MITI en pleine période de haute croissance, dévoués corps et âme au développement économique de leur pays. SHIROYAMA Saburō, Kanryōtachi no natsu 官僚たちの夏 (L’été des hauts fonctionnaires), Tōkyō, Shinchōsha, 1975, 243 p.

233 CHEVALLIER Jacques, LOCHAK Danièle, La science administrative, op. cit., p. 82-83. L’ancien directeur du

Trésor au ministère des Finances français François BLOCH-LAINÉ écrivait d’ailleurs en 1976, dans son ouvrage intitulé Profession : fonctionnaire, désirer voir émerger une « magistrature administrative » afin que les hauts fonctionnaires soient en mesure de mener à bien leurs missions : « Je ne suis pas sûr que le terme de magistrature soit celui qui convient le mieux pour définir la position d’indépendance dans laquelle l’État doit placer, vis-à-vis de lui-même, des personnages qui ne sont pas élus mais nommés et dont l’autorité doit cependant peser, pour l’accomplissement de leur mission propre, d’un poids presque égale à celui de l’exécutif dont ils procèdent. Je n’ai pas trouvé d’autres termes dans la littérature de droit public pour qualifier ce type de position, de situation. » BLOCH-LAINÉ François, Profession : fonctionnaire, Paris, Edition du Seuil, 1976, p. 237, cité dans

CHAGNOLLAUD Dominique, QUERMONNE Jean-Louis, Le gouvernement de la France sous la Ve République, op.

cit., p. 632.

234 « The public interest becomes whatever the administrator thinks it ought to be ». SCHUBERT Glendon A.,

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justifiant sa domination par sa supposée capacité supérieure à poursuivre l’intérêt commun, présentait une structure extrêmement compartimentée et se déchirait régulièrement lors de luttes internes235.

Ces hauts fonctionnaires qui semblaient considérer nécessaire le fait qu’ils soient à l’initiative des politiques publiques, se montrant ainsi favorables à une domination bureaucratique (kanryō shihai 官僚支配), ne furent pas les seuls à être responsables de la prolongation d’une telle vision après la guerre. Les purges effectuées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale parmi les élites politiques et économiques encouragèrent les hauts fonctionnaires à pallier l’absence de ces acteurs, en endossant leurs rôles à leurs places (d’autant qu’ils n’avaient eux-mêmes presque pas été concernés par ces purges). Aussi, ce n’est pas un hasard si l’époque où l’on estime que les hauts fonctionnaires « défenseurs de la Nation » représentaient la plus grande proportion des effectifs de la haute administration d’après-guerre (entre 1945-1960)236, coïncide avec celle où les responsables politiques se déchargèrent largement sur eux concernant l’élaboration de la plupart des politiques publiques.

B. Les hauts fonctionnaires coordinateurs

Au début des années 1980, MURAMATSU Michio démontra qu’était apparue au sein de la haute administration une nouvelle figure-type de hauts fonctionnaires qu’il qualifia de politiques (seijiteki kanryō 政 治 的 官 僚)

237. Ces derniers partagent cette fois-ci une

conception réaliste de l’intérêt général – c’est d’ailleurs pour cette raison que SATAKE Goroku parlait de hauts fonctionnaires réalistes (riarisuto kanryō リアリスト官僚)

238 – qui diverge

235 Nous en profitons ici pour renvoyer le lecteur à une contribution de Raphaël DRAI, où celui-ci analyse les

sources idéologiques – romaine et hébraïque – de l’administration française, expliquant ainsi la coexistence de rhétoriques de légitimation parfois paradoxales, employées par la haute administration. En bref, tandis que l’administration de la République romaine s’articule autour de la notion d’intérêt général et de Bien commun, et que l’administration hébraïque prône la proximité avec le Peuple et honnit l’idée de hiérarchie dénuée d’un souci d’écoute et de justice, l’administration de l’Empire romain, elle, met l’accent sur la rationalité, l’efficacité, et le savoir technique de ses membres, lesquels constituent un corps de professionnels, instrument directement placé sous les ordres de l’Empereur. On retrouve dans ces éléments l’essentiel des sources de légitimité invoquées par les hauts fonctionnaires, non seulement en France, mais aussi au Japon (et assurément ailleurs). DRAI Raphaël,

« Qu’est-ce qu’un haut fonctionnaire ? Contribution à l’histoire…, op. cit., p. 223-248.

236 Comme expliqué plus haut, cette figure existait déjà sous une forme légèrement différente avant la guerre et

elle perdura au moins jusqu’à la moitié des années 1970.

237 MURAMATSU Michio, Sengo no nihon kanryōsei, op. cit., p. 106-120. 238 SATAKE Goroku, Taikenteki kanryōron…, op. cit., p. 97-105.

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de celle adoptée par les hauts fonctionnaires « défenseurs de la Nation », laquelle était qualifiée d’idéaliste. Les partisans de cette conception réaliste de l’intérêt général (les

Administrative Realists comme les nomme SCHUBERT), considèrent que celui-ci n’existe pas en tant que tel, mais qu’il correspond à l’agrégation et l’ajustement des différents intérêts particuliers existant dans la société. Aussi, le rôle des hauts fonctionnaires consisterait à organiser cette coordination d’intérêts divers, à l’issue de laquelle émergerait l’intérêt général239. Il n’est dès lors plus demandé aux hauts fonctionnaires de disposer d’une vision à part entière de l’intérêt général, mais d’exceller dans la coordination et la négociation avec les agents des autres sections administratives, ainsi qu’avec les représentants des différents intérêts sectoriels240. On parle ainsi pour les désigner de hauts fonctionnaires coordinateurs (chōsei-gata kanryō 調整型官僚)

241.

Tandis que les hauts fonctionnaires « défenseurs de la Nation » prônaient une prise de distance avec les élus et acteurs économiques (notamment pour préserver leur neutralité politique), les hauts fonctionnaires coordinateurs développent au contraire une relation de confiance quasiment fusionnelle avec ces acteurs. En effet, ces hauts fonctionnaires sont amenés à être en liens étroits avec des groupes de pression et de multiples acteurs de la société pour capter les différents intérêts particuliers, récolter de précieuses informations et obtenir d’eux qu’ils coopèrent. Ils sont régulièrement en contact avec les responsables politiques, qui ont de leur côté davantage investi le milieu décisionnel central, et avec lesquels ils tentent d’ajuster les divers intérêts présents dans la société (c’est en cela qu’ils sont qualifiés de hauts fonctionnaires politiques par MURAMATSU). Dans ses enquêtes, MURAMATSU Michio étudia la fréquence de ces prises de contacts (sesshoku 接 触) entre les élus, les représentants des groupes d’intérêts et les hauts fonctionnaires. En comparant les résultats obtenus en 1977 et 1987, il mit ainsi en évidence l’accroissement de la fréquence des contacts pris entre les hauts fonctionnaires et les parlementaires de la majorité, ainsi qu’entre les hauts fonctionnaires et les acteurs de la société242. Ces relations d’étroites collaborations, pour efficaces qu’elles fussent, évoluèrent pour certaines en des situations de collusion inquiétantes qui débouchèrent parfois sur des scandales.

239 « Administrative Realists define the public interest, not as an essence, but as a resultant of the interaction of

complex forces ».SCHUBERT Glendon A., « "The Public Interest"…, op. cit., p. 348-357-366.

240 Sur ces deux conceptions basées sur la théorie hégélienne de l’intérêt général et des intérêts particuliers, voir

CHEVALLIER Jacques, LOCHAK Danièle, La science administrative, op. cit., p. 107-108.

241 Voir par exemple, MABUCHI Masaru, « Kanryōsei no hen.yō – ishuku suru kanryō…, op.cit., p. 139-145. 242 MURAMATSU Michio, Seikan sukuramu gata…, op. cit., p. 51-52.

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Plusieurs auteurs, tels que AOKI Yasuhiro, estiment que cette figure des hauts fonctionnaires coordinateurs commença à émerger dans les années 1960243. À partir d’un sondage réalisé en 1999 par ses soins, NAKAMICHI Minoru remarqua que les hauts fonctionnaires ayant débuté leur carrière entre 1945 et 1960 présentaient une forte tendance à se référer à l’intérêt général pour expliquer leur choix d’intégrer la fonction publique (faisant d’eux des kōkyōjin, ou « serviteur du Peuple tout entier » selon sa terminologie)244. Or il constatait que c’était bien moins le cas des hauts fonctionnaires qui avaient débuté leur carrière après 1960-1965, dénotant selon lui l’apparition d’une nouvelle forme d’agents de la haute administration qui ne se considéraient plus comme les « défenseurs de la Nation » contrairement à leurs aînés245. Les sondages réalisés par MURAMATSU en 1976-1977, 1986- 1987, et 2001-2002, permirent d’affirmer que la période d’apogée des hauts fonctionnaires coordinateurs se situait entre la fin des années 1970 et la fin des années 1980.

Là encore, l’apparition de cette figure-type dans la haute administration n’est pas uniquement liée à un changement de conception de l’intérêt général chez les hauts fonctionnaires246. Il est possible d’évoquer certaines causes exogènes ayant participé à transformer le milieu décisionnel central et poussé les agents de la haute fonction publique à s’y adapter. Les années 1960 correspondent en effet précisément à la période où les parlementaires du PLD commencèrent réellement à s’investir dans le processus d’élaboration des politiques publiques. En 1962, une procédure leur permettant d’influer sur les projets de loi du gouvernement avant même l’examen à la Diète fut instaurée dans le parti247. En parvenant à préserver leurs sièges aux élections successives, les parlementaires du PLD eurent l’occasion de se spécialiser progressivement dans différents domaines de politiques publiques, avec une tendance générale à négliger les autres. Bien souvent, ces parlementaires se formèrent au contact des hauts fonctionnaires qui venaient, sur leur demande, leur expliquer le contenu des projets de loi en cours d’élaboration (pratique que l’on nomme go setsumei). On qualifia ces hommes politiques de zoku giin (族 議 員), dans la mesure où ils semblaient former de véritables tribus (zoku 族) de parlementaires spécialisés dans des secteurs

243 AOKI Yasuhiro, « Seisaku katei to kanryōzō no henka 政策過程と官僚像の変化 (L’évolution du processus

d’élaboration des politiques publiques et de la figure des hauts fonctionnaires, dans NAKAMICHI Minoru (dir.),

Nihon kanryōsei no renzoku to henka…, op.cit., p. 180.

244 Voir supra, p. 56.

245 NAKAMICHI Minoru, « Sengo jōkyū kanryō no kōdō yōshiki…, op. cit., p.192.

246 Sur l’effondrement du « mythe de l’intérêt général » et l’effritement de l’idée que cet intérêt général serait le

monopole de l’État, voir CHEVALLIER Jacques, L’État post-moderne, Paris, LGDJ, coll. « Droit et société », 3ème

édition, 2008, p. 70-71.

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particuliers, en liens étroits avec les hauts fonctionnaires et groupes d’intérêts concernés248. Aussi, ce n’est pas là un hasard si ces zoku giin, à l’instar des hauts fonctionnaires coordinateurs, se développèrent dans les années 1970 et connurent leur âge d’or au cours des années 1980. Cette figure-type du haut fonctionnaire coordinateur répondait ainsi à une attente adressée, consciemment ou non, par les responsables politiques à la haute administration.

C. Les hauts fonctionnaires serviteurs

La troisième figure-type de la haute fonction publique est celle dite des hauts fonctionnaires serviteurs (riin-gata kanryō 吏 員 型 官 僚), mise en évidence par MABUCHI