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A. Quels sont les transformations observables ?

Aujourd’hui, près de deux décennies ont passé depuis l’élaboration et l’entrée en vigueur de ces réformes. Une première question se pose alors à nous : a-t-on assisté au cours de cette période à une reconfiguration des rôles et de la relation entre les acteurs administratifs et politiques au sein du milieu décisionnel central ?

Il ne s’agit pas ici de reprendre la grille de lecture simpliste et quelque peu manichéenne, qui oppose les élus aux hauts fonctionnaires et vise à définir lequel de ces deux types d’acteurs gouverne, ou pour le moins, a l’ascendant sur l’autre. S’il est une opposition qui nous semble davantage pertinente pour décrypter les évolutions du milieu décisionnel au

109 Voir par exemple Ibid., p. 27-26 ; HOOD Christopher, « Contemporary Public Management: A New Global

Paradigm? », Public Policy and Administration, vol. 10, n°2, juin 1995, p. 104-117 ; SULEIMAN Ezra N.,

Dismantling Democratic States (2003), New York, Princeton University Press, nouvelle édition, 2013, p. 124, 191-194.

110 La notion de « redevabilité » (accountability), celle de transparence administrative, les outils managériaux

(évaluation des personnels, fixation d’objectifs, recrutement dans le secteur privé), et dans une certaine mesure la séparation entre les administrations de conception et de pilotage et les administrations d’exécution, furent également insérés dans le système politico-administratif japonais. Il est cependant là encore possible de voir dans tous ces éléments des modalités de contrôle de l’administration par le pouvoir politique. BEZES Philippe, « Le

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cours de la période étudiée, c’est celle existant entre le centre et la périphérie, entre le global et le sectoriel. Autrement dit, on assiste moins à des oppositions entre la sphère politique et la sphère administrative, qu’entre un groupe d’élus et fonctionnaires intégrés au premier cercle du milieu décisionnel central et un autre groupe d’élus et de fonctionnaires faisant partie du deuxième cercle. Nous verrons d’ailleurs qu’en ce qui concerne la conception des politiques publiques, le rééquilibrage du rapport de force entre périphérie et centre au profit de ce dernier, constituait le véritable objectif sous-jacent des réformes institutionnelles 111. Malheureusement, dans le contexte évoqué précédemment, cet objectif a bien souvent été présenté comme celui d’un renforcement des responsables politiques vis-à-vis des hauts fonctionnaires, condamnant certaines mesures à s’attaquer aux mauvais problèmes.

Ces précisions apportées, il convient à présent de donner une réponse générale à notre première interrogation. Dans ce travail, nous nous accordons avec la doctrine – laquelle est quasi-unanime à ce sujet – pour considérer qu’il y a bien eu une reconfiguration des relations politico-administratives dans un contexte de concentration du pouvoir décisionnel autour du Cabinet et de ses organes de soutien. Il est cependant assez délicat de prouver l’existence de telles mutations, dans la mesure où il existe autant de processus décisionnels qu’il existe de secteurs de politiques publiques et de projets de loi. L’influence des élus et des hauts fonctionnaires (pour ne citer qu’eux) sur le contenu des politiques publiques peut en effet grandement varier selon plusieurs paramètres, comme par exemple le domaine, la technicité, ou encore la visibilité médiatique des projets concernés112. Nous ne pouvons toutefois nous lancer dans une large entreprise d’études de cas dont la représentativité ne dépasserait guère leurs secteurs d’appartenance. Nous faisons donc ici le choix de nous concentrer sur la capacité globale des gouvernements postérieurs à l’entrée en vigueur des réformes, à formuler de grandes orientations politiques et à les répercuter sur le budget113.

111 Nous parlons de la conception des politiques publiques en opposition à l’exécution des politiques publiques

qui, on le verra également, fut au contraire décentralisée dans des entités administratives plus autonomes, conformément aux préconisations de la NGP.

112 Depuis que les sciences politiques produisent de nombreux travaux d’analyse de politiques publiques diverses,

cette affirmation se pose encore plus comme une évidence. Ces multiples travaux montrent par ailleurs que pour une même politique publique, l’influence des acteurs varient grandement en fonction des étapes de son élaboration (mise à l’agenda, mise en œuvre, évaluation,…). À titre d’exemple, John CAMPBELL et Ethan

SCHEINER identifient cinq grands types de processus décisionnels sous le « système de 1955 ». CAMPBELL John

C., SCHEINER Ethan, « Fragmentation and Power: Reconceptualizing Policy Making under Japan’s 1955 System

», Japanese Journal of Political Science, n°9, avril 2008, p. 95-96.

113 Le processus d’élaboration du budget a notamment pour avantage d’être récurrent (il se déroule chaque année

à la même période), de suivre des règles procédurales relativement figées et de présenter des données aisément quantifiables, rendant plus facile l’appréhension d’évolutions et les comparaisons. En outre, la maîtrise de la

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B. Quel rôle ont joué les réformes sur ces transformations ?

Bien que nous relevions ainsi de nombreuses transformations au niveau des stratégies adoptées par les acteurs, des rapports de force, ou encore de la répartition des tâches entre élus et fonctionnaires, nous constatons également la subsistance d’anciennes logiques et d’anciennes dynamiques. Comme pour toute analyse consistant en l’observation d’une période donnée, les résultats montrent un ensemble de ruptures et de continuités. Mais notre étude se propose d’aller au-delà d’un simple bilan qui relèverait les succès et les échecs des réformes institutionnelles et qui s’achèverait bien commodément sur une conclusion attestant de résultats en demi-teinte, d’objectifs partiellement atteints. La deuxième grande interrogation que nous devons ainsi nous poser est la suivante : dans quelle mesure peut-on attester que les éléments de rupture et de continuité observés à divers niveaux dépendent des réformes institutionnelles précédemment évoquées ? De façon somme toute assez classique, nous souhaitons ici questionner la relation de causalité entre les réformes et les évolutions relevées.

D’une manière générale, nous constatons dans notre étude que ces réformes ont bien souvent constitué une condition nécessaire à l’émergence des changements, sans toutefois que l’on puisse y voir une condition suffisante. Comme le prévoit l’institutionnalisme du choix rationnel (Rational Choice Institutionalism), la mise en place d’un nouveau cadre institutionnel a bel et bien contraint les acteurs à adopter des comportements différents. L’hypothèse alors émise est que les acteurs rationnels ont modifié leurs stratégies dans le but de poursuivre leurs intérêts selon des modalités plus adaptées aux nouvelles règles du jeu. Nous remarquons cependant qu’un certain nombre de mutations ont débuté alors même que ces réformes n’étaient pas encore entrées en vigueur. À l’inverse, nous constatons que des logiques antérieures aux réformes ont persisté. Plus intéressant encore, nous avons pu voir certaines stratégies qui avaient été temporairement délaissées, être à nouveau adoptées quelques temps plus tard. Cela nous amène alors – à l’instar de nombreux chercheurs avant nous114 – à envisager d’autres variables explicatives complémentaires.

répartition des ressources entre les différents postes budgétaires est fondamentale en ce qu’elle est souvent un prérequis à la mise en place d’un nouveau programme politique.

114 En mai 2001, le politiste YAMAGUCHI Jirō considérait que les chercheurs en science administrative portaient

une part de responsabilité vis-à-vis de la « décennie perdue » (les années 1990), dans la mesure où ils n’avaient pas su nuancer les propos excessivement simplificateurs qui étaient relayés dans l’opinion publique, et qui

38 C. L’importance des idées

Tout d'abord, nous pensons qu'au-delà des changements institutionnels, nous devons porter une attention toute particulière aux évolutions des idées partagées par les différents acteurs évoluant dans le système politique (les élus, les hauts fonctionnaires et même les citoyens dans une certaine mesure). Loin d’être anecdotiques, nous estimons que les variations perceptibles à ce niveau possèdent une véritable influence sur les stratégies adoptées par les acteurs et sur les institutions. Nous nous inspirons ici grandement du courant de l’institutionnalisme constructiviste (Constructivist Institutionalism)115, qui considère que les idées, constructions mentales et sociales, peuvent constituer en elles-mêmes de véritables institutions. Elles contraignent les comportements et les pratiques des acteurs et peuvent être à l’origine des évolutions des cadres institutionnel et normatif. La position constructiviste, que nous partageons, tend à affirmer que les acteurs ne déterminent pas leurs comportements et stratégies en fonction de leurs intérêts, mais en fonction de la perception qu’ils ont de ces intérêts, à travers des « filtres cognitifs »116.

Ce courant insiste sur le fait que les crises peuvent déclencher des transformations majeures dans les consciences des acteurs, amenant parfois ces derniers à opérer un changement de paradigme, et ainsi ajuster leurs comportements et les institutions en place117.

Les crises économique, politique et morale que le Japon connut dans les années 1990, de même que les nombreux débats qui en découlèrent, nous semblent avoir précisément eu cet

promettaient que des changements radicaux interviendraient presque automatiquement du fait de l’introduction de réformes institutionnelles inspirées de modèles étrangers. YAMAGUCHI Jirō, « Ushinawareta jū nen to gyōseigaku no sekinin…, op. cit., p. 130-132.

115 La naissance de l’institutionnalisme constructiviste est encore relativement récente en science politique, et est

davantage utilisée dans le domaine des relations internationales. Cet institutionnalisme découlerait selon Colin HAY, de l’institutionnalisme historique (Historical Institutionalism) et se distinguerait, malgré l’importance qu’ils accordent tous deux à la « dimension cognitive » de l’impact des institutions, de l’institutionnalisme sociologique (Sociological Institutionalism). HAY Colin, « Constructivist Institutionalism »,RHODES R. A. W.,

BINDER Sarah A., ROCKMAN Bert A. (dir.), The Oxford Handbook of Political Institutions, New York, Oxford University Press, 2008, p. 57, 66.

116 « Actors appropriate strategically a world replete with intuitions and ideas about institutions. Their

perceptions about what is feasible, legitimate, possible, and desirable are shaped both by the institutional environment in which they find themselves and by existing policy paradigms and world-views. It is through such cognitive filters that strategic conduct is conceptualized and ultimately assessed. », « […] it is actor’s material

interests rather than their perceptions of those interests that are assumed the key determinants of their behaviour. Though convenient and parsimonious, this is unrealistic – and this is the constructivists’ point ». Cette position critique ici très nettement le postulat de l’institutionnalisme du choix rationnel. Ibid., p. 65, 69.

117 Colin HAY précise d’ailleurs à ce propos : « It is not that ideas matter more in time of crisis, so much that new

ideas do and that we are particularly interested in their impact. Once crisis is resolved and new paradigm installed, the ideas actors hold may become internalized and unquestioned once again, but this does not mean that they cease to affect their behaviour. » Ibid., p. 66, 70. Citation p. 70.

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effet. C’est ainsi que la prise de conscience collective des problèmes liés aux institutions et aux pratiques, notamment leur inadaptation au nouvel environnement, débouchèrent sur plusieurs réformes politico-administratives. Toutefois, nombre d’entre elles consistaient à instaurer des mécanismes incitatifs, créant et supprimant certains outils à disposition des différents acteurs (postes, organes, procédures,…). Aussi, les fruits de ces réformes dépendirent en grande partie de la compréhension et de l’utilisation de ces mécanismes par les acteurs118.

Certains responsables politiques furent par exemple bien plus volontaires que d’autres dans l’usage de ces nouveaux organes, postes et procédures, permettant alors aux réformes de produire les effets escomptés. Cependant, celles-ci apparurent être bien moins efficaces lorsque les outils qu’elles proposaient n’étaient pas autant sollicités119. Bien que cela ne soit pas aisé à démontrer de par leur nature abstraite et subjective, nous pensons que s’intéresser à l’évolution des mentalités des acteurs pourrait constituer une piste pour comprendre, au moins partiellement, le temps de latence entre l’entrée en vigueur de certaines réformes et la manifestation de leurs premiers effets. Bien entendu, les idées et perceptions des institutions par les acteurs ne constituent pas la seule variable explicative du changement – ou de la continuité – d’un comportement120.

118 C’est ce que TANAKA Kazuaki exprimait au sujet de la réforme administrative de HASHIMOTO : 何よりも大

切なことは、いかに制度設計がよくても、改革の趣旨に沿った運用が図られなければ改革にならない ということである (Le plus important à comprendre, c’est que même si les institutions sont bonnes, tant qu’elles ne sont pas utilisées comme la réforme le prévoit, celle-ci ne portera pas ses fruits). Il reprenait ainsi les propos du Premier ministre HASHIMOTO Ryūtarō qui avait dit : 行政改革会議は終わったが、改革はまさに

いま始まったのだ (La commission pour la réforme administrative a achevé sa tâche, mais c’est vraiment maintenant que commence la réforme). OKADA Akira, TANAKA Kazuaki, Chūō shōchō kaikaku…, op. cit., p. 26- 27.

119 On peut évoquer l’utilisation par le Premier ministre KOIZUMI du comité consultatif pour les politiques

économiques et les finances publiques (CCPEFP, keizai zaisei shimon kaigi 経済財政諮問会議) et de son pouvoir d’initiative des projets de loi (hatsugiken 発議権) – organe et procédure instaurés par la réforme administrative de HASHIMOTO – qui lui permirent d’assoir son leadership lors de l’élaboration du budget et de

plusieurs politiques publiques. Cette utilisation du CCPEFP trancha complètement avec celle qui eut lieu sous les Cabinets MORI, ABE I, FUKUDA et ASŌ (les trois derniers étant pourtant postérieurs au gouvernement KOIZUMI). On peut également citer le recours actif aux postes de vice-ministres et conseillers politiques,

intervenant près de dix ans après leur création, par les gouvernements PDJ de HATOYAMA et KAN. De même,

l’introduction en 2014 d’un poste d’assistant ministériel (daijin hosakan 大臣補佐官) ne semble pour l’instant pas avoir intéressé les ministres pourtant destinataires de la réforme, puisqu’en juin 2015, seules sept nominations avaient eu lieu.

120 Nous partageons ici complètement l’avis de Colin HAY : « For rather than demonstrating that structural

prerequisites cannot inform a credible account of institutional change, constructivist institutionalism is perhaps better seen as demonstrating that alternative and compelling accounts can be constructed that do not restrict themselves to such material factors. […] Ideational factors certainly need to be given greater attention, but

40 D. Le « poids du passé »

Nous devons également prendre en compte d'autres facteurs, plus concrets, qui expliquent davantage les raisons de la subsistance de certaines pratiques que les réformes étaient censées invalider. Leur étude permet notamment de mieux mesurer la difficulté qu'il y a à réformer un système, dont chaque institution (entendue au sens large) semble soutenir les autres, en se renforçant mutuellement (on parle de complémentarité institutionnelle, institutional

complementarity). Les institutions et stratégies qui se sont élaborées dans le temps, selon une certaine cohérence, confèrent alors une sorte d'inertie au système dans son ensemble. Afin de mettre en évidence ces mécanismes que l'on assimile généralement au poids du passé et de la tradition sur les comportements adoptés par les acteurs, nous employons les outils d’analyses dégagés par l’institutionnalisme historique et tirés de la théorie de la dépendance au sentier (path dependence) 121. Nous utilisons ainsi le concept de séquençage (sequencing), pour mieux comprendre en quoi la survenance d'événements ou des choix opérés plus tôt dans le temps, définissent parfois l'éventail d'options disponibles par la suite pour les acteurs. Nous faisons ainsi appel aux autres notions complémentaires dégagées par cet institutionnalisme historique tels que les retours positifs (positive feedbacks) et les rendements croissants (increasing returns), selon lesquels une stratégie qui porte ses fruits à un instant « t », encourage généralement les acteurs à persister dans cette voie et amène les autres à imiter ces derniers122. Cela déclenche alors parfois un cercle vertueux dans lequel la stratégie adoptée tend à devenir de plus en plus payante et s’impose comme une évidence, quand bien même une stratégie plus adaptée apparaitrait entre temps. Parfois, les acteurs sont tellement engagés dans un modèle de fonctionnement, qu’il leur serait trop coûteux et trop risqué de changer leurs comportements, créant ainsi un effet de verrouillage (lock-in effect). Mais parfois, les limites d’une stratégie ou d’une institution sont si criantes qu’il leur devient nécessaire d’en changer. C’est ce que l’on appelle le tournant critique (critical juncture) 123. C’est très certainement à un tel tournant critique que l’on assista au Japon à la fin des années 1990 et au début des années 2000 concernant son système politico-administratif.

121 Pour une brève présentation de ce courant et de la théorie de la dépendance au sentier, voir BOUSSAGUET

Laurie, et al., Dictionnaire des politiques publiques, op. cit., p. 384-391.

122 La notion inverse de retours négatifs (negative feedbacks) existe également et est sollicitée à plusieurs

occasions dans cette étude.

123 Voir notamment PIERSON Paul, Politics in Time: History, Institutions, and Social Analysis, New York,

Princeton University Press, 2004, 1-53 ; KRAUSS Ellis S., PEKKANEN Robert J., The Rise and Fall of Japan’s…, op. cit., p. 25-28.

41 E. La complémentarité des approches

Loin de considérer que ces différents institutionnalismes124 (du choix rationnel, historique et constructiviste) s’opposent, nous nous accordons au contraire avec Peter A. HALL et Rosemary C. R. TAYLOR et les partisans de l’approche dite des « trois I » (intérêts, institutions, idées) pour affirmer qu'ils gagneraient à être utilisés de manière complémentaire125. Les facteurs mis en avant par l’un permettent parfois de nuancer le modèle dégagé par l’autre, sans pour autant remettre complètement en question sa validité. Nous avons ainsi fait le choix de nous appuyer sur les outils théoriques de ces différentes approches et d’en combiner les points forts pour mieux expliquer les subtilités des changements survenus dans le système politico-administratif à partir des années 1990. Nous estimons par ailleurs que notre objet d’étude nécessite tout particulièrement de faire preuve de tempérance afin d’éviter certains écueils. Nous rejetons ainsi autant les déclarations de certains promoteurs des réformes institutionnelles, qui annonçaient une transformation complète et absolue du paysage politico- administratif japonais, que celles des observateurs qui par la suite, et par effet de balancier, ont considéré que rien n’avait changé. De même, nous avons pu constater que la rhétorique diabolisant la haute fonction publique et celle surévaluant l’efficacité d’un processus décisionnel descendant (top down) dirigé par les responsables politiques, avaient conduit ces derniers à formuler un diagnostic erroné, condamnant certaines réformes à traiter les mauvais problèmes.