• Aucun résultat trouvé

Rassemblement des organisations créatives : focus sur les friches culturelles

2.4. Typologie des friches culturelles vis-à-vis de leur stratégie de développement

Dans un effort de questionner la complexité des friches culturelles, avec l’éclai- rage de plusieurs cas analysés, Andres et Grésillon (2011) proposent une typologie des friches en veille, en fonction de leur rapport avec les acteurs décisionnaires.

Le premier type englobe les friches spontanées et rebelles dont un exemple mar- quant est le Tacheles de Berlin (Allemagne). Ces friches sont investies par des artistes et collectifs artistiques qui « ont repéré un lieu en déshérence et s’en emparent » (p. 19). Ils contestent le pouvoir établi et décide de faire des friches des lieux alternatifs, festifs et résolument contestataires. Ces friches ne sont pas vraiment tolérées par les pouvoirs publics, qui y voient des lieux hors de leur contrôle. Les affrontements avec les forces de l’ordre sont réguliers pour déloger les squatteurs. Mais la question la plus importante reste celle de la propriété. Aussi, lorsque les terrains sont vendus, la vie de la friche s’accommode durement du cadre qui lui est imposé par les propriétaires. Soit elle disparaît, soit s’ensuit une négociation pour sa survie ; il devient dès lors délicat pour les artistes de garder leur âme rebelle dans un cadre aussi contraignant. Le suc- cès de ce type de friche à long terme est très incertain.

Le deuxième type renvoie aux friches régularisées, dont les auteurs distinguent deux catégories. La première catégorie représente des friches tolérées, voire presque institutionnalisées. Les auteurs donnent en exemple le Brise-Glace à Grenoble (France). Ce sont, à l’instar des friches rebelles, des artistes contestataires qui s’y installent et développent des activités culturelles et artistiques. Soutenues par les gouvernements locaux, ces friches entrent dans la politique culturelle des territoires. Elles résistent aux problématiques de propriété grâce au soutien des politiques de développement local. Mais en l’absence de réel projet culturel et urbain sur leur espace, à long terme, ces friches sont vouées à se retrancher sur elles-mêmes et finalement disparaître. La

seconde catégorie correspond plutôt à des friches circonstancielles, tel que le Flon de Lausanne (Suisse). À cause de l’échec de précédents processus de réhabilitation, les terrains pâtissent d’une aura négative auprès des populations locales. Cette incapa- cité à la réhabilitation pousse les propriétaires à louer les espaces à moindre coût. Cette opportunité est alors prise par des artistes, opérateurs culturels et commerçants de développer leurs activités précaires plus facilement. Ces occupants contribuent à revaloriser le terrain en friche et à redynamiser la vie du quartier. Dans le cas des friches circonstancielles, contrairement aux friches tolérées, les acteurs soutiennent un projet de régénération leur permettant de développer leur activité tout en reconvertissant le terrain. Andres et Grésillon mettent en avant deux éléments de ce type de friches : il appelle l’élaboration « d’un terrain d’entente entre les acteurs culturo-économiques et les acteurs décisionnaires » devant pouvoir « évoluer au cœur de formes de plani�cation traditionnelles ou novatrices et au sein d’un système d’acteurs hiérarchisés » (2011, p. 21). La coopération et l’adaptabilité sont deux clés de la pérennité des friches régula- risées.

Le troisième type désigne les friches institutionnelles, très différentes des autres types car nées de la collaboration des acteurs artistiques et politiques. La Friche la Belle de Mai à Marseille (France) et la Custard Factory à Birmingham (Angleterre) four- nissent pour les auteurs deux exemples de ce type de friche. Ces sites sont nés d’une volonté politique locale de développer des projets culturels sur le territoire. Grâce au concours d’acteurs des arts et de la culture, une collaboration se forme entre les pouvoirs publics et les artistes afin de soutenir le développement de la culture dans l’espace en friche. Ce soutien se stabilise au cours du temps, malgré les changements de municipalité, et contribuent à développer le projet culturel et urbain du lieu à long terme. L’alliance fonctionne de la même manière avec les entreprises privées, qui rachètent l’espace pour en faire un lieu d’accueil des initiatives artistiques. Les relations entre les parties évoluent en permanence et ne sont jamais sans rapport de force, mais il existe tout de même une entente entre ceux qui développent des projets artistiques et ceux qui en voient le potentiel en matière aussi bien de bénéfices écono- miques que de régénération urbaine et d’influence positive sur l’image du territoire. Ces friches « reposent sur un rapport quasi contractuel entre les différents acteurs en

présence au moment du lancement du projet, auquel s’ajoutent des relations gagnant- gagnant tout au long de la trajectoire de mutation du lieu » (Andres et Grésillon, 2011, p. 23). Les acteurs du développement de la friche sont identifiés dès le départ, ce qui contribue à stabiliser la gouvernance de l’espace.

De leur côté, Aubouin et Coblence (2013) soulèvent deux stratégies de développe- ment qui peuvent servir à distinguer les friches culturelles. Ces stratégies sont résu- mées et mises en correspondances ci-dessous (cf. Tableau 1).

Type de friche culturelle

(Andres et Grésillon, 2011) Stratégie employée (Aubouin et Coblence, 2013) Exemple empirique (Andres et Grésillon, 2011) Friches spontanées et

rebelles Stratégie de l’îlot Tacheles, Berlin

Friches régularisées tolérées Stratégie de l’îlot puis de l’essaim Brise-Glace, Grenoble

Friche régularisées circons-

tanciées Stratégie de l’essaim Flon, Lausanne

Friches institutionnelles Stratégie de l’essaim Friche la Belle de Mai, Marseille

Tableau 1 : Typologie des friches culturelles par stratégies de développement (autrice)

La première stratégie se nomme « l’îlot » (p. 97). Elle consiste à s’appuyer sur les ressources de l’environnement (médias, habitants, publics) pour progressivement structurer la friche et faire pression sur les pouvoirs publics afi n d’obtenir la pérennisa-afin d’obtenir la pérennisa- tion et la revalorisation du lieu. Cette stratégie se construit dans un rapport conflictuel aux gouvernements locaux et aux promoteurs immobiliers. La gestion de la friche cultu- relle par le collectif est autonome – car non soutenu par les pouvoirs publics – et le ter- ritoire est vu comme une menace (conflits, risque d’expulsion, etc.). Nous pouvons lier cette stratégie à celles mises en place par les friches spontanées et rebelles (Andres et Grésillon, 2011) qui se construisent plus dans un mouvement contestataire vis-à-vis des gouvernements locaux que dans un réel projet de développement culturel et urbain.

La seconde stratégie s’intitule « l’essaim » (Aubouin et Coblence, 2013, p. 99). Elle se construit à l’opposé de la première, à partir d’un projet de développement du territoire qui demande dès le départ une implication des parties prenantes de la friche cultu- relle (artistes, opérateurs culturels, populations, collectivités territoriales, etc.). Cette stratégie repose sur une co-construction du projet de friche avec les acteurs du terri- toire et la mise en place d’un modèle de cogestion. L’objectif est la revalorisation du ter- ritoire qui est vu comme une opportunité, une ressource. Nous pouvons corréler cette stratégie avec celle des friches institutionnelles (Andres et Grésillon, 2011) pour qui le point de départ est une entente entre le collectif artistique et culturel qui va habiter les lieux et la volonté des gouvernements locaux de revaloriser le site en friche.

Nous notons que les deux stratégies peuvent aussi s’appliquer aux friches régula- risées. Pour les friches régularisées circonstancielles, c’est la stratégie de l’essaim qui semble se mettre en place, le plus souvent en aval du projet, alors que les opérateurs culturels ont déjà investi l’espace et commencé à mettre en place un projet de déve- loppement urbain. La friche tolérée ressemblerait donc au fil du temps à une friche institutionnelle dans sa stratégie et son fonctionnement. De même pour les friches régularisées tolérées, les stratégies peuvent se suivre l’une après l’autre : tout d’abord l’îlot, puis l’essaim lorsque les pouvoirs publics commencent à soutenir le projet. La friche tolérée peut alors tout à fait se confondre dans sa stratégie et son fonctionne- ment à une friche institutionnelle. Or, Andres et Grésillon ne proposent pas de scénario dans lequel une friche régularisée pourrait devenir telle une friche institutionnelle. La typologie des auteurs permet d’expliquer comment se sont construites les friches cultu- relles, mais pas forcément comment elles peuvent évoluer au fil du temps.

Notre étude empirique dans cette thèse porte sur la Friche la Belle de Mai, friche culturelle considérée par Andres et Grésillon dans leur typologie comme une friche institutionnelle et que nous associons à la stratégie de l’essaim d’Aubouin et Coblence (2013). Elle est considérée comme issue de la collaboration des acteurs artistiques et politiques et possède à la fois une gouvernance stable et un projet culturel et urbain établi. Ce fonctionnement semblerait court-circuiter les temporalités exprimées au chapitre 1, sous-section 2.3., puisque les gouvernements locaux sont dès sa création

impliqués dans le projet. Cependant, Andres (2009) montre la spécificité de cette friche en ce qu’elle a évolué et est sortie de la période de veille en des temps très courts. L’au- trice insiste fortement sur le caractère exceptionnel et la non-reproductibilité du cas de la Friche la Belle de Mai, malgré les tentatives, « tant par la spéci�cité et la complexité des acteurs en présence […] que du fait du contexte économique, politique et social de Marseille durant la trajectoire de mutation de cet espace » (Andres, 2009, p. 118). En effet, le développement territorial de la ville de Marseille – y compris les initiatives culturelles telles que MP 2013 – est particulièrement influencé par les jeux d’acteurs, en faisant un contexte local « très spéci�que d’un point de vue politique, sociodémographique et géo- graphique ». (Hernandez et Belkaid, 2013, p. 160).

Andres note que le succès de cette friche culturelle est dû à la durabilité du rôle des acteurs transitoires (acteurs qui agissent sur la transition de la friche culturelle). Pour ce type de friche, les acteurs transitoires centraux sont les artistes et opérateurs cultu- rels qui portent le projet de développement culturel et urbain. Cette durabilité est un élément important du maintien de la friche culturelle et est identifiable par plusieurs éléments tout au long de la trajectoire de mutation : solidité de la structure interne du système d’acteurs, force de proposition, crédibilité, visibilité et intelligence sociale.

Plusieurs éléments apparaissent donc comme nécessaires au succès du développe- ment des friches culturelles : l’organisation née de la vision commune des acteurs, la structuration en relation avec les pouvoirs publics et la capacité à maintenir une struc- ture interne du système d’acteurs solide. Si la vision commune est décrite comme éma- nant du projet artistique et urbain commun, et que la relation avec les pouvoirs publics est liée à la capacité de persuasion du collectif dans la structuration du projet, Andres ne décrit cependant pas précisément la structure interne et la configuration organisa- tionnelle mise en place par les acteurs pour se maintenir tout au long de la mutation de l’espace en friche. Cet élément de compréhension apparaissant comme manquant, il conviendra alors de chercher quelle configuration organisationnelle peut nous aider à répondre aux trois éléments identifiés dans le succès du développement des friches culturelles, et ainsi mieux comprendre leur fonctionnement. Ceci sera développé dans notre cadrage théorique, au chapitre 3.

Dans ce premier chapitre, l’objectif était de faire un premier état des lieux du contexte de notre recherche. Nous avons commencé par présenter les organisations créatives, qui composent le secteur des arts et de la culture plus souvent considéré sous le vocable d’ICC (Industries Culturelles et Créatives). Par leur triple caractérisa- tion (produit, industrie, travail), les organisations créatives définissent de manière globale les organisations pour lesquelles la créativité est la capacité principale et essentielle, ce qui est effectivement le cas pour les organisations du secteur des arts et de la culture ainsi que toutes les variantes de vocabulaire par lesquelles elles sont nommées. Les organisations créatives, issues d’un secteur particulièrement frag- menté majoritairement composé de microentreprises, cherchent à se rassembler et les friches culturelles exposent de manière significative cet engouement. En cela, il est particulièrement pertinent de nous concentrer sur ce type de rassemblement.

Nous avons donc développé le cas spécifique des friches culturelles qui réunissent des organisations créatives dans le but à la fois de s’octroyer un espace d’expression artistique par l’occupation de friches industrielles ou urbaines, mais aussi de permettre le développement d’un projet artistique et culturel en opposition aux logiques dominantes du marché, du secteur culturel et parfois aussi des politiques publiques (Andres et Grésillon, 2011). Nous en avons déduit plusieurs éléments nécessaires au succès du développement des friches culturelles : (1) l’organisation née de la vision commune des acteurs, (2) la structuration en relation avec les pouvoirs publics et (3) la capacité à maintenir une structure interne du système d’acteurs solide (Andres, 2009). Ces éléments vont nous servir dans la suite de notre cadrage conceptuel à caractériser l’organisation des friches culturelles.

organisationnelle au sein des organisations créatives