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Modèle factoriel de la créativité organisationnelle des organisations créatives

3.2. Contexte favorable à la créativité organisationnelle des organisations créatives

La créativité organisationnelle des organisations créatives est très peu explorée dans la littérature (Moultrie et Young, 2009 ; Bérubé, 2015). Pour Moultrie et Young (2009) qui ont étudié des entreprises de marketing graphique et de design industriel, les éléments soulevés par la littérature sur les facteurs favorisant la créativité organi- sationnelle ne s’appliquent pas nécessairement aux organisations créatives. Comme nous l’avons vu précédemment, elles représentent un contexte particulier et peu d’au- teurs se sont attardés sur les facteurs favorisant leur créativité.

Les travaux de Bérubé (2015) ont repris ce gap mais restent encore très isolés quant aux recherches ce sujet spécifique. Notant le manque de documentation traitant spé- cifiquement du cas des organisations créatives, cette dernière autrice s’appuie dans ses recherches sur la littérature générale sur la créativité organisationnelle, ainsi que sur des articles dont les terrains de recherche sont des organisations créatives ou dans un secteur proche des ICC. D’autres travaux ont été menés pour étudier la créativité dans les organisations créatives – avec pour terrain une organisation télévisuelle –, en prenant pour prisme la culture organisationnelle (Girdauskiene et Mihi Ramirez, 2014).

Issu d’une revue extensive de la littérature et d’une enquête qualitative de terrain sur deux organisations créatives, Bérubé (2015) propose un modèle du management de la créativité dans les organisations créatives. Cette approche propose des facteurs à la fois internes et externes à l’organisation. Nous notons que les organisations étu- diées sont des organisations créatives qui se situent dans l’aspect le plus industriel de l’éventail des organisations créatives, que Throsby (2008) considère comme les indus- tries reliées (logiciels d’interactivité vidéo et publicité).

Quatre facteurs internes apparaissant comme « prédominants pour stimuler la créativité dans l’organisation [créative] : la présence de dé�s, la collaboration entre les managers et les travailleurs créatifs, la flexibilité organisationnelle et l’intégration de travail individuel et de groupe » (Bérubé, 2015, p. 95-96). Elle propose également trois facteurs externes, qui concernent l’environnement des organisations créatives :

« la ville où est localisée l’organisation, la présence de concurrents et l’importance de connaitre l’industrie au sein de laquelle l’organisation évolue » (p. 101). Enfin, elle iden- tifie un dernier élément issu de son enquête de terrain : la réputation créative. Les éléments sont synthétisés dans le schéma ci-après (cf. Figure 4).

Créativité organisationnelle Rayonnement de l’entreprise Main-d’œuvre créative Réputation créative favorise attire entraine contribue stimule Organisation

• présence de défis pour les travailleurs créatifs • collaboration entre les travailleurs créatifs et les managers • flexibilité organisationnelle • intégration de travail individuel et de groupe Contexte • villes créatives • présence de concurrence • connaissance de l’industrie

Figure 4 : La créativité dans les organisations créatives (Bérubé, 2015, p. 105)

Bérubé note que les facteurs internes à l’organisation ont été les plus étudiés dans les travaux en sciences de gestion, notamment dans le pan de recherche dont fait par- tie Amabile. Les facteurs externes, eux, ont plutôt été développés dans la recherche en géographie car liés entre autres aux concepts de villes créatives et de clusters. Nous proposons à présent de comparer au fil de la description les facteurs de Bérubé avec les facteurs de créativité organisationnelle soulevés dans la littérature étudiée au cha- pitre 2, sous-section 2.4..

Le premier facteur interne est la présence de défis permettant de stimuler les tra- vailleurs créatifs. Pour Andriopoulos et Lowe, les défis sont « les moyens par lesquels les organisations créatives favorisent l’énergie propre aux employés pour percevoir chaque projet comme un nouveau dé� créatif de sorte que leur contribution individuelle

est maximisée et qu’une solution novatrice puisse survenir » [Traduction libre]18 (2000,

p. 735-736). Bérubé (2015) fait le lien avec la caractéristique de motivation intrinsèque proposée par Amabile (1996) : la motivation d’entreprendre une tâche ou de résoudre un problème car il intéresse et implique personnellement l’individu. De même, nous pouvons aussi tisser un lien avec le modèle du flow de Csikszentmihalyi (2006) qui indique que l’activité sera menée de manière fluide et heureuse si l’individu est plongé dans un contexte où ses compétences sont mises à contribution à la hauteur du défi qui lui est proposé. Ce facteur se recoupe avec la littérature générale sur la prise de risques (Carrier et Gélinas, 2011), sur l’engagement et la motivation de l’individu dans l’acte créatif (Amabile, 1988 ; Drazin et al.,1999 ; Shalley et al., 2004).

Le deuxième facteur interne concerne la collaboration entre les managers et les travailleurs créatifs. Ce facteur a été identifié par plusieurs chercheurs dans le cadre des études sur le management de la créativité et des travailleurs créatifs (Cohendet et Simon, 2007 ; Mahy, 2008 ; Paris, 2013), notamment dans l’étude de ses paradoxes (Andriopoulos, 2003). Ces deux groupes-types d’individus ont des univers et des cadres de référence très différents, ce qui implique la nécessité d’une compréhension mutuelle et d’une cohabitation afin de mener l’activité dans les meilleures conditions. Des tensions peuvent apparaître entre ces groupes et l’organisation se doit de trou- ver un équilibre des pouvoirs afin d’arriver à un équilibre entre gestion et création (Paris, 2013). Dans ce sens, Catmull (2008) propose de limiter l’ordre hiérarchique et Ensor, Cottam et Band (2001) d’adopter une structure organisationnelle aplanie. Ce facteur est abordé partiellement dans les éléments de communication et d’échanges de la littérature générale (Chiapello, 1998) ; s’y ajoute ici la notion de compréhension mutuelle due aux univers très différents entre managers et créatifs, qui est spécifique aux organisations créatives.

Le troisième facteur interne renvoie à la flexibilité organisationnelle. Sachant que la motivation extrinsèque peut bloquer la motivation intrinsèque essentielle au tra- vail créatif (Amabile, 1996), Teipen (2008) propose une auto-organisation des équipes

18 I « ways through which creative organisations enhance their employees’ internal drive to perceive every project as a new creative challenge so that their individual contribution is maximised and an innovative solution can arise. » (Andriopoulos et Lowe, 2000, p. 735-736).

créatives, pour leur permettre de gérer leur travail comme ils l’entendent afin de ne pas bloquer leur créativité. Ainsi, « les gestionnaires doivent être capables de laisser suffisamment de liberté aux travailleurs créatifs pour que la créativité puisse émerger au sein des équipes de travail » (Bérubé, 2015, p. 99). L’autonomie des travailleurs créa- tifs et des équipes de travail est donc essentielle (Calmull, 2008 ; Daymon, 2000 ; Ensor et al., 2001). Cette proposition implique une limite de la censure et de l’intervention des managers dans le travail créatif, et donc que ces derniers valorisent la prise de risques et accordent le droit à l’erreur et à l’échec (Andriopoulos et Gotsi, 2000 ; Day- mon, 2000). Nous retrouvons ce troisième facteur dans la littérature générale quant au besoin d’autonomie, de confiance, d’avoir le droit à l’erreur et de motivation cette fois-ci extrinsèque.

Le quatrième facteur interne prend la forme d’un aller-retour entre le travail indi- viduel et le travail de groupe. Comme nous l’avons vu, les recherches sur la créativité s’inscrivent de plus en plus dans les études sur la créativité collective et la nécessité de comprendre la créativité dans son aspect social (Amabile, 1995) et ce aussi bien au niveau individuel que collectif. Il convient alors d’encourager les collaborations, les échanges, les débats et le partage de connaissances (Andriopoulos et Lowe, 2000 ; Chang et Chiang, 2008 ; Hargadon et Bechky, 2006 ; Sutton, 2001 ; Wood, Franzak, Pitta et Gillpatrick, 2011). La correspondance à la littérature générale sur cet élément peut se faire sur les échanges et le décloisonnement (Carrier et Gélinas, 2011), la commu- nication interpersonnelle (Chiapello, 1998) et le travail en groupe, c’est-à-dire inscrire l’individu dans un environnement social où les idées peuvent être confrontée.

Bérubé (2015) propose également des facteurs externes, se situant au niveau du contexte dans lequel l’organisation créative évolue. Cette dernière doit se positionner dans un environnement stimulant, ce qui passe par quatre propositions.

Tout d’abord, il faut se rapprocher des lieux créatifs, à l’instar des villes créatives (Florida, 2002 ; Wood et al., 2011). La notion de territoire créatif (Florida, 2002 ; Joo et al., 2013) est citée dans la littérature sur la créativité organisationnelle générale comme facteur externe. Plus largement, le rassemblement d’organisations créatives dans un même lieu, sur un même territoire, est un facteur favorisant la créativité organisation-

nelle (Dechamp et Szostak, 2016). Cela rejoint la proposition de Greffe et Simonnet (2008) selon laquelle les entreprises culturelles seraient sensible à leur regroupement géographique et seraient stimulées par un entourage composé d’entreprises cultu- relles de divers secteurs.

Ensuite, le contexte de l’organisation créative doit favoriser le réseautage avec d’autres travailleurs créatifs, hors de l’entreprise. C’est la perspective développée par Jacobs (1969) qui affirme que la diversité est le moteur principal de la créativité. Il convient de promouvoir la diversité dans les relations sociales (Andriopoulos et Lowe, 2000 ; Minahan et Härtel, 2005 ; Wood et al., 2011) et l’hétérogénéité des groupes de travail (Girdauskiene, 2013). Nous retrouvons ici les facteurs de communication, d’échanges, de décloisonnement, mais aussi d’étendue du réseau personnel (Perry- Smith, 2006), appliqués cette fois-ci au contexte externe de l’organisation. Le réseau- tage et les échanges permettent à la fois de fonder de nouvelles relations de travail, et de confronter ses idées auprès d’autrui (Chiapello, 1998).

La troisième proposition porte sur la capacité de l’organisation créative, à savoir se démarquer des autres par la mise en valeur de leur créativité dans un contexte de forte concurrence. L’organisation doit alors évoluer avec son contexte concurrentiel, s’adap- ter au marché et se renouveler (Wood et al., 2011). Cela va également de pair avec le rapprochement dans des lieux créatifs, et donc la concentration d’organisations créa- tives dans un même espace géographique. L’idée est alors de profiter de l’émulation mais de ne pas faire « comme les autres ». Ce facteur est à rapprocher de l’élément du marché concurrentiel (Porter, 1980), mais aussi de l’exploration et de la prise de risques qui permettent des productions originales et nouvelles, et donc créatives.

Enfin, l’organisation créative doit être informée des innovations qui ont lieu dans son industrie et doit participer activement à la découverte de ces innovations. Ce point s’adresse logiquement plutôt aux organisations créatives très industrialisées ; cepen- dant, l’idée reste valable pour toute organisation créative, car aucune d’entre elle ne souhaiterait reproduire ce qui a déjà été fait, ou rester à l’écart de l’élan créateur. Ce facteur correspond aux défis à relever (portés par les managers) soulevés par Carrier et Gélinas (2011) et finalement par Bérubé (2015) dans la description du premier facteur interne, la présence de défis.

La dernière catégorie proposée dans le modèle de Bérubé (2015) est de maintenir une réputation créative. L’autrice place cette proposition à mi-chemin entre un tra- vail interne à l’organisation et une dynamique externe en lien avec son contexte. La créativité de l’organisation se doit d’être publicisée, sans quoi cette dernière resterait inconnue et aurait du mal à se développer : « La réputation créative contribue au rayon- nement général de l’entreprise » (p. 104). Cela signifie également qu’elle doit participer aux activités de son industrie qui vont la faire connaître et maintenir son statut créatif auprès de ses collaborateurs et publics. Nous pouvons tisser un lien entre ce facteur et la relation aux institutions (DiMaggio et Powell, 1983 ; Ford, 1996 ; Washington et Ventresca, 2004) qui fait partie intégrante du contexte externe de l’organisation. Dans le cas présent, l’influence s’effectue de l’organisation vers les institutions (gain de réputation) plutôt que l’inverse (pressions isomorphiques).

Ce facteur de réputation créative n’apparaît pas en tant que tel dans la littérature générale sur la créativité organisationnelle. Il est cependant primordial si l’on consi- si l’on consi- dère le troisième élément composant la définition agrégée de la créativité, qui est qu’elle doit être reconnue comme telle par autrui (Simonton, 1988). En ce sens, cette proposition complète la littérature déjà en place sur les facteurs favorisant la créativité organisationnelle. Nous proposons de rester attentif à ce gap de connaissances tout au long de notre recherche.

Un autre gap qui attire notre attention est celui des ressources/moyens de pro- duction au sein de la littérature sur la créativité organisationnelle. Nous remarquons que la question des ressources est absente du modèle de Bérubé (2015), alors qu’elle est évoquée dans la littérature générale par Carrier et Gélinas (2011) et Sonenshein (2014). Les ressources ne sont généralement pas traitées comme un facteur à part entière dans la littérature récente, malgré leur importance dans les modèles phare de la créativité organisationnelle (Amabile et al., 1996 ; Woodman et al., 1993). À l’instar de la réputation créative, nous observerons particulièrement les ressources, leur rôle et leur importance sur le terrain de recherche.

Enfin, n’apparaît pas chez Bérubé (2015) la question de la culture organisationnelle soulevée pour les organisations créatives par Andriopoulos (2003) et Girdauskiene et Mihi Ramirez (2014) et pour les organisations en général par Carrier et Gélinas (2011), qui d’ailleurs positionnent la culture organisationnelle à l’origine du contexte orga- nisationnel favorisant la créativité. Même si les recherches sont encore limitées sur le sujet des caractéristiques et des effets de la culture organisationnelle sur la créati- vité des organisations créatives, des pistes sont envisagées dans la littérature. Décri- vant les paradoxes dans les organisations créatives, Andriopoulos (2003) mentionne l’importance d’une culture organisationnelle qui encourage la diversité, la créativité, l’apprentissage, la prise de risque et plus généralement l’ouverture. Ces propositions vont dans le sens de Boerner et Gebert (2005) pour qui une relation positive existe entre créativité et culture organisationnelle lorsque cette dernière est ouverte. Cepen- dant, les auteurs insistent sur le fait que l’ouverture de la culture organisationnelle ne peut pas se substituer à des éléments de fermeture, de cadrage de l’activité créa- tive, notamment matériels et processuels. Nous retrouvons ici le balancing act sou-sou- levé par Lampel et al. (2000), entre ouverture et fermeture, entre liberté et cadrage. La culture organisationnelle propice à la créativité organisationnelle doit pouvoir libérer le potentiel créatif des individus tout en inscrivant leur activité dans le cadre collectif.

Il convient également de noter qu’un grand nombre des facteurs présentés par Bérubé (2015) sont redondants avec la littérature sur la créativité organisationnelle dans les organisations en général. Cela voudrait-il dire que, contrairement à l’affirma- tion de Moultrie et Young (2009), il n’y aurait finalement que peu de spécificité chez les organisations créatives lorsqu’il s’agit de favoriser leur créativité organisationnelle ? Rappelons que la littérature est incomplète sur la créativité organisationnelle dans le cas spécifique des organisations créatives : Bérubé (2015) s’appuie sur la littérature générale sur la créativité organisationnelle, incluant plusieurs articles qui traitent d’éléments de la créativité organisationnelle des ICC et sur un terrain de recherche composé de seulement deux organisations créatives, très industrialisées (logiciel d’in- teractivité vidéo et publicité) par rapport à l’éventail de modalités d’activités des orga- nisations créatives (art plastique, littérature, spectacle vivant, radio, photographie,

etc.). Par notre recherche, nous cherchons à contribuer à ce manque d’étude empi- rique sur les organisations créatives et leur créativité organisationnelle.

3.3. Construction d’un modèle de facteurs agrégés favorisant la