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La friche culturelle comme méta-organisation territorialisée

2.3. Le paradoxe des méta-organisations

Les dimensions organisationnelles et stratégiques étudiées dans la littérature ont soulevé l’apparente faiblesse des méta-organisations. Pour autant, les études empiriques montrent que leur pouvoir de rassemblement ne fait aucun doute. C’est que qu’Ahrne et Brunsson (2008) ont, sans le nommer, mis en lumière : le paradoxe des méta-organisations, organisations structurellement faibles ayant pourtant de puis- sants effets sociaux (Dumez, 2008).

La raison fondamentale de la faiblesse structurelle des méta-organisations est liée aux conditions de leur création : par les membres, pour les membres. La méta- organisation existe seulement parce qu’elle est issue d’une décision commune de la part d’organisations souhaitant se coordonner et coopérer (Ahrne et Brunsson, 2005,

2008). Elle s’avère donc très dépendante de ses membres, pouvant être dissoute par leur simple décision (selon les modalités de gouvernance choisies), ou par le départ de membres poids lourds qui maintiennent la stabilité et le bon fonctionnement de la méta-organisation. Pour cette raison, dans leur étude des pôles de compétitivité struc- turés en méta-organisation, Renou et Crague (2015) insistent sur l’importance pour la gouvernance de se détacher de ces conditions de création de départ et d’établir un fonctionnement qui ne donne pas de pouvoirs démesurés aux membres poids lourds. Des départs peuvent être causés par des conflits n’ayant pas su être gérés par la méta- organisation, qui n’a pu disposer des outils ou de l’influence nécessaires. Ses déci- sions sont non contraignantes : les gestionnaires de la méta-organisation n’ont pas la capacité d’imposer de règles et les systèmes de votes peuvent toujours être contes- tés, voire être considérés comme illégitimes (Ahrne et Brunsson, 2010b). Il arrive que des conflits profonds apparaissent ; la méta-organisation peut alors être vue comme une menace par ses membres, vis-à-vis à la fois de leur identité et de leur autonomie (Ahrne et Brunsson, 2005, 2008, 2010b). Cela semble de prime abord contradictoire, lorsque l’on pose comme condition initiale que les organisations membres sont indé- pendantes, conservant de facto leur identité et leur autonomie même en tant que membre d’une méta-organisation (Frandsen et Johansen, 2018). Cependant, Ahrne et Brunsson (2010b) ont montré que ce type de structure peut menacer l’autonomie de ses membres par ses prises de décisions ou par son développement en entrant en concurrence avec eux (Dumez, 2008). De même, l’identité des membres (étiquette qui décrit qui ils sont) peut être mise à mal si la méta-organisation impose des similarités ou une homogénéisation des membres et de leurs pratiques au sein de la méta-orga- nisation (Ahrne et Brunsson, 2008 ; Kerwer, 2013). Pour Dumez (2008), les méta-orga- nisations sont alors condamnées à la recherche du consensus : « Permettre la prise de décision par le seul consensus rend plus facile pour la méta-organisation la tâche de retenir ses membres et pour les membres de leur côté de préserver leur propre autono- mie et identité » [Traduction libre]20 (Ahrne et Brunsson, 2005, p. 442). La profondeur

20 I « Allowing decisions by consensus only, makes it easier for the meta-organization to retain its mem- bers, and for the members on their part to preserve their own autonomy and identity » (Ahrne et Brunsson, 2005, p. 442).

des conflits internes fragilise la méta-organisation et peut causer une paralysie struc- turelle (Ahrne et Brunsson, 2008).

Cependant et paradoxalement, Ahrne et Brunsson (2008) pensent que les méta- organisations peuvent être également très efficaces et avoir de puissants effets sociaux. Par le biais de règles contraignantes à l’entrée – seul moment où la méta-organisation peut effectivement contraindre par des règles (Dumez, 2008) –, la méta-organisation sélectionne ses membres et construit une identité partagée (une étiquette collec- tive, un « nous »), avec des buts communs. Puis, elle s’appuie sur des standards (soft laws) à l’intérieur pour avancer vers ses objectifs (Gadille et al., 2013). Les standards peuvent être vus comme des décisions ambigües, car la participation à la règle n’est pas imposée ; toutefois, ils peuvent démontrer une efficacité supérieure aux règles imposées. Dumez (2008) résume leurs effets en trois points. Tout d’abord, l’opposition frontale à la règle n’a pas lieu d’être car le standard a été décidé par la communauté et ne descend pas d’une hiérarchie désincarnée. Ensuite, les standards facilitent la coor- dination que les membres recherchent en entrant dans une méta-organisation. Enfin, l’adoption des standards peut conférer un certain statut aux membres et fortifier le sentiment d’appartenance à la méta-organisation.

Avant de conclure sur les caractéristiques et paradoxes des méta-organisations, il convient ici de spécifier la question de l’identité partagée, que nous avons vu apparaître dans la littérature. Comme nous l’apprend Godelier (2009), l’identité a une dimension individuelle et consciente ; elle peut s’appliquer à un individu – « qui je suis » – ou une organisation – « qui nous sommes collectivement ». Ainsi, lorsque les membres d’une méta-organisation se retrouvent autour d’une identité partagée, à l’instar de notre exemple sur les citoyens suédois qui jouent au floorball, cela signifie que les membres partagent l’« étiquette » collective de Suédois floorballistes. Nous le voyons bien pour les organisations qui décident de rejoindre une méta-organisation par ambi- tion stratégique (Berkowitz, Bucheli et Dumez, 2017) afin de bénéficier de l’étiquette de membre, d’être reconnus comme membre. Cela ne présuppose en rien une culture organisationnelle (elle, collective et inconsciente) spécifique à la méta-organisation.

Ainsi, nous convenons dans cette recherche de considérer l’identité comme un qua- lificatif décrivant qui sont les individus ou les organisations, sans la confondre avec la culture organisationnelle qui est la construction collective de références (valeurs, philosophies, stratégies) permettant leur maintien dans leur environnement.

L’organisation incomplète qu’est la méta-organisation fonctionne donc par jeu d’équilibre entre les forces qui la composent. Les membres de la méta-organisation acceptent de participer au rassemblement et décident de maintenir le méta-projet qu’est l’organisation commune, créée notamment grâce aux buts communs entre les acteurs. L’élément organisationnel le plus important et le plus efficace dans la méta- organisation semblerait être l’appartenance (grâce à l’identité et aux buts communs) puisque les autres caractéristiques fonctionnelles de l’organisation complète ne sont pas établies : les règles sont non contraignantes, la hiérarchie absente et la supervi- sion et les sanctions difficiles à appliquer.

Grâce à l’étude des dimensions organisationnelles et stratégiques des méta-orga- nisations, ainsi que du paradoxe faiblesse structurelle versus puissance des effets sociaux en découlant, nous pouvons comparer désormais la configuration organisa- tionnelle de la méta-organisation à la friche culturelle.

2.4. Lire la friche culturelle par le concept de méta-organisation