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La friche culturelle comme méta-organisation territorialisée

2.4. Lire la friche culturelle par le concept de méta-organisation territorialisée

La définition de la méta-organisation choisie provient des travaux d’Ahrne et Brunsson (2005, 2008) : les méta-organisations sont des organisations formelles dont les membres sont des organisations indépendantes. Ce choix apparaît en accord avec les caractéristiques de la friche culturelle, qui montrent bien que celle-ci peut être considérée comme un rassemblement volontaire, codifié et non-hiérarchique : un sys- tème d’acteurs indépendants, solide et structuré, qui partage une vision commune de développement de l’espace urbain par le biais des arts et de la culture. À l’instar de la méta-organisation, la friche culturelle apparaît comme une « communauté d’organi-

sations s’associant sur des bases volontaires pour la poursuite d’un objectif commun » (Malcourant et al., 2015, p. 4). Ainsi, la méta-organisation établit une vision commune dès sa création.

Les recoupements entre le fonctionnement des friches culturelles et le concept de méta-organisation ne s’arrêtent pas à des éléments de définition, mais sont présents également dans la description des dimensions qui structurent la méta-organisation.

Du côté stratégique, tout d’abord, la naissance des friches culturelles se fait d’un commun accord entre divers acteurs du secteur des arts et de la culture d’investir des lieux en déshérence pour y constituer un espace de travail partagé et un projet de développement commun. C’est ce que la théorie de la méta-organisation considère comme la prise de décision initiale (Berkowitz et Dumez, 2015 ; Leys et Joffre, 2014) qui peut ne pas apparaître de manière franche au départ mais qui rétrospectivement peut être située par les acteurs. Dans les friches culturelles, les artistes et opérateurs culturels sensibles au projet commun rejoignent l’espace dans une logique d’adhésion volontaire (Ahrne et Brunsson, 2008). Nul n’est forcé de participer au projet de la friche culturelle, étant donné sa logique ascendante. De plus, la capacité de la méta-organi- sation à influencer son environnement institutionnel nous incite à penser qu’elle a la capacité d’établir une relation stratégique avec les pouvoirs publics, comme le laissent entendre Berkowitz et Souchaud (2017).

Du côté organisationnel, les temporalités dans la réhabilitation des friches cultu- relles font apparaître une constante négociation entre les divers acteurs du développe- ment de l’espace, principalement entre gouvernements locaux, organisations créatives installées dans la friche et entité de gestion du projet. La friche culturelle arrive à sur- vivre si elle établit un consensus avec les différentes parties prenantes (Ambrosino et Andres, 2008). Cela rejoint les méthodes de prise de décisions utilisées au sein des méta-organisations (Kerwer, 2013), même si la littérature nous laisse moins de points d’entrée sur cet aspect de la structure des friches culturelles. Là encore, nous pouvons lier ces méthodes à la capacité de tisser des relations avec les pouvoirs publics tout en maintenant l’intégrité de la vision commune de départ.

De plus, les friches culturelles sont portées dès le départ par une entité qui ras- semble les participants (Thorion, 2005) et qui peut être une association, une coopéra- tive ou toute autre forme de gestion. Selon le type de friche culturelle (institutionnelles, et parfois régularisées), une entité de gestion est présente et crée le lien entre les acteurs impliqués dans la friche (artistes et opérateurs culturels, gouvernements locaux, partenaires privés, etc.). Cette entité va prendre de plus en plus d’importance pour gérer l’espace et les membres du collectif. Elle peut être assimilée à un secré- tariat, qui apparaît dans les mêmes conditions chez les méta-organisations (Dumez, 2008). La méta-organisation peut ainsi répondre au besoin d’une structure interne du système d’acteurs solide par le biais d’une gouvernance collaborative accompagnée d’un secrétariat de gestion des affaires courantes.

Enfin, la méta-organisation est une organisation incomplète (Ahrne et Brunsson, 2010a) dont l’élément organisationnel le plus important et le plus efficace semble être l’appartenance, par le biais de l’identité et du but commun, au détriment des autres caractéristiques fonctionnelles de l’organisation classique (règles, hiérarchie, supervi- sion et sanction). Cet élément fait écho aux friches culturelles, dont nous avons vu que le rassemblement se fait également par le biais d’objectifs communs, qu’ils soient de l’ordre de l’expression artistique, du développement du territoire ou de la relation aux publics (Andres et Grésillon, 2011 ; Aubouin et Coblence, 2013).

Le concept de méta-organisation pourrait alors être utilisé pour comprendre le fonctionnement des friches culturelles, particulièrement les friches institutionnelles comme la Friche la Belle de Mai que nous étudions dans cette recherche. La méta- organisation permet de mieux cerner les logiques organisationnelle et stratégique qui se jouent au sein de la friche culturelle, tout en répondant aux trois éléments de compréhension des friches culturelles : une vision commune, une capacité d’être en relation avec les pouvoirs publics et une structure interne du système d’acteurs solide.

De même, nous pourrions également enrichir la théorie de la méta-organisation en ce qui concerne sa capacité à trouver le bon équilibre entre ses paradoxes. L’iden- tité des organisations créatives étant très forte – surtout pour les artistes et collec- tifs artistiques car ils bâtissent leur réputation sur leur identité propre, leur sensibilité

artistique propre –, l’équilibre entre identités individuelle et collective semble essen- tiel au sein d’une méta-organisation. De même, la liberté créative étant un aspect sine qua non des mondes de l’art, il est crucial d’arriver à garder un équilibre entre l’auto- nomie des membres et les contraintes que peut appliquer sur eux la méta-organisa- tion. L’étude d’une méta-organisation dans le secteur des arts et de la culture ne peut qu’ouvrir des portes de compréhension de ces dynamiques contraires, tant ces points particuliers sont importants dans l’activité des organisations créatives.

Cependant, un point que ne peut traiter a priori le concept de méta-organisation est l’appartenance au lieu physique. Les friches sont des regroupements ancrés dans un lieu et ce point est essentiel à la compréhension du phénomène. Les méta-orga- nisations ne présument pas de l’appartenance à un lieu ou du partage d’un espace physique.

Dans cette perspective, Gadille et al. (2013) proposent le concept de méta-organisa- tion territorialisée, dont les dimensions sont celles de la méta-organisation classique avec l’ajout de l’élément de territorialisation. La méta-organisation territorialisée est l’ancrage dans le territoire d’une méta-organisation. Ainsi, ce concept permet de faire le lien entre caractéristiques organisationnelles d’un rassemblement d’organisations et ancrage territorial qui est le plus souvent étudié dans le cadre des clusters. Le critère de proximité territoriale – que nous mobilisons dans les travaux de Saxenian (1994) – peut donc être ajouté aux dimensions organisationnelles de la méta-organisation en ce que la méta-organisation territorialisée permet de regrouper dans un lieu physique ses membres.

Le concept de méta-organisation territorialisée semble être pertinent pour com- prendre comment s’organise une friche culturelle telle que la friche étudiée dans cette recherche. Il n’apparaît que deux fois dans la littérature que nous avons rencontrée (Gadille et al., 2013 ; Kauffmann, 2018), ce qui en fait un concept à la fois nouveau et à éprouver. Kauffmann (2018) l’utilise dans sa thèse pour étudier les caractéristiques de la contribution des biens communs à la performation du fait méta-organisationnel

dans le cas des corridors logistico-portuaires. L’utilisation de ce concept encore peu mobilisé dans la littérature nous permet d’en tester la solidité empirique.

De plus, le concept de méta-organisation lui-même n’a jamais été comparé à la façon dont s’organise une friche culturelle. L’exemple le plus récent de son utilisation dans une recherche empirique dans le secteur des arts et de la culture est celui de la thèse de Pinzon Correa (2017) : l’auteur y étudie des clusters d’organisations créatives, compris comme des méta-organisations créatives, quant à la fabrication d’un contexte institutionnel favorable à la confiance inter-organisationnelle. La confrontation entre friche culturelle et méta-organisation est également l’occasion d’ouvrir le champ de recherche du concept de méta-organisation à d’autres types d’objet empirique, can- tonné aux clusters (Pinzon Correa, 2017) et pôles de compétitivité (Renou et Crague, 2015) à l’heure actuelle. Cela permet aussi de confirmer l’entrée du concept de méta- organisation dans l’univers des arts et de la culture.

Nous veillerons dans les résultats à ce que notre objet de recherche corresponde bien à une méta-organisation territorialisée (cf. Chapitre 7, section 1). Nous utiliserons pour cela les caractéristiques de la méta-organisation territorialisée soulevées dans notre revue de littérature.

En ce sens, nous proposons de résumer les caractéristiques qui seront utilisées pour le cadre théorique de la recherche (cf. Tableau 5 pages suivantes).

Dimensions or

ganisa

tionnelles

Faible hiérarchie Ahrne et Brunsson (2008)

Union Européenne Poids des membres iden-

tique dans la gouvernance Ahrne et Brunsson (2008) Secteur associatif diversUnion Européenne

Méthode du consensus Ahrne et Brunsson (2005)Kerwer (2013) Secteur associatif diversUnion Européenne Standards (soft laws) Ahrne et Brunsson (2008)Gadille, Tremblay et Vion (2013)

Secteur associatif divers Union Européenne Papier théorique Secrétariat

Berkowitz (2016) Bor (2013)

Gadille, Tremblay et Vion (2013)

Secteur pétrolier et gazier Consortium d’excellence Papier théorique

Proximité territoriale Gadille, Tremblay et Vion (2013)Saxenian (1994) Papier théoriqueClusters industriels

Dimensions s

tr

at

égiques

Acte volontaire de créa-

tion Ahrne et Brunsson (2005, 2008)Leys et Joffre (2014)

Secteur associatif divers Union Européenne Secteur de la santé

Adhésion volontaire Ahrne et Brunsson (2005, 2008) Secteur associatif diversUnion Européenne

Renforcement de l’iden-

tité des membres Ahrne et Brunsson (2010b) Secteur associatif diversUnion Européenne

Régulation des collabora-

tions internes et externes Ahrne et Brunsson (2010b)Berkowitz et Souchaud (2017)

Secteur associatif divers Union Européenne Policy network

Influence sur l’environne- ment

Ahrne et Brunsson (2010b) Barnett et Finnemore (2004) Gadille, Tremblay et Vion (2013) Berkowitz et Souchaud (2017)

Secteur associatif divers Union Européenne

Organisations internationales Papier théorique

Policy network Statut particulier Ahrne et Brunsson (2005, 2008)Gulati, Puranam et Tushman (2012)

Secteur associatif divers Union Européenne Apple, Proctor & Gamble, Toyota, Linux et Wikipedia

Résult

ant

es du p

ar

ado

xe Règles contraignantes à l’entrée Gulati, Puranam et Tushman (2012)

Kerwer (2013)

Apple, Proctor & Gamble, Toyota, Linux et Wikipedia Union Européenne

Identité et buts communs Ahrne et Brunsson (2010b) Secteur associatif diversUnion Européenne

Imposition de similarités

et homogénéisation Ahrne et Brunsson (2008)Kerwer (2013)

Secteur associatif divers Union Européenne Développement concur-

rentiel Ahrne et Brunsson (2005) Secteur associatif divers

Grâce à ce tableau, nous pouvons confronter les éléments vus dans le chapitre 2, sous-section 3.4. sur la créativité organisationnelle des organisations créatives avec ceux issus de la littérature sur les méta-organisations territorialisées. Ainsi, nous pou- vons procéder au croisement des littératures étudiées afin d’établir une grille théo- rique et d’émettre des propositions de recherche à éprouver sur le terrain.

Section 3 I