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Deux types de mondes distincts dès l’aube de la civilisation

Chapitre 3 : Mondéité et historicité

3.5 Deux types de mondes distincts dès l’aube de la civilisation

Que peut-on conclure de cette analyse sur les débuts de la civilisation? Dès le début de l’antiquité, il existe deux formes de régime politique distinctes que Mumford appelle des « technologies ». Ils sont en réalité deux mondes créés par le savoir humain. Deux mondes archétypiques qui serviront de fondement pour les mondes historiques à venir. Le premier qui s’incarne dans le village est de type démocratique. Son principe est tel que « les caractères, les besoins et les intérêts partagés par tous

les hommes ont des droits supérieurs à ceux qui sont manifestés par n’importe quelle organisation

82 MUMFORD, Lewis, Le mythe de la machine Tome 1, p. 263 83 Ibid., p. 242

institution ou groupe particulier. » 84 Sous un tel régime, c’est le groupe qui prime et non les intérêts particuliers. Les hommes sont libres et sont les possesseurs de leur condition d'existence qu'ils produisent eux-mêmes. Les villages qui fonctionnent suivant ce principe sont formés de petits groupes qui vivent de troc, d’agriculture, de domestication et sans doute quelque peu de chasse. L’artisanat y existe, mais à une échelle réduite. Il y a très peu de spécialisation. Les gens qui y vivent ont la satisfaction de leur travail et le fruit de celui-ci leur appartient. Le but d’une telle organisation? Satisfaire la vie, modeler le caractère et la personnalité. Bref, la construction de l’être humain en est la finalité. Ce mode de production correspond à ce que Marx a nommé « la communauté primitive ».

La deuxième technologie ou forme d’organisation est plutôt totalitaire. Elle s’incarne dans la grande ville où le pouvoir est centralisé et dans les mains d’une élite qui obéit à un Dieu-roi. Le but d’un tel système est de favoriser la puissance technique. Et pour y arriver, il compte sur l’uniformisation et la standardisation non seulement des structures, mais avant tout des hommes. Le monde égyptien et le monde sumérien en sont des exemples. Ce type d’organisation sociale correspond au mode de production esclavagiste dans la pensée marxiste. L’artisanat y est présent, mais il n’est pas le but de cette organisation totalitaire qui a pour finalité les grands travaux, le prestige et la richesse, gage de puissance. Ces derniers sont prioritaires, et ce au détriment de la vie et de la personnalité des hommes. L’avoir et la richesse sont la finalité d’une telle entreprise hiérarchique totalisante. Dans la perspective de Mumford, ces deux mondes « antiques » serviront de fondement aux mondes historiques à venir. Certains mondes seront faits d'un mélange des deux, alors que d'autres prendront plutôt la forme de l'une ou l'autre. Le monde grec, le monde chinois, le monde indien sont nés soit de la succession, soit d'un mélange de ces deux mondes. Même s'ils sont nés d'un savoir-faire technique similaire, le monde grec est différent du monde chinois, tout comme le monde chinois se distingue du monde romain par exemple. Ce n'est donc pas le savoir-faire technique seul qui permet de distinguer véritablement ces mondes, car le produire-technique peut y être pratiquement semblable. Ils produisent tous (à leur manière bien évidemment) des techniques de navigation, des techniques de guerre, des techniques agricoles, des techniques artistiques, etc. et leur mode de production, si on en croit Marx, est assez similaire. Qu'est-ce qui permet alors de bien différencier ces mondes qui ont façonné l'histoire? C'est la culture, c'est-à-dire l'ordre symbolique qu'ils actualisent. Si nous pouvons facilement différencier ces mondes en procédant à une analyse historique, ce n'est pas en raison de leur produire-technique seul, mais plutôt en raison de leurs productions culturelles. Ce sont leurs cultures qui diffèrent essentiellement. Leur savoir-faire est intégré dans un ordre symbolique et une grande part de l'effort de production sert à alimenter ou à célébrer cet ordre par l'entremise de l'art. L'art c'est la

matérialisation de l'ordre symbolique par la production technique. Un monde humain est d’abord et avant tout composé d'un ordre symbolique et d'un savoir-faire technique. Le produire-symbolique tout comme le produire-technique permettent à l’homme de construire son monde. Parfois, ces productions libèrent l’homme, comme dans le cadre du village, tantôt, elles auront tendance à réduire sa liberté, comme dans le cadre des mondes esclavagistes. Le produire-technique peut donc être libérateur, tout comme il peut être aliénant, et ce, dès les premiers Âges dans l’histoire de la technique. L'ordre symbolique a encore sans doute un rôle à jouer dans le processus d'aliénation ou de désaliénation des libertés humaines. Bref, l'ordre symbolique donne de la signification à l'être, qu'elle soit de nature religieuse ou philosophique. L'homme cherche à donner du sens à l'être, que celui-ci soit considéré comme le tout ou comme une réalité transcendante déterminante. Dans les sociétés archaïques, l'ordre cosmique est d'une importance cruciale selon Simondon, et c'est pourquoi :

L'invention est interdite dans les sociétés archaïques : elle dérange le cosmos. Les peuples transitionnels ont des cosmogonies qui racontent la naissance du monde et la vie des dieux. Ils imitent ces récits mythiques. Leurs actes n'ont de sens, de « réalité », que lorsqu'ils répètent les actes divins ou ancestraux. [...] Les objets et les actions doivent leur valeur au fait qu'ils participent à une réalité qui les transcende. 85

Cette réalité décrite par Simondon se retrouve à la fois chez les peuples antiques et les peuple du moyen-âge. Certes, les techniques existent et évoluent, mais elles ne doivent pas laisser place à la démesure (hybris). L'Être est au centre des modèles symboliques construits par l'homme et celui-ci lui donne sa raison d'être. Par contre, sous ses ordres symboliques qui cherchent à signifier l'Être, la technique poursuit son chemin, et bientôt, on observera un changement radical au niveau de la production symbolique occidentale. Cette nouvelle façon de concevoir l'homme et le monde aura un impact non négligeable sur l’accélération exponentielle du développement technique.

3.6 Le progrès technique en pleine expansion : la