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Chapitre 2 : Le monde comme ustensilité

2.3 L’essence de la technique

2.3.5 Une mainmise sur le tout de l'étant

Examinons de plus près ce savoir-faire, afin de mieux cerner le lien essentiel que l’on retrouve entre l’homme et la technique. Lorsqu’un artisan construit un objet, la production se déroule à deux niveaux. Premièrement, l’artisan possède le plan de l’objet qu’il doit produire et les méthodes à suivre afin de réaliser l’objet en question. Ce plan et ces méthodes sont les techniques abstraites dont nous avons parlé. Afin de concrétiser ces méthodes et réaliser le plan, l’artisan doit utiliser certains outils, certains ustensiles qui lui permettrons de donner forme à l’objet en question. Ces ustensiles correspondent aux techniques matérielles. L’outil seul, tout comme la méthode seule, ne peut être garant de la venue à l’être d’un étant. C’est seulement par le maniement de l’outil que l’étant se dévoile en son être : dans le geste de l’artisan, le plan et l’ustensile fusionnent pour dévoiler un objet dans sa présence et sa vérité. Cette logique s’applique aussi pour l’objet technique qui ne produit pas directement un objet comme les ustensiles liés à la chasse. Le chasseur aussi, afin de tuer un gibier, a besoin de manier certains outils et il doit aussi connaître certaines méthodes s’il veut être plus efficace. C’est la combinaison des méthodes de chasse et des outils qui permet au chasseur d’abattre efficacement son gibier. De ce fait, on peut donc affirmer avec Vioulac que « la technique est une mainmise de l’existant

sur le tout de l’étant ».53 On peut donc affirmer que le maniement, qui objective le produire, est l’essence la plus intime de l’homme, car c’est par celle-ci qu’il construit son être à travers les réseaux de renvois qui constituent la mondéité du monde. Par le fait même, on peut affirmer que la mainmise sur le tout de l’étant est l’essence première de la technique. On retrouve une idée allant de ce sens chez un autre penseur du produire-technique tel que Marx, pour qui toute production « est

appropriation de la nature par l’individu au sein et par l’intermédiaire d’un type de société bien déterminé. » 54

Pour résumer, on peut affirmer que la technique est une praxis, qui se caractérise par une « mainmise » ou une « appropriation » par homme sur la nature. C’est à travers cette praxis que l’homme constitue son monde et son être d’un point de vue matériel : « L’homme en agissant, en

53 VIOULAC, Jean, l'époque de la technique p. 57

travaillant, par un mouvement qui s’exerce sur la nature, transforme du même coup sa propre nature. L’homme constitue son être lui-même par la praxis. L’homme se crée en travaillant sur la nature. »55 Par le fait même, la technique est une puissance faisant advenir la mondéité. Son essence la plus profonde est le maniement qui actualise le produire-technique. C’est la praxis qui caractérise l’essence de la technique pour Heidegger, praxis qui s’actualise par le maniement d’un outil et qui donne lieu à une production. Elle est aussi constitutive de l’essence humaine chez un penseur comme Marx. Cependant, les techniques ne sont pas seulement des artefacts matériels permettant la production matérielle. L’analyse phénoménologique Heideggérienne concerne l’objet technique matériel et la manière dont celui-ci apparaît dans le tout de l’étant qui constitue notre quotidienneté. Cette analyse a permis de faire ressortir plusieurs caractéristiques importantes de la technique ainsi que plusieurs principes qui sous-tendent son ontologie phénoménologique comme le principe de transparence ou celui de l’appropriation qui place l’objet dans sa niche existentielle. Il est vrai que l’objet matériel est la forme la plus évidente et finit que peut prendre la technique. Par contre, au cours de son histoire l’homme a souvent utilisé des techniques qui n’ont à première vue rien de matériel et qui n’ont pas pour fonction la confection d’un objet ou d’une autre technique. Je pense à la magie, une technique qui fut largement utilisée par les anciens et qui est encore largement utilisée de nos jours, et ce malgré son efficacité douteuse. Contrairement aux artefacts techniques, aux plans ou aux méthodes, cette technique n’a pas pour finalité la découverte de ce qui est en retrait. Elle demeure cependant une forme de maniement, mais un maniement d’un autre ordre. Si l’homme a inventé la magie, c’est par souci de contrôle : contrôle de la nature et des forces qui la régissent. La magie fait figure de tentative humaine de manier ces forces afin qu’elles soient favorables. Mais elle demeure tout de même une production, car c’est l’homme qui produit les formules ou les incantations magiques. Pour Ellul, la technique est anthropologiquement une protection que l’homme se donne pour minimiser les nécessités naturelles. L’homme se met à l’abri de la nature grâce au produire-technique. Celui-ci agit comme un organe, une protection entre l’homme et la nature. Il permet aussi une assimilation de la nature par l’homme : « par l’intermédiaire de la technique, l’homme arrive à utiliser à son profit des

puissances qui lui soient étrangères ou hostiles. » 56 Qu’elle soit de nature magique ou artefactuelle, pour lui, elle est avant tout une protection et une assimilation de la nature qui s’actualise par une production. Elle est une protection entre l’homme et les forces de la nature (magie) et une protection entre l’homme et la matière (artefact). L'homme doit produire son propre monde afin de se protéger et c'est notamment par l’entremise de sa technicité qu'il parvient à faire d'une nature qui peut lui être d'abord hostile un monde humain. Fondamentalement, la technique est une maîtrise de la matière par

55 ELLUL, Jacques, la pensée marxiste, p. 91