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Chapitre 5 : Ellul ou l’autonomie de la technique

5.4 Conséquences de l’autonomie de la technique sur les autres sphères sociales

5.4.2 Autonomie de la technique et économie

L’autonomie de la technique face à l’économie est sans doute l’une des dimensions les plus critiquées dans l’œuvre de Jacques Ellul. Il est clair que la dimension technique et la dimension économique

156 Ibid. p. 135

157 ELLUL, Jacques, L’illusion politique, p. 177 158 ELLUL, Jacques, L’illusion politique, p. 186 159 Ibid. p.187

160 Pour qu’il y ait un choix politique, on doit pouvoir choisir entre plusieurs options. Or, les décisions politiques

importantes, qui orientent la marche historique, n’offrent pas la possibilité d’un choix, car elles sont dictées par la technique. Les politiciens n’ont pas le choix de prendre ces décisions, elles sont nécessaires. Les seuls choix qui restent à l’homme politique se trouvent dans la sphère de l’éphémère, de l’actualité changeante et mouvante; elles n’ont donc pas de réelle emprise sur l’avenir (comme la construction d'un pont par exemple).

entretiennent des liens étroits et difficiles à analyser. La technique et son progrès général sont indispensables pour les investissements économiques : « Plus nous avançons dans le monde nouveau,

plus la vie économique est dépendante dans ses détails du développement technique. » 161 En effet, les divers acteurs économiques doivent sans cesse innover pour rester dans la course et compétitif et l’innovation passe essentiellement par le développement et le progrès de la technique. L’autonomie de la technique face à l’économie signifie d’abord que la croissance économique dans une économie capitaliste (que ce soit un capitalisme privé comme aux États-Unis ou un capitalisme d’État comme dans l’ancienne U.R.S.S) est dépendante du progrès technique et non l’inverse. Pour progresser la croissance économique doit s’aligner sur l’impératif technicien. Cela signifie aussi que l’économie n’a pas de véritable emprise sur le développement technique. Jamais elle ne la détermine. C’est plutôt l’inverse qui se produit, dans un souci de performance et d’efficacité l’économie doit se soumettre aux impératifs techniques. Concrètement, cela a pour conséquence la centralisation des entreprises et des banques, qui doivent fusionner par souci d’efficacité. La technique suppose un centralisme, en raison notamment des capitaux immenses qu’elle requiert. C’est pour cette raison que l’on assiste selon lui à la montée des trusts et des monopoles. Car pour Ellul, la technique est anti-libérale, elle tend au planisme et à la centralisation. Il est clair que la grande décision économique échappe de plus en plus à l’état démocratique, on peut très bien le voir aujourd’hui, dans cette perspective, selon Ellul : « Il n’y a plus de démocratie possible face à une technique économique perfectionnée. » 162

Il croyait notamment que le planisme allait l’emporter sur le libéralisme. Il faut se rappeler qu’il a écrit une grande part de son œuvre alors que différentes formes de planisme dominaient en Europe comme en URSS. On assiste aujourd’hui plutôt à un mélange des deux. Si planisme il y a, c’est un planisme subtil qui s’effectue au niveau des Banques, des multinationales, et des structures internationales qui dépassent les frontières des nations. Il y a très peu de planisme au niveau des États. Comme l’affirme Bérard, dans un mémoire consacré à Ellul, et qui tente de de déconstruire sa thèse de l’avènement d'une société technicienne post-industrielle : « Il n’y a [...] pas dans les sociétés

occidentales les plus industrialisées, un centre de coordination sociale incarné par l’état, mais une multitude d’agents de planification. Ce sont les firmes privées. » 163 L’autonomie de la technique face à la dimension économique a largement été critiquée par de nombreux auteurs, dont l’économiste Serge Latouche, favorable à la décroissance. Pour ce dernier : « On peut objecter à Ellul, en effet, que

la logique technique n’est pas totalement autonome, car elle n’est jamais vraiment émancipée de

161 ELLUL, Jacques, La technique ou l’enjeu du siècle, p.141 162 ELLUL, Jacques, La technique ou l'enjeu du siècle, p.150

l’économie. Les recherches les plus sophistiquées sont abandonnées si elles ne sont pas rentables. »164 Pour ce dernier la technique ne serait pas autonome, car « la recherche de la puissance se heurte au

seuil de la rentabilité. » 165 Selon lui, Ellul n’a pas su prévoir la révolution néolibérale et « toute son

analyse reste marquée par le contexte bien particulier des trente glorieuses et de la guerre froide. »166 Gouffi va dans le même sens en démontrant que le marché peut être un contrepoids à l’auto- accroissement technique. 167

S’il est vrai qu’Ellul a postulé une autonomie complète de la technique face à l’économie dans son premier ouvrage sur la technique, la technique ou l’enjeu du siècle, notamment en démontrant que la technique évoluait dans des secteurs non soumis aux lois du marché, la course à l’armement et la conquête spatiale en sont des exemples. À partir de son second volume sur la technique, sa position est par contre beaucoup plus nuancée. En effet, il mentionne dans le système technicien qu'« il est [...]

évident que la technique se développe à partir d’un certain nombre de possibilités offertes par l’Économie, et lorsque les ressources économiques manquent, la technique ne peut prendre sa plénitude et réaliser ce que ses possibilités lui donnent de réaliser. »168 Plus loin, il nous dit : « […]

je maintiendrai le concept d’autonomie de la technique en ce sens que l’économie peut être un moyen de développement, une condition du progrès, ou inversement elle peut être un obstacle, jamais elle ne le détermine ni ne le provoque, ni ne le domine : comme pour le pouvoir politique, un économique qui récuserait l’impératif technique est condamné. » 169 Bref, Ellul avoue lui-même que la technique et l'économie sont plus ou moins autonomes dans le temps. Elles entretiennent donc une relation complexe qui se modifie au fil du temps. Mais pour Ellul, « c’est bien la technique qui est toujours

l’élément créateur le plus important, mais elle est loin de couvrir ses propres exigences. » 170 De plus, le marché et la finance sont composés en grande partie de réseau informatique, ils ne seraient pas ce qu’ils sont aujourd’hui sans l’invention des ordinateurs. La technique détermine donc bien d’une certaine manière l’économie. De ce fait, les critiques adressés à Ellul à propos de l’autonomie de la technique sur la dimension économique sont plus ou moins fondés, si l’on prend en compte l’ensemble de son œuvre.

164 LATOUCHE, Serge, Jacques Ellul contre le totalitarisme technicien, p.35 165 Ibid. P.35

166 Ibid., p.39

167 GOUFFI, Jean-Yves, La philosophie de la technique, p.122-123 168 ELLUL, Jacques, Le système technicien, p. 151

169 Ibid., p.154 p. 153