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Chapitre 4: Heidegger ou la technique comme accomplissement de la métaphysique

4.1 La technologie comme intentionnalité erronée

La philosophie d’Heidegger et la célèbre critique de la technique moderne qu’elle rend possible, nous propose une réponse à la question de l'origine de la destruction de notre environnement. La pollution et la destruction des écosystèmes sont apparues avec la technologie qui a rendu possible les grandes phases d’industrialisation. Si nous détruisons notre environnement, c’est que la technologie agit différemment de la technique dans son mode de dévoilement et que celle-là nous induit en erreur en ce qui a trait à l’essence des choses. Pour citer Heidegger, la technique moderne « recèle le danger

que l’homme se trompe au sujet du non-caché et qu’il l’interprète mal. »105 Cette interprétation erronée se manifeste lorsque le « non-caché n’est plus un objet pour l’homme, mais qu’il le concerne

exclusivement comme fond, et que l’homme, à l’intérieur du sans objet, n’est plus que le commettant du fond [...]. » 106 . La technique moderne nous induirait en erreur au sujet des étants et par le fait

104 PARAIRE, Michael, 20 philosophes pour le bac et après, p. 164 105 HEIDEGGER, Martin, la question de la technique, p. 17 106 Ibid., p. 17

même à propos de l’essence même des choses, car elle ne dévoile pas la venue en présence de l’être comme le fait la techné ou la technique traditionnelle. Son mode de dévoilement est d'une tout autre nature. De la même manière qu’elle nous induit en erreur, elle donne une réponse au mystère de l’être en qualifiant l’étant comme fond, occultant ainsi son mystère. Elle nous masque « l’éclat et la

puissance de la vérité » 107 comme dévoilement. Dans son dépassement de la métaphysique, Heidegger affirme que c’est ce « déclin de la vérité de l’étant qui mène à la dévastation de la terre. » 108 Autrement dit, si nous assistons aujourd’hui à une telle dévastation, c’est que nous sommes induits en erreur par la technologie elle-même. Elle nous offre une représentation du monde erronée. Cette « interprétation » du monde par la technique nous la prenons pour le vrai, pour ce que sont les choses dans leur essence, c’est-à-dire fond disponible. Heidegger appelle « Gestell », le dispositif qui commet l’homme à l’exploitation de l’étant et aujourd’hui, « [il] arrive à sa domination absolue, au

sein de l’étant lui-même en tant que celui-ci sous la forme dénuée de vérité du réel et des objets. » 109 Dans la vision heideggérienne, la technique moderne forme maintenant une entité qui commet l’homme à détruire la terre. La technologie ne correspond plus à cette production qui permettait à l’homme de faire advenir la mondéité alors que se dévoile à lui le mystère de l’être. Elle dévoile autre chose; elle dévoile un fond de matière disponible et nécessaire à sa propre continuation, à son propre développement. Par la même occasion, elle détruit la terre et les mondes humains qui la peuplent. Mais, pourquoi dévoile-t-elle alors l’étant comme fond, plutôt que comme présence à l’être, comme c’est le cas pour la techné? Alors que la techné dévoile l’étant par l'usage et la production, la technique moderne, pour sa part, dévoile dans l’usure par provocation et celle-ci a lieu « lorsque l’énergie

cachée dans la nature est libérée, que ce qui est ainsi obtenu est transformé, que le transformé est accumulé, l’accumulé à son tour reparti et la reparti à nouveau commué. » 110 Ainsi, les étants et le monde lui-même ne sont plus ce qu’ils sont dans leur présence, comme ustensilité, mais autres choses; ils deviennent énergies disponibles selon des modalités autres que ce qu’ils sont en tant qu’objet : « Ce qui est là au sens de fond n’est plus en face du nous comme objet. » 111 Dans ce non-monde l’entièreté de l’étant devient pour nous une source d’énergie, une matière première occultant ainsi l’être même des choses dans leur présence : l’arbre que se trouve devant moi n’est plus un arbre, un objet phénoménologique, mais une fibre pouvant devenir papier. L’arbre n’est plus un objet dans la mesure où il est commis dans un système de commisération. La rivière n’est plus une rivière, car elle est commise à travers un système hydroélectrique, etc. « Le dévoilement, qui provoque dans la

107 Ibid., p.18

108 HEIDEGGER, Martin, dépassement de la métaphysique, essaie et conférence, p. 82 109 Ibid., p. 81

110 HEIDEGGER, Martin, La question de la technique p. 13 111 Ibid., p.13

technique moderne, est une interpellation de la nature » 112 et cette interpellation « […] exige de toute

chose dans la nature qu’elle donne sa raison. » 113 Sous cet ordre technologique, la raison d’être des choses c’est l’exploitation sans limites.

De ce fait, lorsque l’étant n’est plus qu'un simple fond et que l’homme se retrouve ainsi abandonné loin de l’être même des choses, il n’a aucun scrupule à s’approprier l’étant dans l’usure, en opposition à l’usage, comme s’il en était le maître absolu, d’où la destruction de l’étant lui-même. Bref, alors que la techné contribuait à la production du monde par sa capacité à faire advenir la mondéité, la technologie contribuerait plutôt à sa destruction par sa puissance d’universalisation; elle tend à transformer les différents mondes humains en un seul non-monde. Le monde ainsi obtenu est qualifié de non-monde par Heidegger, car il devient matière première et sujet de toute usure; les objets qui le composent ne sont plus des objets, mais du commissible. L’intentionnalité est différente dans la pensée technique : l’homme n’a plus une visée du monde comme étant un ensemble d’objets utiles pouvant servir à la production d’un monde, il intentionnalise dorénavant le monde à travers le Gestell qui le perçoit comme un « complexe calculable et prévisible de forces » 114 exploitables. Le Gestell, suivant les mots de Heidegger, est un appel provocant qui réquisitionne l’homme à commettre comme fond ce qui se dévoile. Bref, la technologie dévoile l’étant comme énergie pouvant être commise dans un futur proche selon des directions prédéterminées d’avance. Inversement, les techniques anciennes comme le moulin à vent n’accumulaient pas de l’énergie, car il est livré à une énergie qui se manifeste de soi-même. Elle est aussi incalculable, donc accidentelle, l’homme n’a aucun contrôle sur la quantité d’énergie livrée et il n'a aucun moyen de l’accumuler.

4.2 La technologie en tant que métaphysique accomplie