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Chapitre 5 : Ellul ou l’autonomie de la technique

5.3 L’autonomie de la technique

« Autonomie de la technique », voilà une expression qui peut nous sembler surprenante. Cette expression sonne comme un oxymore à nos oreilles, car « autonomie » rime en quelque sorte avec « liberté », et en aucun cas la technique ne saurait être libre. Aucun objet et aucune méthode ne sont libres, car ils ne sont qu’intermédiaires entre l’homme et ses activités, une médiation entre l’homme et son milieu. Une médiation ne saurait être autonome vis-à-vis de ce qu’elle médiatise, puisque c'est elle-même qui fait le pont entre les deux. Mais pour Ellul, ironiquement, c’est dans la médiation que l’on peut voir s'incarner le plus haut degré d’autonomie de la technique : « Le système technique

médiateur devint médiateur universel, excluant toute autre médiation que la sienne. C’est le plus haut degré de son autonomie. » 142 La technique est devenue le médiateur universel, elle médiatise désormais les hommes entre eux, elle médiatise aussi l’homme et le milieu naturel, tout comme elle médiatise l’homme et le système technicien. Bref, « la conscience sociale ou individuelle aujourd’hui

est formée directement par la présence de la technique, par l’immersion de l’homme dans ce milieu […] sans médiation d’une culture. » 143 L'ordre technicien remplace la culture selon Ellul, voilà comment se concrétise concrètement l'autonomie de la technique. Par contre, chez cet auteur, cette thèse semble poser certains problèmes d’ordre conceptuel. Ellul écrit dans un style particulier qui frôle parfois la polémique et on a parfois l’impression que la thèse de l’autonomie de la technique relève de l’ontologie; comme si la technique était devenue une entité ontologique complètement autonome par rapport aux autres sphères de l’existence, les absorbant dans son sillage, un genre de trou noir ontologique engloutissant tout sur son passage. Heureusement, nous allons voir qu’il n’en est pas ainsi. La technique n’est pas devenue une entité ontologique autonome et anthropomorphique détruisant toute sur son passage, même si l’on peut avoir cette impression parfois, en lisant Ellul : « L’affirmation de cette autonomie doit être comprise comme une proposition sociologique et non

comme une proposition ontologique. » 144

La société humaine peut être comprise comme une interaction entre plusieurs dimensions comme l’économie, la politique, la culture, la morale, etc. Dans cette perspective « l’idée de l’autonomie

142 Ibid., p. 47 143 Ibid.

consiste précisément à considérer que le niveau technique s’est automatisé par rapport à la décision politique, aux contraintes économiques, et aux considérations morales. » 145 Il faut donc interpréter cette autonomie comme le fait que la technique est devenue une dimension sociale en elle-même qui tend vers son indépendance complète, quoique cette indépendance ne puisse probablement jamais être complétée. Fondamentalement, l’idée de l’autonomie de la technique sous la plume d’Ellul signifie que les lois auxquelles la technique obéit sont indépendantes de la politique, de l’économie, de l'éthique et des valeurs spirituelles; que la technique est devenue une dimension sociale à part entière obéissant à ses propres lois tout comme le politique ou l'économique obéissent à des lois et des règles qui leur sont propres. Ellul va même plus loin en affirmant que « la technique conditionne

et provoque les changements sociaux politiques et économiques. » 146 Non seulement la technique est devenue une dimension sociale en elle-même, cette dernière conditionnerait les autres dimensions! Par le passé la technique était un intermédiaire entre l’homme et son milieu, elle ne formait pas une dimension sociétale à part entière. Elle était incorporée en quelque sorte dans les autres dimensions. Le déterminé est devenu le déterminant, le rôle s’est inversé dans la relation entre société/technique, mais aussi dans la relation technique/homme. Voilà que signifie l’autonomie de la dimension technique. Cette détermination peut aussi être comprise comme une subordination des autres sphères à la technique. Il faut donc comprendre l’idée de l’autonomie aussi comme le fait que « le

développement technique obéit à une logique propre aveugle aux besoins et aux finalités. La science, l’état, l’économie, la culture lui sont subordonnés ». 147 Ellul va même plus loin. Pour lui il y a non seulement une subordination des différentes sphères de l’activité humaine au profit de la technique, mais cette dernière transforme et réorganise ces activités. Cerezuelle interprète la thèse de l’autonomie de manière légèrement différente. Pour lui, l’autonomie signifie fondamentalement que : « Les effets très importants de la technique échappent, en fait au choix individuel et collectif et qu’ils

sont le résultat d’un fonctionnement propre de la technique, laquelle n’offre qu’une faible prise aux décisions et aux préférences morales, culturelles et/ou politiques. » 148 Cette interprétation semble être correcte, car comme nous l’avons vu, pour Ellul la technique évolue de manière causale, et ce en l’absence de toute finalité consciemment exprimée par l’homme. De plus, en raison de son ambivalence149, il est impossible d’échapper aux effets négatifs de la technique. Voilà pourquoi une

145 VITALIS, André, Information et autonomie de la technique p. 158 146 ELLUL, Jacques, Technique ou enjeu du siècle, p. 122

147 VITALIS, André, Information et autonomie de la technique p.158 148 CEREZUELLE, Daniel, Réflexion sur l’autonomie de la technique, p. 99

149 L’ambivalence exprime l’idée que le progrès technique n’est en soi ni bon ni mauvais, ni neutre, mais fait

d’un complexe d’éléments positifs et négatifs. On ne peut donc pas séparer les effets négatifs des effets positifs. Un exemple donné par Ellul: la pilule contraceptive a permis à la femme de se libérer sexuellement, mais d’un autre côté, elle a provoqué une augmentation, voire une explosion, des maladies transmises sexuellement.

grande part du phénomène technique échappe à l’homme et à ses institutions qu’elles soient d’ordre moral, économique ou politique. Les effets de la technique ne sont pas sans conséquence sur les autres sphères, c’est ce que tente de nous démontrer Ellul tout au long de sa trilogie sur la technique. Bref, de manière fort simplifiée, l’autonomie de la technique signifie qu’elle n’est pas complètement soumise au vouloir humain. Cette autonomie brime notamment deux des libertés fondamentales de l'homme, soit sa liberté politique et sa liberté éthique.

5.4 Conséquences de l’autonomie de la technique sur les