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Le défaut moral à l’âge des hautes technologies : l’homme médial

Chapitre 6 : Anders et le décalage prométhéen

6.5 Le défaut moral à l’âge des hautes technologies : l’homme médial

Dans l’impossibilité d’avoir une vision globale de l'ordre technicien qui se déploie, les hommes sont aussi dans l’impossibilité d’avoir un regard critique efficient sur ce qu’ils font. On ne peut en effet juger d’une finalité alors qu’elle n’existe pas ou que l'on ne la connait pas; tout comme on ne peut juger adéquatement d’une fonction technique alors qu'on ne connaît pas l'entièreté des conséquences provoquées par son actualisation. Dans cette optique, les techniciens et les scientifiques qui travaillent à l’élaboration de techniques ne sont pas et ne doivent pas être tenus responsables pour les catastrophes engendrées par les puissances qu’ils produisent; ceux qui ont travaillé sur le développement de l'industrie nucléaire ne sont pas tenus responsables pour les catastrophes que cette industrie, qu’elle soit civile ou militaire, peut provoquer. Personne n’est tenu responsable et personne ne se sent responsable, tellement ces catastrophes semblent éloignées du travail que les techniciens ont accompli. Anders étend ce constat à l’ensemble des travailleurs œuvrant pour une entreprise. À l’image des ouvriers ouvrant au sein de la mégamachine de Mumford, l’homme est devenu un homme « médial », c'est-à-dire dépourvu de toute personnalité individuelle et de tout sens moral pour la tâche qu’il a à accomplir. Insérés dans une structure hiérarchique, les hommes sont déchargés de leurs responsabilités morales.

Le concept de l’homme médial est un concept élaboré par Anders pour qualifier l’homme qui reste aveugle aux finalités de son travail, c’est-à-dire l’homme qui accomplit une tâche technique bien

224 SONOLET, Daglind, Gunther Anders phénoménologue de la technique, p. 70 225 ANDERS, le temps de la fin, p. 9

précise, insérée dans un ensemble d’actions qui le dépasse. C’est l’homme conformiste, celui qui accomplit sa tâche sans la questionner outre mesure, sans porter sur elle de jugement de valeur. Ce qui est moral pour l’homme médial, ce qui est bien pour lui, consiste à accomplir la tâche technique qu’on lui a confiée. Les finalités, les intérêts ou les motifs de l’entreprise technique pour laquelle il travaille ne le regardent pas : « La médialité répond aux exigences de l’univers technique et

commercial qui est le nôtre : par sa collaboration placée sous le signe du conformisme, l’homme s’insère dans un ensemble d’activités dont il n’a pas défini l’objectif et dont les finalités lui échappent. » 226

Qu’elles sont les conséquences de cette médialité ? Elle impose une dichotomie dans la relation entre l’acte et la culpabilité. Il est difficile de rendre un homme coupable lorsque ce dernier n’a qu’une tâche à accomplir dans un ensemble d’opérations bien plus grand que ce que son imagination peut en saisir. Aussi l’homme spécialisé qui a une tâche technique partielle à accomplir n’est pas coupable de l’acte global accompli par l'ordre technique dans lequel il est intégré. Bref, la médialité nous exclut de la possibilité même de nous poser des problèmes de responsabilité morale. On retrouve un exemple type de cette médialité dans la figure d’Eichmann, le célèbre criminel nazi qui, pour sa défense, plaida tout simplement qu’il ne faisait que suivre les ordres. Eichmann est l’exemple type de cet homme médial pour qui la moralité s'arrête à l’accomplissement de la tâche technique qu’on lui a confiée. De plus, comme les machines ont de moins en moins besoin de l’homme pour fonctionner, l’acte tend à devenir un événement dissocié de l'action qui l’a fait naître. Dans cette optique, nul n’a besoin d’être malveillant pour commettre des actes d'une moralité douteuse. L’homme qui appuie sur le bouton d’un panneau militaire larguant une bombe qui fera des centaines de milliers de victimes innocentes n’est pas nécessairement mal intentionné ou mauvais. Il ne fait que son travail et comme les conséquences de son action sont fort éloignées de la simple action qu'il a accomplie il est lui-même moralement et ontologiquement dissocié de ces conséquences qui deviennent elles-mêmes un simple « événement ». Anders tire de ce constat général une loi, qu’il appelle la « loi de l’innocence » ou « loi de l’inversion » qui se formule ainsi : « Plus l’effet est grand, plus petite est la méchanceté

requise pour le produire. » 227 Un exemple simple : violer ou torturer une victime requiert plus de méchanceté que d’appuyer sur un bouton et causer la mort de milliers d’innocents. Appuyer sur un bouton sur le panneau de contrôle d’une usine ou sur un panneau de contrôle militaire, c’est la même « opération » du point de vue de l’opérateur technique. Cependant, les conséquences ne sont pas les mêmes, alors que violer et torturer ne constituent pas des « opérations » qui relèvent de la technique.

226 SONOLET, Daglind, Günther Anders phénoménologue de la technique, p. 92 227 ANDERS, Günther, Le temps de la fin, p. 51

Bref, dans le monde de la technique, inséré de manière hiérarchique dans une mégamachine militaire ou commerciale, l’homme peut commettre des actes immoraux sans être lui-même une personne immorale : « […] L’autonomie de la technique produit ainsi l’amoralisation de l’homme » 228disait Ellul, pour souligner le fait que les finalités du système techniciens ou de l’entreprise en général transcendent la compréhension éthique des travailleurs. L’homme moyen est donc exclu des choses morales et doit le rester.

6.6 L’homme sans monde ou le travail comme