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Chapitre 5 : Ellul ou l’autonomie de la technique

5.4 Conséquences de l’autonomie de la technique sur les autres sphères sociales

5.4.1 L’autonomie de la Technique et la politique

Pour Ellul, non seulement le développement technique échappe à la décision politique, mais il modifierait la dimension politique de plusieurs manières. Premièrement, dans son ascension vers la puissance et dans son expansion planétaire, la technique a mis fin à une guerre qui perdurait en occidents, et en détruisant les protagonistes elle est devenue maître et reine de la destinée humaine. La technique sonne le glas des idéologies. Le technicisme est devenu la seule manière d’appréhender le monde, il est devenu la pensée unique à laquelle il nous faut tous nous plier sous peine d’être étiqueté de rétrograde, de réactionnaire, voire de primitivisme! On n’arrête pas le progrès, voilà la maxime que tout le monde a à la bouche lorsque l’on critique le progrès technique. Si pour Ellul nous ne sommes pas encore totalement entrés dans un monde post-idéologique contrairement à ce qu’affirme Anders. Celui-ci n’est pas loin à l’horizon, car les idéologies semblent vouloir s’effacer sous le poids de la technique et leurs différenciations devenir illusion, car pour ce dernier « la

technique induit un rapprochement des régimes politiques, une réduction du rôle des idéologies : par exemple entre le système soviétique et le système américain. » 150 La technique entraîne donc tranquillement les idéologies vers la mort, du moins vers l’obsolescence. Deuxièmement, l’autonomie de la technique fait en sorte que la décision politique n’a plus d’emprise sur le développement de la technique. Si un état refuse le progrès technique, il est voué à l’échec, car il ne sera pas compétitif sur le plan mondial. De toute manière, comme la technique évolue de manière causale et intrinsèque les politiques n’ont que très peu de pouvoir sur celle-ci. Dans la perspective d’Ellul, c’est l’État qui obéit à la technique et non l’inverse, car, l’État est devenu une gigantesque organisation technique, une puissance technicienne. Dans ces conditions : « […] Il ne peut donc aller que dans le sens de la

croissance, il est strictement conditionné par la technique à prendre que des décisions

d’augmentation de puissance, la sienne et celle du corps social. » 151 De plus, comme l’état est technicisé, les problématiques rencontrées sont des problèmes d’ordre technique plutôt que purement politique et seuls des spécialistes de la question posant problème, donc des experts et des techniciens, peuvent se pencher sur le problème et trouver la solution la plus efficace. Dans cette optique, ce sont les techniciens et les experts qui prennent les vraies décisions et non l’homme politique élu. Bref, dans nos états technicisés ce sont les décisions techniques et non politiques qui l'emportent, car l’impératif technicien de rechercher l’efficacité optimale dans tous les domaines oriente et détermine la politique; « cela veut dire que la souveraineté du peuple ou de ces représentants perd une grande

partie de son pouvoir en faveur de la science et de la technique. » 152 Or, il ne faut pas croire que l’homme politique a laissé place aux techniciens ou aux scientifiques dans le processus de décision, car ce n’est plus l’homme le réel agent du choix ici, c’est la technique. Comme l’affirme Ellul : « Il

n’y a pas de choix entre deux méthodes techniques : l’une s’impose totalement parce que ses résultats se compte, se mesure, se voit et son indiscutable. » 153 Le choix est effectué, a priori, par la technique elle-même, « l’homme n’est plus l’agent du choix ». 154 L’homme n’a que pour fonction d’enregistrer et de déterminer quelle technique est la plus efficace. Nos États n’ont plus d’idéaux, ils n’ont plus de finalité, outre le progrès technique et la croissance économique. L’état n’est plus qu’un appareil de gestion soumis à la technique. Une phrase de Troude-Chastenet résume bien la pensée d’Ellul : « La

société moderne est « technicienne », car créatrice de technique et technicisée, car organisée en vue du développement technique. » 155 Par contre, cette politique technicisée use de techniques de toutes sortes afin que l’homme croie qu’il possède encore le contrôle sur sa destinée. La politique à travers le spectacle médiatique nous donne l’illusion d’une certaine emprise sur le réel.

5.4.1.1 l’illusion politique

Pour Ellul, la politique moderne tend à devenir une illusion, une chimère que l’on alimente pour faire croire aux hommes qu’ils sont libres et qu’ils détiennent entre leurs mains le pouvoir de changer le monde, s’ils en ont la volonté. Or, il n’en est rien. Deux grands phénomènes techniques sont à l’origine de l’illusion politique : la bureaucratisation (dans laquelle nous incluons l’expertise) et la propagande médiatique (politique ou commerciale). En résumé, « les gouvernements s’agitent pour

151 ELLUL, Jacques, Le système technicien, p. 142

152 LATOUCHE, Serge, Jacques Ellul contre le totalitarisme technicien p. 33 153 ELLUL, Jacques, le système technicien, p. 260

154 ELLUL, Jacques, la technique ou l’enjeu du siècle, p. 47 155 TROUDE-CHASTENET, Lire Ellul, p. 33

conserver l’apparence d’une initiative abonnée en réalité aux experts. » 156 La propagande, dans la perspective d’Ellul, est une technique qui sert avant tout à façonner l’opinion publique, à lui donner une certaine orientation, elle sert à pré-orienter notre vision du monde et des choses. Ce qu’on appelle opinion publique dans les médias, ce n’est pas la pensée claire et réfléchie d’un peuple qui sait ce qu’il veut, mais plutôt la pensée confuse, apparente et manipulée de l’homme de masse, de l’homme assis devant l’écran. Or, puisque les politiques gouvernent d’après l’opinion publique, « celui qui crée

l’opinion publique lie par-là l’action du gouvernement et l’oblige à aller dans un certain sens. » 157 Les politiciens gouvernent donc suivant la pensée confuse de l’opinion publique créée par les médias. Selon Ellul, ces dimensions nécessaires de la démocratie moderne sont en constante interaction et se déterminent réciproquement : « L’homme politique agit dans l’univers d’images et d’opinions, mais

il peut aussi créer ces images et les modifier par ses moyens d’information et de propagande, inversement, l’opinion se forme dans cet univers, détermine le politique qui ne peut gouverner qu’en fonction d’elle. »158 Ce qui provoque, selon Ellul, une paralysie totale de la politique, car, même si

ces deux dimensions de la démocratie moderne sont en combat constant, nul n’a de réel pouvoir dans cet univers médiatique : « C’est dans ces termes et par rapport à cet univers d’images que se

développe l’illusion politique, illusion de ceux qui croient aujourd’hui modifier la réalité même par l’exercice du pouvoir politique. Illusion identique, mais inverse de ceux qui croient pouvoir maîtriser et contrôler l’état par la voie d’une participation politique. » 159 Aussi, il n’y a plus de liberté

politique possible pour l’homme, car l’action politique, ce jeu illusoire entre opinion publique et pouvoir politique, se joue dans ce qu’Ellul a appelé l’éphémère alors que tous les enjeux importants se jouent au niveau du nécessaire. 160 Bref, sous un ordre technicien, l’homme perd sa liberté politique, c’est-à-dire la liberté de choisir lui-même sa destinée. La liberté de choisir dans quel monde il veut réellement vivre.