• Aucun résultat trouvé

L'ordre technologique ou le non-monde de la servitude : la critique philosophique de la technique au 20e siècle

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "L'ordre technologique ou le non-monde de la servitude : la critique philosophique de la technique au 20e siècle"

Copied!
110
0
0

Texte intégral

(1)

L'ordre technologique ou le non-monde de la servitude La critique philosophique de la technique au 20e siècle

Mémoire

Dominic Richard

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A)

Québec, Canada

(2)

L'ordre technologique ou le non-monde de la servitude. La critique philosophique de la technique au 20e siècle

Mémoire

Dominic Richard

Sous la direction de : Olivier Clain, directeur de recherche

(3)

Résumé

S'il existe une différence fondamentale entre l’espèce humaine et les autres, elle réside sans doute dans la capacité de la première à « faire monde ». Cette capacité repose sur le fait que l'homme est un « animal symbolique ». La symbolisation lui confère une liberté, une aptitude à l’innovation et une inventivité sans commune mesure avec celles que manifestent les autres espèces. La construction d’un monde, qui mêle ainsi disposition à l’innovation technique et inventivité culturelle, est au fondement de l'historialité. L’histoire, en particulier au 20e siècle, a été marquée par le développement sans précédent de la technique et par le fait que l’innovation technique repose de plus en plus sur les savoirs scientifiques. Or si l’on en croit certains penseurs, dont Heidegger, Ellul, Mumford ou Anders, la mutation de la technique en technologie, son organisation en système et l’autonomisation rapide dudit système de toute régulation politique et éthique mettent en péril la liberté, individuelle et collective, créatrice de culture et d’histoire. Autrement dit, franchi un certain seuil du développement de la technique, la liberté donnée avec la disposition à l’innovation et l’invention se serait retournée contre elle-même. L’ordre technique, qui pour Heidegger est un « non-monde », serait ainsi devenu un lieu d’asservissement. Cette thèse commune aux penseurs critiques de la modernité technique, doit- elle être considérée comme définitive? L'homme est-il vraiment en train de perdre sa liberté au détriment de la machine devenue la mesure et le maître de toute chose? Voilà la question que tente de réfléchir cette étude.

(4)

Table des matières

Résumé ... iii

INTRODUCTION ... 1

Première partie ... 7

Le monde comme produit de la technicité humaine ... 7

Chapitre 1 La technique : une dimension essentielle du rapport de l’animal à son milieu ... 8

1.1 Le monde, l’homme et l’animalité ... 8

1.2 Le mythe de Prométhée ... 9

1.3 L’indétermination du produire-technique ... 11

1.3.1 Le phénotype étendu ... 12

1.4 Fonction technique et fonction biologique ... 14

1.4.1 Similitude entre fonction biologique et fonction technique ... 15

1.4.2 Évolution biologique et évolution technique ... 15

Chapitre 2 : Le monde comme ustensilité ... 19

2.1 L’étant comme util ... 19

2.2 Les réseaux de renvois ... 20

2.2.1 La niche existentielle : l’appropriation et l’usage... 21

2.2.2 La dialectique de la transparence ... 22

2.2.3 Une ouverture de possibilités ... 23

2.3 La technicité comme fondement d’une liberté ontologique ... 24

2.3 L’essence de la technique ... 25

2.4.1 Le voir primordial comme condition a priori de la technicité humaine ... 25

2.3.2 La technique comme dévoilement de l'être ... 26

2.3.5 Une mainmise sur le tout de l'étant ... 28

Chapitre 3 : Mondéité et historicité ... 31

3.1 Qu'est-ce que l'homme? ... 31

3.2 Les mondes préhistoriquess : sortir de l’animalité pour gagner en liberté ... 33

3.3 La révolution néolithique ... 36

3.4 La naissance des mondes civilisationnels et le déphasage de la magie ... 37

3.5 Deux types de mondes distincts dès l’aube de la civilisation ... 40

3.6 Le progrès technique en pleine expansion : la modernité ... 42

3.6.1 La méthode scientifique et le nouvel ordre symbolique ... 42

3.6.1.1 L'homme des mondes éotechniques ... 44

3.6.2 La civilisation industrielle ou la technique au service de l’exploitation de l’homme et de la

nature ... 45

3.6.3 Une exploitation bienveillante ... 46

3.7 Qu’est-ce que l’histoire? ... 47

Conclusion : la technique comme destin de l’homme ... 49

DEUXIÈME PARTIE : ... 51

LES CRITIQUES PHILOSOPHIQUES DE LA TECHNIQUE MODERNE ... 51

Chapitre 4: Heidegger ou la technique comme accomplissement de la métaphysique ... 52

4.1 La technologie comme intentionnalité erronée ... 52

4.2 La technologie en tant que métaphysique accomplie ... 54

4.2.1 Platon et le projet de la métaphysique ... 54

4.2.2 La métaphysique comme structure du réel : Hegel ... 55

4.3 L’homme de la métaphysique effective ... 56

Chapitre 5 : Ellul ou l’autonomie de la technique ... 58

(5)

5.2 Le système technicien ... 59

5.3 L’autonomie de la technique ... 61

5.4 Conséquences de l’autonomie de la technique sur les autres sphères sociales ... 63

5.4.1 L’autonomie de la Technique et la politique ... 63

5.4.1.1 L’illusion politique ... 65

5.4.2 Autonomie de la technique et économie ... 66

5.4.3 Autonomie de la technique et éthique ... 69

5.4.3.1 L’exemple de la bioéthique ... 69

5.5 Une liberté de matelot ... 70

5.6 La conscience technicienne ... 71

5.7 L’homme intégré ou l’impossible symbolisation ... 72

Chapitre 6 : Anders et le décalage prométhéen ... 75

6.1 L’aliénation technicienne... 75

6.2 L’appareil universel : Le devenir machine du monde, le devenir monde des machines ... 76

6.3 Des êtres-tous-juste-encore ... 78

6.4 Une a-synchronicité entre l’homme et le monde qu’il produit ... 79

6.5 Le défaut moral à l’âge des hautes technologies : l’homme médial ... 81

6.6 L’homme sans monde ou le travail comme collaboration ... 83

6.7 L’obsolescence de la liberté du jugé ... 85

6.8 L’homme de masse : un idéaliste servile ... 86

Conclusion: En route vers une nouvelle forme de totalitarisme?... 89

CONCLUSION... 92

Annexe 1 ... 99

(6)

INTRODUCTION

L’historien britannique Eric Hobsbawm avait choisi d’entamer sa longue histoire du court 20e siècle par un premier chapitre dans lequel il réservait une place de choix à l’analyse des caractéristiques nouvelles des guerres du dernier siècle1. Elles ont non seulement été particulièrement meurtrières, nous expliquait-il, mais elles ont étendu leur emprise sur la vie collective de façon inédite. Plongeant ses racines dans les rivalités impériales du 19e siècle, celle de 1914-1918 fut non seulement authentiquement mondiale, mais dura bien plus longtemps qu’il n’y paraît. Pour Hobsbawm, elle ne prit pas vraiment fin avec le Traité de Versailles, qui ne fit que permettre à chacun des États belligérants de se lancer dans une course encore plus folle à l’armement, pour reprendre les hostilités dès qu’il l’estimerait possible. Bref, ce qu’on appelle communément la Seconde Guerre mondiale ne fut pour lui que la continuation et l’aboutissement de la première. C’est une des thèses centrales du célèbre historien britannique : les deux guerres, dites mondiales, n’en font qu’une et, en gros, elle a occupé toute la première moitié du 20e siècle. Sa deuxième thèse centrale est que cette omniprésente préoccupation pour la guerre a fait apparaître une nouvelle forme de conflit, à savoir la « guerre totale ». Cette dernière suppose la mobilisation de toutes les dimensions de la vie collective au service de la conduite de la guerre. Pour Hobsbawm, cela signifiait que les dimensions économiques, culturelles, politiques et scientifiques de la vie collective avaient été mises au service de l’accroissement de la puissance militaire et que l’expression de celle-ci culmina avec la production de la bombe atomique et son explosion à Hiroshima et Nagasaki. La guerre totale a encore abondamment usé des exterminations de masse et il n’était pas question pour l’historien de diminuer la portée de ces meurtres de masse. Mais, à ses yeux, la guerre totale avait d’abord été l’occasion d’une formidable subordination des efforts collectifs au développement de la technologie militaire.

La seconde moitié du 20e siècle a vu se déployer un autre conflit chronique, qu’on a appelé la « guerre froide ». Or là encore, dans le cadre de la rivalité entre les deux blocs, la compétition technologique fut centrale, même si cette fois elle a d’abord revêtu un sens économique. Selon Hobsbawm, l'accélération qui s'est opérée dans le développement des hautes technologies est en grande partie due aux efforts de guerre qui ont maintenu en haleine les adversaires des deux blocs. Somme toute, « […]

War or the preparation for war has been a major device for accelerating technical progress by « carrying » the development costs of technological innovations […]. » 2 Sans cette longue période

1 Eric Hobsbawm, The short twentieth century (1914-1991), Abacus, 1995 2 Ibid. p.48

(7)

d'extrême tension idéologique et géopolitique, nous dit-il, les innovations techniques et les découvertes scientifiques qui ont marqué ce siècle se seraient sans doute concrétisées, mais seulement « [...] more slowly and hesitantly. » 3 La guerre et la préparation à la guerre ont ainsi servi de moteur au progrès technique tout au long du dernier siècle. On doit ajouter maintenant : elles ont aussi servi de moteur au progrès scientifique. Elles ont poussé à la transformation de l’esprit scientifique, de plus en plus tourné vers l’intégration de la recherche scientifique à la recherche technologique, dans l’industrie de l’armement d’abord, mais bientôt dans tous les autres domaines de recherche. Le dernier siècle a ainsi été une période de découvertes scientifiques exceptionnelles et, en même temps, de transformation profonde de l’esprit scientifique. À vrai dire, aucune discipline scientifique ne sera véritablement épargnée par une succession d'innovations dont le rythme était jusqu’ici inconnu. Or ce qui est le plus inédit au dernier siècle, c’est le développement technique fondé sur la science et les découvertes scientifiques. Le développement sans précédent des moyens de transport et de communication, le développement de nouvelles formes d'énergie et de l’ingénierie, les progrès dans le domaine sanitaire, la conquête des airs et de l'espace, le séquençage du génome, sans oublier les avancées remarquables faites en médecine et en chimie, avec la première greffe d'organes et la découverte d'une panoplie de molécules pouvant soulager plusieurs maladies, tout cela a été rendu possible par les progrès de la science. Désormais la majeure partie des innovations techniques reposent sur les progrès de la science et la science elle-même paraît avoir pour vocation de servir le progrès technique.

Le 20e siècle a ainsi été le siècle de la transition de la technique à la technologie et de la science à la technoscience en même temps qu’il a été celui de la guerre mondiale et de la guerre totale. D'un côté, nous avons assisté à un progrès technoscientifique inouï; de l’autre, à plusieurs occasions, on a pu croire à une régression morale de l'humanité. Cette période, à la fois trouble et remarquable, deviendra ainsi le point de départ d'une véritable remise en question des fondements et aboutissements de notre civilisation « technologique ». Si la plupart des penseurs critiques avaient, après Marx, le regard tourné vers le capitalisme en plein essor pour expliquer les malheurs qui frappent encore l'homme moderne, c'est maintenant vers la technique que certains se tourneront pour expliquer l'aliénation. Ainsi, des penseurs de tous les horizons tenteront de démontrer qu'une poursuite du progrès technoscientifique est incompatible avec l'épanouissement de la vie, le maintien des écosystèmes et la survie des sociétés humaines. Certains iront même plus loin en affirmant haut et fort que la technologie est incompatible avec la liberté humaine, et que, du même coup, c'est précisément elle qui est à l'origine des malheurs qui ont frappé le 20e siècle. Parmi les auteurs qui ont défendu une

(8)

telle idée, certains auront une influence considérable dans les milieux intellectuels, notamment en philosophie et en sciences humaines. Nous nous attarderons en particulier à trois d'entre eux : Martin Heidegger, Jacques Ellul et Günther Anders. Dans une moindre mesure, nous nous intéresserons aussi à un quatrième, Lewis Mumford. Pourquoi avons-nous choisi ces auteurs? Chacun à sa manière, ils nous proposent un même diagnostic fondamental. Ils développent des idées et des concepts allant dans le même sens et endossent la même vision pessimiste de la technologie, vision qui se cristallisera chez certains en véritable techno-phobie. Par exemple, on se souvient que le terroriste écologiste américain Unabomber avait été notamment influencé par les écrits de Jacques Ellul qui furent introduits aux États-Unis sous l'impulsion d'Aldous Huxley, le célèbre auteur du Meilleur des Mondes. Bref, pour ces auteurs, la technique finira tôt ou tard par engloutir la nature et les hommes qui y habitent. Et si cela est devenu possible, c'est parce que l'homme a perdu la maîtrise de celle-ci, qui poursuit désormais sa propre course. De leur point de vue, c'est l’autonomisation du développement de la technique de toute régulation politique ou éthique qui est la source véritable des drames qui ont frappé le 20e siècle et qui sera à l’origine de ceux qui inéluctablement frapperont ultérieurement.

La présente étude se donne pour tâche de rappeler et d’analyser les principales thèses proposées par ces auteurs. Sans entrer dans une analyse comparative systématique, nous verrons justement en quoi on peut dire qu’ils endossent une vision semblable de la technique moderne, de la civilisation technologique et de l'homme qui y habite. Nous verrons aussi que pour eux, la technique a changé de nature. De simple médiation dans le rapport de l’homme à la nature, toujours locale et particularisée, elle est devenue une entité systémique, dont l’autonomie pose problème. La thèse centrale que tous défendent en fait, est qu’elle constitue désormais un nouveau milieu pour l'homme qui se matérialise sous la forme d'un « ordre technologique ». Qu'on le nomme « Arraisonnement » ou « Gestell » (Heidegger), « système technicien » (Ellul), « Megamachine » (Mumford) ou encore « Appareil universel » (Anders), il semblerait que l’ordre autosuffisant de la technique détermine dorénavant plusieurs dimensions fondamentales de notre existence, à un point tel qu’on peut dire que l’ordre en question dirige notre action dans « le monde ». Bien plus, « le monde » lui-même serait précisément mis en péril par notre soumission collective à cet ordre. Peut-être, est-il même sur le point de transformer l'humanité en « quelque chose » d'obsolète. Car, pour ces penseurs, l’homme est devenu étranger à son monde : cet ordre dans lequel nous vivons serait en réalité un « non-monde ». Fruit du progrès technologique, ce « non-monde » supposerait une rupture si radicale avec le passé, qu'il mettrait fin à l’histoire : l'ère historique aurait laissé sa place à l'ère technologique. Nous serions donc sur le seuil d'une civilisation totalement nouvelle, mais aussi, parallèlement, au seuil d'un totalitarisme inédit. Car pour la pensée critique de la modernité technique, se dessine la possibilité que, dorénavant, tous les aspects de la vie soient soumis à un nouveau type d’injonction émanant de l’ordre

(9)

technologique, qui en raison du son universalisation, se cristallisera tôt ou tard en une nouvelle forme de totalitarisme qui pourrait dominer pour la première fois partout sur la planète.

L’« homme » est-il réellement en train de perdre sa liberté au détriment de la machine? C’est la question que nous tenterons de laisser ouverte tout au long de ce mémoire. Mais d'abord, afin de bien apprécier la critique de ces auteurs, nous devons tenter d’analyser les notions de « monde », d’« humanité » et de « technique ». C'est pourquoi une première partie sera consacrée à définir ces concepts afin de mieux comprendre le lien qui les unit. Pour ce faire, dans un premier temps, nous tenterons de définir ce qu'est la technique, notamment en comparant la technique humaine et celle qui est à l’œuvre chez les autres espèces. Les hommes ont, de tout temps et partout, su produire des techniques pour utiliser et modifier le monde qui les entoure. La technique est donc présente partout où il y a des hommes. « On pourrait trouver des sociétés humaines sans institution juridique ou

politique, mais pas des sociétés humaines sans technique. » 4 Pour le philosophe des techniques Jean-Yves Gouffi, la production de la technique « est l’activité première de l’homme. » 5 Elle est au cœur même de son humanisation, humanisation qui s’est concrétisée bien avant l’avènement de la science telle qu’on la connaît. La science qui est à l’origine de bien des appareils technologiques que nous utilisons dans notre quotidien n’est pas à l’origine de la technique, car on retrouve des artefacts techniques ou symboliques vieux de dix mille ans. D'entrée de jeu nous introduirons ici une distinction terminologique que la plupart des auteurs anglo-saxons ne font pas : nous parlerons de « techniques » pour désigner les techniques des sociétés traditionnelles et éventuellement les techniques de toutes les époques de l’histoire de l’humanité et celles développées par les différentes espèces, mais nous réserverons le terme de « technologie » pour parler des techniques issues du seul développement de la science.

Toute la première partie du mémoire est consacrée à l’élucidation de la nature de la technique. Or, comme nous le verrons, la technique n’est pas le seul fait de l’homme, car elle est au cœur même de l’agir qui caractérise le vivant en général. Non seulement faut-il dire que plusieurs espèces vivantes ont un authentique rapport technique au monde, via les fonctions biologiques qui les caractérisent, et disposent aussi bien d’une capacité à améliorer d’une certaine manière les techniques reçues par apprentissage, mais tout organisme met en acte une certaine techné. La technique est donc avant tout une dimension fondamentale de l’agir en général. Nous nommerons cette dimension l’« agir-technique ». En plus de cet agir-agir-technique commun à plusieurs espèces, l’homme possède la capacité d’abstraire cette dimension de son actualisation immédiate et de la modifier consciemment, ce qui

4 GOUFFI, Jean-Yves, La philosophie de la technique, p. 15 5 Ibid., p.20

(10)

donnera lieu à ce que nous nommerons le « technique ». On pourrait définir le produire-technique comme étant la capacité pour l'homme de produire consciemment des fonctions artificielles qui transcendent ses limites biologiques apparentes et de modifier constamment les techniques dont il dispose déjà. Afin d'élaborer ces concepts, nous allons examiner de plus près ce que sont l'humanité et l'animalité, ainsi que la nature du lien qu'elles entretiennent avec l'ordre naturel. Ensuite, afin d'approfondir notre compréhension du produire-technique, nous nous attarderons à cerner la nature du monde entrouvert par celui-ci. Cela nous permettra de mieux comprendre son rôle dans le processus de « production d’un monde », ce qu’après d’autres, nous appellerons l’advenir de « la mondéité ». Nous verrons ainsi comment le développement de la technique a joué un rôle de premier plan dans le processus d'actualisation qui mit en œuvre l'histoire. Nous soutiendrons que le développement de la technique a joué un rôle plus important que la production symbolique dans la production de l’histoire. Comme la technique n'est pas un phénomène neutre, elle peut amener les hommes à modifier leurs mœurs, leurs manières de penser et surtout, elle modifie le milieu dans lequel ils évoluent. Nous pouvons notamment répertorier trois grandes révolutions techniques qui ont modifié considérablement les modes de vie antérieurs : la révolution du feu, la révolution néolithique et la révolution industrielle. 6

La seconde partie de notre étude sera consacrée à la critique de la technologie, en commençant par celle qui a sans doute eu le plus de répercussions, à savoir la critique heideggérienne. Pour Heidegger, la technique proprement contemporaine, ce que nous appelons la technologie, qui s’appuie sur la science actuelle, et les techniques « anciennes », partagent le fait de rassembler des moyens en vue de réaliser une fin. Mais elles diffèrent aussi bien puisque la technique, celle qu’il appelle « moderne », accomplit la métaphysique occidentale telle qu’elle s’est développée depuis Platon. « De nos jours la

métaphysique arrive à sa domination absolue » 7 , nous dit Heidegger. Pour lui, l’homme du Gestell n'est pas libre, car il est soumis à cette métaphysique qui le commet à détruire l’étant et le monde. Il s’agira donc d’abord pour nous d’éclairer le lien entre technique et métaphysique. Nous verrons que l'on retrouve aussi un tel lien dans la pensée d’Ellul. Dans le chapitre consacré à Ellul, nous examinerons comment nous sommes selon lui devenus des « esclaves techniques ».8 Non seulement l'homme ne serait plus libre de pouvoir choisir sa destinée en raison du principe d'autonomisation qui gouverne le devenir de la technologie et qui condamnerait l'homme à n'avoir désormais aucune

6 On remarquera que c’est seulement dans la période qui précède la Révolution française, à savoir au milieu du

18e siècle, avec la révolution industrielle, qu’on assiste au commencement de « l’autonomisation » de la sphère

technique, autonomisation qui demeurera toujours partielle mais qui renvoie d’abord à l’apparition d’une cumulativité du savoir technique.

7 HEIDEGGER, Martin, Dépassement de la métaphysique, dans Essais et conférences, p. 81 8 ELLUL, Jacques, La technique ou l’enjeu du siècle, p.107

(11)

maîtrise sur son avenir, mais il le contraindrait encore à n'avoir aucun recul sur son milieu : l'homme serait donc dans l'impossibilité de symboliser son monde et par le fait même, dans l'impossibilité de se faire libre. Anders suit un peu le même raisonnement que Jacques Ellul dans sa critique de la modernité technicienne. Par exemple, il nous dit : « Le sujet de la liberté et celui de la soumission se

sont intervertis : les choses sont libres, c’est l’homme qui ne l’est pas. » 9 Par contre, contrairement à Ellul, il est plus soucieux de conceptualiser cet homme nouveau, produit de l'appareil universel, que l'appareil universel lui-même. Il attire aussi notre attention sur les médias de masse qui, selon lui, servent à nous intégrer dans l'appareil universel et à nous faire accepter la fulgurante ascension des machines10.

Dans toute cette seconde partie, l’essentiel de notre propos concernera donc la thèse selon laquelle la technologie s’oppose au libre arbitre, notamment en raison de son principe d'autonomisation. Nous tenterons à la fois de suivre, autant qu’il est possible, les critiques du développement technologique desdits auteurs, et de cerner les limites éventuelles de ces critiques. Nous examinerons ainsi la tendance à ramener tous les problèmes contemporains qu’affronte l’humanité à ceux que pose la technologie. Nous discuterons notamment du fait que l’avancement technologique ouvre possiblement à l’homme de nouvelles opportunités qui, sans être purement et simplement assimilables à des « espaces de liberté », n’en sont pas moins des lieux possibles de construction de soi et de communautés. De nouveaux espaces de mise en commun de l’expérience sont, soit rendus effectifs, soit du moins posés en puissance, grâce à la démocratisation de l’informatique, d’internet, des réseaux sociaux et de l’accès à l'information en général. L’ère de l’information pose peut-être les prémisses d’une humanité, sinon libérée, du moins « moins aliénée ». Cette possibilité semble maintenant ouverte par la technologie elle-même. L’avancement technologique lui-même a donc peut-être rendu obsolètes certaines des thèses de nos auteurs.

9 ANDERS, Günther, L'obsolescence de l’homme, Tome 1, p. 50 10 ANDERS, Günther, L'obsolescence de l'homme, Tome 2, p. 118

(12)

Première partie

(13)

Chapitre 1 La technique : une dimension essentielle du

rapport de l’animal à son milieu

1.1 Le monde, l’homme et l’animalité

Le monde n’est sans doute pas une chose donnée et, surtout, une même chose donnée à tous. Il n’est pas le même pour toutes les espèces qui peuplent la terre. Seul l’homme semble posséder une vision d’ensemble des choses qui l’entourent et, si l’on en croit Heidegger, c’est cette appréhension d’une totalité sur le fond de laquelle se découpe la consistance de chacun des étants, qui fait qu’il y a monde pour lui et seulement pour lui. Pour Heidegger, de ce fait, l’homme et l’animal ne partagent pas le même monde. À vrai dire, à ses yeux, le « monde » lui-même n'existe comme « monde » que pour l’homme, car « le monde est la manifestation de l’étant en tant que tel et en entier »11, et seul l’homme semble avoir la capacité de s’ouvrir à l’étant dans sa totalité. Cette disposition à s’ouvrir à l’étant en sa totalité est en même temps disposition à s’ouvrir à lui en tant qu’étant : « Il appartient précisément

à l’essence même de l’animalité de ne pouvoir en aucune manière s’ouvrir à l’étant comme tel et s’impliquer en lui. »12 Le monde n’est donc pas formé d'un simple espace tridimensionnel dans lequel évolueraient toutes les espèces. Il s’en suit qu’il n’existe pas de monde unique pouvant être perçu par tous les vivants :

Il apparaît non seulement qu’il n’y a pas de monde unique déjà là pour les espèces vivantes, mais qu’il n’y a pas du tout de monde pour elles, seulement une infinie variété de milieux environnants clos sur eux-mêmes et tous différents. Et ces milieux se superposent et s’enchevêtrent les uns avec les autres sans se rencontrer dans la mesure où un même « lieu » peut en abriter une multitude et prendre ainsi à chaque fois un « sens » totalement différent. Chaque espèce animale a ainsi sa manière bien à elle de s’ouvrir à l’étant, de le percevoir au moyen des organes des sens, et de le prendre en vue en fonction de ses intérêts vitaux. Cependant dans cette extraordinaire variété de perspectives ouvertes sur l’étant, jamais celui-ci n’est pris en vue sous l’angle de son « être-étant », c’est-à-dire comme tel. 13

Seul l’homme, saisi phénoménologiquement comme lieu de manifestation de la question de l’être, c’est-à-dire le Dasein, possède une ouverture au monde lui permettant d’appréhender l’étant dans sa totalité. Nous verrons qu’en raison de cette transcendance, le Dasein devient le producteur de son propre monde via la technique. Pour ce qui est de l’animalité, elle se développe plutôt elle-même dans un environnement clos. L'animal vit dans l’immanence de son agir-technique : « la tâche vitale de

11 HEIDEGGER, Martin, Les concepts fondamentaux de la métaphysique, p. 479-48O 12 BALAZUT, Joël, L’homme, l’animal et la question du monde chez Heidegger, p. 16 13 Ibid., p.16

(14)

l’animal consiste à utiliser les porteurs de signification conformément à son propre plan d’organisation. »14 Pour Heidegger, l'animalité est prisonnière de l'immanence. C'est l'emprise des pulsions qui détourne chaque animal d'un agir sur la technique elle-même.

L’animal, quant à lui, entretient avec l’étant un rapport qui consiste, précisément, à ne pas s’ouvrir à lui comme tel, mais bien à l’« écarter » en tant que simple désinhibiteur. C’est dans la mesure même où il est exclusivement voué à l’emprise pulsionnelle qui l’accapare entièrement et qui le pousse ainsi irrésistiblement vers l’étant afin de l’« écarter » — par exemple en le détruisant ou en le consommant – que l’animal ne peut jamais se mettre en regard de celui-ci et le prendre en vue comme tel en son altérité retenue en elle-même. C’est pourquoi, jamais l’animal n’est ouvert aux choses comme telles. 15

Cette première distinction entre l’humanité et l’animalité, sans doute moins tranchée dans le réel qu’elle ne l’est pour Heidegger, est importante. Car la technique de l’homme et celle de l’animal ne se concrétiseront pas de la même manière suivant leur propre rapport à la nature. Pour le premier, caractérisée par une certaine transcendance vis à vis de la nature, la technique sera ouverte et indéterminée alors que pour l’autre, prisonnier de l’immanence, elle sera plutôt fermée et déterminée. On retrouve d’ores et déjà des traces de cette distinction dans l’une des premières réflexions consacrées à la technique, à savoir le mythe de Prométhée. Pour ces raisons, nous allons nous y attarder quelque peu.

1.2 Le mythe de Prométhée

Les premières réflexions sur la technique sont apparues bien avant la philosophie. C’est dans la mythologie, en effet, que l’on retrouve les premières traces de l’interrogation de l’homme sur la technique et en particulier dans le mythe de Prométhée. Ce mythe nous est rapporté dans les Théogonies d’Hésiode, mais aussi dans le Protagoras de Platon [320c-322d]. Le mythe témoigne de la création des êtres mortels par les dieux. En voici un bref résumé. Pour donner suite au façonnage de la race des mortels, qu’ils forgèrent à partir des quatre éléments primordiaux que sont la terre, l’air l’eau et le feu, les dieux devaient procéder à la distribution de différentes qualités nécessaires à leur survie et à leur prolifération. Cette tâche fut prescrite à Prométhée et son frère Épiméthée, deux titans. Ce dernier demanda à son frère de le laisser faire seul la répartition des diverses qualités disponibles. Il dispensa donc des plumes et des griffes pour les uns, afin qu’ils puissent fuir ou combattre le danger,

14 Von UEXKULL, Jacob, La théorie de la signification in Mondes animaux et monde humain, Paris, Denoël,

p. 106

(15)

des fourrures ou des carapaces à d’autres, afin que cela leur serve de protection ou de couverture en cas de mauvais temps. C’est ainsi qu’il distribua aux différentes espèces animales qui peupleront la terre, les organes spécialisés dans l’accomplissement de fonctions nécessaires à leurs survies. Or, comme Épiméthée n’était pas avisé, comme il était celui des deux frères qui réfléchit seulement après coup, il ne se rendit pas compte qu’il avait omis de distribuer des qualités à la race des mortels dotés de raison, c’est-à-dire celle des hommes. C’est ainsi que l’homme se retrouva nu, sans aucune « arme » pour se défendre des intempéries de la nature, ni des animaux qui la peuplent. Suite à cette grossière erreur, Épiméthée ne savait que faire. Et, pourtant, le jour où l’homme devait s’élever sur la terre était arrivé. Poussé par l’embarras, Prométhée vola « à Héphaïos et à Athêna le génie créateur

des arts en dérobant le feu », 16 car sans celui-ci il est « impossible d’acquérir et d’utiliser le génie

nécessaire à la pratique des arts. » 17 Pour réparer son erreur, Prométhée donna ainsi aux hommes le feu, leur permettant l'actualisation de l’art. Puisqu’il leur donne le feu avant même qu’ils ne viennent vraiment à l’être, il peut représenter ou symboliser une sorte de connaissance préthéorique a priori permettant aux hommes de développer l’art. Qu’est-ce que l’art? L’artiste, chez les Grecs, c’est celui qui travaille de ses mains, celui qui manie un outil, bref celui qui produit. Ce que Prométhée donne ainsi aux hommes, c’est donc le produire-technique. La production, ainsi que l’action efficace qui la caractérise, sont appelées « techné », mot à l’origine du mot « technique » que nous utilisons aujourd’hui. C’est aussi une technique particulière que Prométhée offre à l’homme lorsqu’il lui offre le feu, car celui-ci « n’est incontestablement pas une donnée naturelle de notre existence, c’est un

artefact technologique, produit et entretenu par une technique spécifiquement humaine. »18 Le feu peut donc représenter ici, une connaissance a priori, c’est-à-dire une condition de possibilité permettant l’actualisation de l’art et, d’un autre côté, il peut représenter aussi, par analogie, l’artefact technique en tant que tel. C'est pourquoi cette technique diffère fondamentalement de celles offertes aux autres espèces. Certes, il existe une certaine forme de produire chez les animaux, mais leur production ne dépasse pas les limites de leurs fonctions biologiques. Cette production est une émanation de leur agir-technique par laquelle ils se reproduisent eux-mêmes et non une production technique à proprement parler, puisque la production dont nous parlons transcende les simples fonctions biologiques. Et pour qu’il y ait production à proprement parler, suivant les mots d’Aristote, on doit pouvoir rencontrer en elle une volonté accompagnée de raison.

Pour Aristote, la production animale ressemble plutôt à une forme de développement, fruit de l'instinct : « L'instinct est une certaine faculté de construire comme si c’était un développement,

16 PLATON, Protagoras, [321d] 17 Ibid.

(16)

comme si c’était une manière de croître chez le végétal. » 19 Il n'y aurait donc pas de production authentique chez l’animal, mais plutôt un développement instinctuel. Pour Aristote, encore, la techné n’est pas le lieu de l’agir, mais bien celui de la production. Il la définit comme un « état accompagné

de raison vraie qui porte à la production »20 d’un étant artificiel. Il existe ainsi aux yeux du stagirite une différence entre les étants naturels et les étants artificiels. Les premiers sont tels que leur existence est le plus souvent soumise à la nécessité, alors que l’existence des seconds, relève toujours de la contingence. Le domaine de l’action pour sa part relève de la sagacité ou encore de la « prudence » (phronesis) qu’Aristote distingue de l’intelligence. Dans son texte intitulé « Les parties des animaux », Aristote mentionne que la technique, dont on vient de dire qu’elle concerne pour lui la production, est liée à l’intelligence. L’homme, dit-il, « a des mains parce qu’il est le plus intelligent. »21 Il ajoute :

« La main semble n’être non pas un outil, mais plusieurs. »22 Pour lui, la main est l’outil des outils, car elle peut accomplir une multitude de tâches suivant l’objet qu’elle empoigne. Contrairement aux organes des autres espèces animales, la main humaine a une fonction indéterminée. Rappelons que pour « Aristote […] c'est le caractère indéterminé de la main qui constitue l’homme comme animal

technicien ». 23 S’il en est ainsi dans la vision aristotélicienne, c’est que la main peut accomplir plusieurs fonctions. Quoi qu’il en soit, on touche ici à une différence fondamentale entre la technique de l’homme et celle de l’animal donnée par l’organisation corporelle elle-même.

1.3 L’indétermination du produire-technique

Bien que pour certains il n’existe pas de différence fondamentale entre l’homme et l’animal, mais plutôt des différences de degrés, il n’en demeure pas moins qu’il existe une différence essentielle en lien avec la technique, différence dont témoigne le mythe : alors qu’Épiméthée offre aux êtres déraisonnables, des griffes, des plumes, des ailes, bref des organes qui remplissent des fonctions bien déterminées, afin de réaliser des actions bien précises, Prométhée offre à l’homme nu le feu nécessaire à l’actualisation de l'art de produire, qualité d'une tout autre nature, puisqu’elle ouvre à une production d’artefacts divers et qu’elle laisse cette même production indéterminée au moment où seul le feu existe. D’aucuns, sur cette base, pourraient affirmer que les techniques ne sont que le seul fait de l’homme, que les animaux et les insectes n’usent point de technique pour subvenir à leurs besoins.

19 SIMONDON, Gilbert, Deux leçons sur l'animal et l'homme, p.48 20 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, VI, 1440a 5 -10

21 ARISTOTE, Les parties des animaux, section 10, 687b 22 ARISTOTE, Les parties des animaux, section 10, 687b 23 GOUFFI, Jean Yves, Philosophie de la technique, p. 36

(17)

C’est peut-être ce qu’affirmerait Ellul puisque pour lui « la technique est le souci des hommes de

maîtriser les choses par la raison »24. Mais nier les techniques animales ne va pas non plus sans objection. Il est préférable d’opposer la fixité des techniques animales à l’indétermination du produire technique des hommes. Quoi qu'il en soit, dans le mythe, lorsqu’Épiméthée distribue les différents organes et qualités aux animaux, lorsqu’il leur offre les moyens de survivre, c’est la capacité d’agir techniquement dans leur milieu qu'il leur offre. Plus fondamentalement, il leur attribue des organes remplissant des fonctions biologiques déterminées. L’aile d’un oiseau ou les griffes d’un chat ont des fonctions propres ou dérivées, et la fonction est aussi l’une des caractéristiques centrales des objets techniques. Que ce soit pour permettre aux hommes de chasser le gros gibier, de couper du papier ou simplement de se déplacer, chaque objet technique qu’il façonne possède sa propre fonction et lui permet ainsi d’accomplir une tâche bien précise. Mais le produire de ces objets, lui demeure ouvert et connaît son propre devenir traversé, par une contingence relative.

Ce que nous dit le mythe, c’est encore que c’est son propre être que l’animal développe par son agir-technique et que sa « production » est déterminée a priori par sa constitution biologique. Aujourd’hui on dirait que cette constitution est présente via l’expression de ses gènes. Mais le mythe se contente de poser la constitution comme une donnée de fait. Les techniques animales et les fonctions qu’elles déploient, d’une manière pré-orientée, suivent certaines lois que les animaux ne peuvent transgresser. Si l’abeille construit une ruche et le castor un barrage, c’est qu’ils sont constitués biologiquement pour agir de cette manière. Un barrage de castors sera toujours construit de la même manière, suivant le même plan. Certes, comparés les uns avec les autres, les barrages différeront quelque peu. Mais ils le feront pour la simple raison qu’ils doivent à chaque fois se conformer à un milieu particulier. Le résultat de cet agir-technique animal, selon certains biologistes et, en particulier Richard Dawkins, a un statut ontologique peu commun dans la mesure où il fait partie de « l’être » même de l’animal en question.

1.3.1 Le phénotype étendu

Selon Dawkins on ne doit pas limiter le phénotype de l’animal à la seule expression de ses gènes. Le produit de l’activité technique qui découle de cette expression, comme un barrage ou un nid, doit aussi être considéré comme faisant partir de celui-ci; d’où son concept de « phénotype étendu » 25

24 ELLUL, Jacques, la technique ou l’enjeu de siècle, p. 39

25 DAWKINS, Richard, The Extended Phenotype: The Long Reach of the Gene, Oxford University Press (T);

(18)

pour qualifier les résultats de l’activité animale. Les produits de son activité doivent être considérés en quelque sorte comme le prolongement même du corps de l’animal. C’est encore son propre être que produit l’animal en produisant. Si on applique cette logique à l’homme, comme le faisait déjà Marx, on observe une première différence entre l’expression du phénotype de l'homme et celui des autres espèces. Son phénotype étendu est indéfini. Il prendra des formes et des matières différentes selon le milieu, ses besoins, mais aussi selon ses désirs : l’homme a une certaine liberté, une ouverture, que les autres animaux ne possèdent pas. Personne ne peut nier qu’un même objet technique peut se présenter à nous de plusieurs manières, sous plusieurs formes, sous différentes matières. Ces « qualités secondes », pour employer les mots de Locke, peuvent se présenter à nous selon des modalités infinies. L’aspect esthétique des objets qu’il utilise est important pour l’homme et cet aspect peut s’objectiver de bien des manières. Bref, l’homme peut créer une grande variété d’objets techniques, pouvant réaliser toute une gamme de fonctions, tout en leur ajoutant une qualité esthétique non déterminée a priori.

Néanmoins, Dawkins refuserait sans doute de considérer les centrales nucléaires comme faisant partie du phénotype étendu de l’homme. Pour lui, le phénotype étendu doit être compris en lien avec l’adaptation biologique. Si le castor construit un barrage, c’est qu’il lui permet de survivre et de se reproduire. Le phénotype étendu doit avoir une base génétique, alors que la centrale nucléaire ne tire pas son origine de nos gènes. De plus, pour Dawkins, le phénotype étendu est lié au niveau de sélection et il n’y a pas de sélection au niveau planétaire. Il rejette en effet « l’hypothèse Gaia ». La sélection se déroule donc pour lui au niveau des gènes. Il faut ajouter que des penseurs comme Bergson, Leroi-Gourhan ou encore Canguilhem avaient déjà tenté de remettre en question l’idée d’une démarcation ontologique forte entre le vivant et son milieu, en montrant que les outils et autres artefacts technologiques sont le prolongement des organes vitaux. Pour Leroi-Gourhan, le développement de la technique est un phénomène d’extériorisation de l’homme relatif à l’évolution biologique : « La première conquête du métal était une victoire de la main, celle de la vapeur

consacra définitivement l’extériorisation de muscle. » 26 Suivant cette théorie, nous sommes présentement au stade de l’extériorisation du cerveau avec le développement de l’intelligence artificielle. Ceci précisé, qu’on puisse la considérer ou non comme le prolongement de notre phénotype ou de nos organes vitaux, la centrale nucléaire fait incontestablement partie de notre « monde » constitué par le produire-technique. On va voir cependant que pour nous elle est d’abord le résultat de l’insertion du symbolique dans le rapport de l’animal au monde.

(19)

Bref, alors que l’animalité se développe en général elle-même dans un milieu donné par son agir-technique, en raison notamment d’une complète ouverture au monde et d’une expression de ses gènes indéterminée, cette forme spécifique d’animalité qu’est l’humanité a la capacité de transformer le monde et de le faire habiter par des monstres technologiques, possiblement mortifères, comme le sont incontestablement les centrales nucléaires. La technique humaine, contrairement à celle des autres espèces, a un caractère plutôt ouvert et indéfini. On pourra toujours prédire, certes avec plus ou moins de précision, la forme que prendra le phénotype étendu d’un animal ou d'un insecte, comme son habitation, ainsi que les différents matériaux et les méthodes qu’il utilisera pour la produire. Au contraire, il sera toujours très difficile de prédire la manière dont le phénotype étendu de l’homme va se matérialiser, comme les matériaux utilisés pour la construction et la forme que prendra, dans un lieu donné, sa demeure par exemple. La liberté de choix fait partie des « conditions a priori » du produire-technique chez l’homme. L’homme a probablement toujours su se construire des abris. Avant d’être soumis aux dictats de la technologie et de la standardisation, il existait autant de manières de construire son habitat que de techniques de construction utilisées pour y arriver. Par exemple, les Iroquois ne construisaient pas leurs abris de la même manière que les Inuits. Il est vrai que les techniques des uns et des autres doivent se conformer à un milieu donné, la forêt pour l’Amérindien et les plaines glacées pour l’Inuit. Mais, même soumise aux « mêmes » contraintes d’un environnement déterminé, la technique humaine demeure relativement « indéfinie ». C’est probablement en vertu de ce caractère que, contrairement aux autres espèces, l'espèce humaine peut s’adapter à une grande gamme de milieux. Malgré la standardisation qui sévit de nos jours, les constructions humaines demeurent indéterminées en ce qui a trait à leur forme esthétique. En raison de toutes ces considérations, il est difficile de nier le caractère indéfini de la technique humaine. Il ne serait pas faux de dire que la technique de l’homme se détermine plutôt a posteriori, alors que celle de l’animal est déterminée a priori.27 Quoique, comme nous allons le voir, la technique humaine aussi a un caractère a priori, mais celui-ci est d’un autre ordre.

Que ce soit en ce qui a trait aux multiples usages de la main, à sa manière de concevoir les choses ou à l’expression de ses gènes, l’indétermination caractérise bien l’essence de l’activité technique humaine. Pour réaliser un même but ou une même fonction, l'homme peut s'y prendre de plusieurs manières. C’est l’invention qui détermine l’activité technicienne de l’homme. C’est sur ce premier point qu’insiste Ellul. Selon lui, l’inventivité humaine est « un phénomène mystérieux que rien ne

27 La technique de l’animal n’est pas non plus totalement déterminée a priori; l’animal peut apprendre par

l’expérience et améliorer ses techniques, comme ses techniques de chasse par exemple. Il n’en demeure pas moins que ces techniques sont déterminées a priori par les fonctions précises que possède l’animal. Il ne développera pas des techniques qui outrepassent ses fonctions biologiques comme c’est le cas pour l’homme.

(20)

permet d’expliquer. » 28 De toute évidence, l’invention aussi est par essence indéterminée : l’homme peut inventer une panoplie d’objets techniques à partir des étants naturels. Nous touchons ici à une caractéristique importante de la technique humaine, elle peut prendre toutes les formes et servir une myriade de buts, car elle dépasse les limites du nos fonctions biologiques apparentes. Elle peut remplir plusieurs gammes de fonctions en raison de son caractère indéfini. Mais, quoi qu’il en soit de ce point, en volant le feu divin, ce n'est pas simplement le produire-technique que Prométhée a offert aux hommes. Plus fondamentalement, avec Vioulac qui se fait ici l’interprète fidèle du mythe et de Heidegger lui-même, on dira qu’il a « offert la prévoyance aux hommes c.-à-d. la condition de

possibilité de la mise en œuvre de son essence. » 29 Le produire-technique a ainsi une essence qui est l’invention et, en sa possibilité ultime, l’invention repose elle-même sur la prévoyance, elle est tournée vers le futur. Si pour Ellul l’inventivité technicienne de l’homme demeure mystérieuse, pour Heidegger, c’est la constitution même de l’être-au-monde qui est à l’origine de cette activité créatrice. La technique est donc en lien avec l’essence même de l’homme et le produire-technique qui caractérise l’activité technicienne est au cœur même de cette essence comme nous le verrons au deuxième chapitre. Mais pour l’instant, examinons de plus près la notion de fonction, car elle témoigne d’une ressemblance entre organisme biologique et artefact technique.

1.4 Fonction technique et fonction biologique

Tout comme les artefacts techniques utilisés par l’homme, les entités biologiques possèdent des fonctions. Mon iPod a pour fonction de lire des fichiers numériques qui contiennent de la musique, tout comme l’aile de l’aigle a pour fonction de rendre possible le vol. Y a- t- il une différence entre les fonctions biologiques et les fonctions techniques? Sont-elles de nature différente ou identique? Plusieurs penseurs comparent la technique à un organisme vivant et usent de concepts provenant de la biologie afin de la caractériser d’un point de vue évolutif. Si ces analogies sont bien possibles, c’est notamment en raison du fait que la fonction technique suit une évolution quelque peu semblable à celle que suit la fonction biologique. Ces analogies sont utilisées par des penseurs issus de la tradition de philosophie analytique, et spécialisés en biologie, comme Françoise Longy ou Karen Neander. Elles sont également pratiquées par des penseurs continentaux comme Gilbert Simondon et Bernard Stiegler. Il existe sans aucun doute une distinction ontologique centrale entre organismes et artefacts, pour la simple et bonne raison que ceux-ci sont artificiels et que la contingence qui préside à

28 ELLUL, Jacques, La technique ou l’enjeu du siècle, p. 20 29 VIOULAC. Jean, l'époque de la technique, p.93

(21)

l’existence des uns et des autres est d’un autre ordre pour chacun. Mais il existe aussi plusieurs similitudes.

1.4.1 Similitude entre fonction biologique et fonction

technique

Dans les organismes biologiques, comme dans les artefacts les plus complexes, nous rencontrons une organisation hiérarchique systémique. Cette thèse a été formulée par Simondon, mais aussi par certains philosophes analytiques spécialisés en biologie. Les artefacts et les organismes forment les uns et les autres des systèmes relativement complexes pour lesquels on peut établir une hiérarchie d’ensemble. Par exemple, ma voiture est composée d’un système moteur et d’un système de refroidissement, ayant toutes deux une place bien précise dans le tout qu’est ma voiture. De plus, ces systèmes sont établis selon une certaine hiérarchie : c’est le moteur qui fournit l’énergie motrice de l’automobile, mais sans le système de refroidissement il ne peut accomplir sa fonction centrale. Il en va de même pour les organismes biologiques. Mon corps est composé lui aussi de plusieurs systèmes et une hiérarchie d’ensemble peut être établie. De plus, on retrouve un certain plan de construction à l'origine de ces deux types d’entités. Comme le souligne Ulrich Krohs : « biological development

finds its equivalent in technical construction ». 30 Lorsque les entités biologiques se développent, elles suivent un plan inscrit dans leur génotype. Au terme de ce développement, si tout va bien, un phénotype correspondant au plan prendra forme. 31 Le développement d’un organisme peut être plus au moins bien réussi, en raison de certaines contraintes imposées par le milieu dans lequel évolue l’organisme ou du fait d’autres phénomènes qui peuvent être intrinsèques à l’organisme, c’est-à-dire d’ordre structurel. On retrouve, en effet, cette similarité dans le monde artificiel. Un concepteur doit suivre un certain plan pour mener à terme son projet. De même, il peut avoir à tenir compte de certaines contraintes techniques lors de la fabrication, qu’elles soient d’ordre culturel, structurel ou autre. En outre, les entités biologiques et les artefacts conservent leur intégrité de manière semblable : « biological recovery, regulation, and self-repair can be seen as countreparts to technical

maintenance and repair »32. Les caractéristiques communes que nous avons repérées jusqu’à présent ne sont pas liées directement à la fonction des entités. Ce sont plutôt des généralités, mais elles nous

30 Ulrich Krohs et Peter Kroes, Philosophical perspectives on organismic and artifactual fonction, p.9

31 Par « génotype » on entend l’ensemble ou une partie seulement de l’information génétique d’un individu ou

organisme. C’est lui qui détermine les caractères d’un individu. Le phénotype, pour sa part, est l’ensemble de ces caractères observables et ce, à toutes les échelles.

(22)

permettent d’apprécier certaines similitudes dans la manière dont ces différentes entités se développent et maintiennent leur intégrité. Ceci dit l’intention qui se cache derrière le développement de l’intégrité artefactuelle demeure un trait différentiel ineffaçable de la technique humaine.

1.4.2 Évolution biologique et évolution technique

Il existe une ressemblance fondamentale entre ces deux types d’évolution que sont l’évolution biologique et l’évolution technique. S’il est vrai que les oiseaux ont évolué à partir des reptiles, il est aussi vrai que les avions à réaction ont comme ancêtres des avions moins performants. Bien qu’il soit beaucoup plus difficile de retracer l’histoire évolutive des artefacts que celle des organismes biologiques, ces deux types d’entité semblent évoluer du plus simple au plus complexe. Quoique cette vision du monde vivant allant du simple au complexe (« From monads to man ») était caractéristique de la pensée évolutionniste de la fin du 19e siècle, elle n’a plus cours aujourd’hui. Nous examinons donc de plus près l’évolution qui se cache derrière les fonctions de ces deux types d’entité. En biologie évolutionniste, il est généralement admis que la fonction propre d’un organisme doit s’articuler autour de trois concepts clefs : la sélection, le fitness et la reproduction.33 Un trait biologique possède une fonction propre si la performance associée à cette fonction a contribué au fitness de l’ancêtre de l’organisme actuel possédant le trait et si le trait en question est héréditaire. La fonction propre est donc le fruit de la sélection naturelle. On retrouve aussi une sélection dans le monde des artefacts, mais celle-ci est d’ordre culturel. S’il doit exister, malgré tout, une analogie entre ces deux types d’évolution, « cultural selection must involve competing variant of items of material culture, one of

which proliferates while the others disappear. » 34 Retrouve-t-on ces analogues dans la culture? Dans le monde culturel, les « designers » offrent généralement un bon nombre de prototypes dont certains vont être sélectionnés alors que d’autres vont disparaître. On retrouve donc une sélection culturelle analogue à la sélection naturelle. De plus, les processus économiques du marché font en sorte que plusieurs variantes compétitives d’une même fonction peuvent évoluer ensemble, que certaines vont être rejetées alors que d’autres vont être sélectionnés. Il peut effectivement exister plusieurs versions du lecteur DVD selon le fabricant et les consommateurs peuvent préférer une version plutôt qu’une autre favorisant ainsi la prolifération d’une version et la disparition de l’autre. Dans le monde artificiel, on peut aussi modifier l’apparence d’un artefact sans en modifier l’efficience du point de vue fonctionnel; dans le monde biologique ce principe peut trouver son analogue dans la dérive génétique.

33 PRESTON, Beth, Biological and cultural proper function in comparative perspective, p.1 34 Ibid., p.39

(23)

En effet, « This phenomenon bears some resemblance to genetic drift in biology, where the frequency

of genes in a population can change for reason extraneous to natural selection, like natural disasters that randomly wipe out members of a population whith no regard to their fitness, or locally favorable condition in which otherwise non adaptative feature can persist. » 35

Compte tenu de ce qui précède, on peut conclure que la structure logique fondamentale qui sous-tend la fonction propre en biologie, soit la sélection naturelle, trouve son équivalent dans le royaume de l’artificialité via la sélection culturelle. Approfondissons notre recherche et voyons maintenant si nous pouvons retrouver un concept analogue à celui de « fitness ». Dans une conception généralement acceptée de ce qu’on appelle le fitness, on retrouve ces quatre composantes : la viabilité, la fertilité, la fécondité et l’habileté à trouver un partenaire sexuel. La viabilité est une composante importante du fitness, car un organisme doit survivre jusqu’à maturité pour pouvoir être fécond, trouver un partenaire et se reproduire. Les artefacts n'ont pas de cycle de vie dans le même sens. Mais certains artefacts possédant des composantes organiques ont besoin d’une période de maturation, comme le whisky ou le yogourt par exemple. Par contre, ce processus de maturation n’est pas un véritable analogue du processus biologique, car il n’a aucun lien avec la reproduction, mais plutôt avec la performance de la fonction. De plus, si les organismes ne sont pas viables, leurs lignées s’éteindront, ce qui n’est pas le cas pour les artefacts, car leur reproduction dans le temps ne dépend pas de la viabilité des éléments qui les constituent, mais d’une technique de fabrication qui demeure même si tous les artefacts qui en sont issus sont disparus; un concepteur peut très bien suivre le plan de construction et en recréer de nouveau. Donc, on ne retrouve pas vraiment de concept analogue à la viabilité dans le monde des artefacts. L’habileté pour trouver des partenaires ne s’applique pas, car la reproduction des artefacts n’a rien de sexuel. De plus ce ne sont pas tous les organismes vivants qui se reproduisent via la sexualité. On peut donc la laisser de côté. Pour ce qui est des autres composantes du « fitness », on peut retrouver des analogies à la fertilité et à la fécondité quoique ces analogies demeurent vagues. Pour ce qui est de la fertilité, certains prototypes d’artefacts peuvent être reproduits alors que d’autres seront écartés. Il peut y avoir plusieurs raisons à l’origine de ce phénomène. Certains prototypes peuvent ne pas fonctionner comme les créateurs le souhaitent et sont ainsi laissés de côté. Certains ne seront pas mis sur le marché, mais peuvent servir pour des cas particuliers, pour de la recherche scientifique par exemple, ils sont donc moins « fertiles ». Pour ce qui est de la fécondité, il y aura toujours une différence dans le nombre d’artefacts reproduit, certains seront reproduits en grand nombre alors que d’autres le seront en nombre plus restreint. « For example there

always seem to be a lot more chocolate cakes than red velvet cakes, and in that sense chocolate cakes

(24)

are more « fecund » ». 36 Pour ce qui est de la reproduction, les artefacts ont un stade intermédiaire que l’on ne retrouve pas dans le monde biologique : les artefacts ne se reproduisent pas d’eux-mêmes, leur reproduction est médiatisée par l'activité humaine.

Que peut-on conclure de cette analyse? La sélection culturelle est comparable à la sélection naturelle sur plusieurs points. Mais dès qu’on entend construire de manière un peu serrée l’analogie, on rencontre un ensemble de difficultés insurmontable. Les artefacts et les organismes ont donc tous une fonction normale pour laquelle ils ont été sélectionnés; ils sont donc analogues sur ce point. Par contre les artefacts semblent évoluer beaucoup plus vite. Peut-on affirmer que la fonction des artefacts et celle des entités biologiques sont de même nature? Sans doute, car les mêmes théories peuvent servir à les expliquer.37 Nous pouvons donc affirmer que « la technique joue dans l’espèce humaine, un rôle

analogue à celui de l’instinct dans les autres espèces. » 38 Car si l’animal interagit avec son milieu, via son instinct, suivant des fonctions biologiques qui lui sont propres, l’homme interagit avec son milieu en grande partie par la voie des fonctions techniques qu’il opère et produit. Ce n’est donc pas la technique en tant que telle qui peut poser une distinction nette entre l’homme et l’animal, mais plutôt l’action propre qui régit chaque fonction. Chez l’animal cette action n’est qu’un agir immanent, alors que chez l’homme, elle peut prendre la forme d'une production. Avec un ton quasi marxiste, du point de vue d’une philosophie de la technique, on pourrait affirmer que c’est « mon travail [qui]

révèle d’une façon objective en quoi je suis différent de l’animal et révèle donc l’essence de l’homme »39. C'est donc bien le travail conscient et productif, accompli en vue de certains effets à chaque fois déterminé, mais en lui-même ouvert à l’invention et donc essentiellement libre et indéterminé qui se cache derrière la technique humaine qui essentiellement la distingue des techniques des autres espèces.

36 Ibid., p.45

37 Voir annexe pour les différentes théories de la fonction 38 GOFFI, Jean-Yves, La philosophie de la technique, p. 16 39 ELLUL, Jacques, La pensée marxiste, p. 150

(25)

Chapitre 2 : Le monde comme ustensilité

Dans notre premier chapitre, nous avons tenté de distinguer la technique de l’homme de celle des autres espèces. Nous allons maintenant nous attarder à la nature du monde qui se déploie pour l’homme à travers sa conscience et la technicité de son agir. Comme nous l’avons mentionné, l’homme possède une ouverture au monde particulière. C’est la manière dont le monde lui apparaît qui va nous intéresser ici. Par la suite, nous serons en mesure de mieux distinguer l’essence du produire-technique. Pour ce faire, nous allons plonger au cœur de l’analyse de Martin Heidegger.

2.1 L’étant comme util

Heidegger nous propose une ontologie phénoménologique. Autrement dit, il prend pour point de départ l'expérience première des différents sens possibles de l’existence pour celui qui est affecté par eux, afin d'appréhender la manière dont l’être et les étants apparaissent au Dasein. Chez Heidegger, l’analyse de la technique passe ainsi par l’analyse existentielle de « l’être-au-monde ». Les objets qui nous entourent ont un statut phénoménologique particulier, ils ne sont pas simplement des étants susceptibles d’être connus ou systématisés par la science. Pour Heidegger, le rapport primordial que nous entretenons avec eux est un rapport d’« ustensilité ». C’est-à-dire que les étants qui nous entourent sont d’abord pour nous des choses utiles, car c’est dans l’usage lié à son expérience quotidienne que l’homme les découvre. C’est pourquoi Heidegger appelle « util » (Zeug) l’étant tel que l’existant le rencontre à travers ses soucis quotidiens. Le mot de l’ancien français « util », nous dit François Vezin, un des traducteurs français d’« Être et temps », a un sens plus large que le mot outil qui ressort des arts mécaniques : « dans le commerce avec l’étant au sein du monde se rencontre

des utils pour écrire, des utils pour coudre, des outils, des utils de transport, des utils de mesure. »40 Ainsi les objets apparaissent avant tout à la conscience comme quelque chose d’utile. Mais encore, ce ne sont pas seulement les objets fabriqués par l’homme qui sont des utils, les étants naturels le sont aussi. En effet, d’un point de vue phénoménologique, le soleil ne nous apparaît pas comme une étoile composée d’hydrogène et d’hélium, c’est la science qui nous permet de le voir ainsi, mais comme ce qui nous réchauffe et nous éclaire. Il est chose utile et par conséquent « ustensile ». C’est, de ce fait, « la totalité de l’étant qui est découvert dans et par l’usage quotidien, et l’ustensilité est le mode

(26)

d’être de tout ce qui fait encontre dans le monde. » 41 Les objets naturels ou artificiels que nous retrouvons partout autour de nous sont donc pour nous avant tout des choses utiles avant même d’être des objets de connaissance catégorielle ou scientifique. L’étant se présente devant nous comme quelque chose d’utile, car il accomplit une certaine fonction. L’ustensilité caractérise donc l’ouverture au monde qui caractérise le Dasein.

2.2 Les réseaux de renvois

Comme l’essence même de l’util est le « fait pour », autrement dit comme les utils remplissent pour nous une fonction bien précise, l’objet dont on fait usage renvoie nécessairement à autre chose que lui-même. Comme l'indique Heidegger : « Dans la structure du « fait pour » réside un renvoi de

quelque chose à quelques choses. » 42 C’est donc tout un réseau de renvois qu'il met à jour à travers son analyse de la quotidienneté du Dasein. Si je prends par exemple mon ordinateur, il renvoie à des programmes informatiques, à internet que j’utilise pour faire mes recherches, il renvoie au langage informatique utilisé pour la programmation et d’un autre côté, il renvoie aussi aux fils électriques sur lequel il est branché. Le fil électrique renvoi quant à lui à la prise électrique encastrée dans le mur et le mur renvoie à la maison, etc. De cette manière, nous pouvons dégager la structure ontologique de tous les objets qui nous entourent qu’ils soient naturels ou artificiels. C'est tout un univers de possibilités qui se découvre à l’intérieur de cette structure, c'est le monde lui-même qui se déploie à l’intérieur de ces possibles. Pour Heidegger, c’est à travers le déploiement de ces réseaux de renvois que se structure la « mondéité » du monde, que le monde se constitue comme monde : « Renvoi et

réseau entier des renvois deviennent, en un certain sens, constitutifs de la mondéité elle-même. »43 Pour Heidegger, la mondéité est ce qui désigne la structure phénoménologique du monde appartenant au Dasein, c'est-à-dire la structure à partir de laquelle celui-ci constitue son être. C’est à travers celle-ci que le monde fait sens et c’est à même ce sens que l’être de l’homme prend forme. Le monde n'est donc ni un contenant, ni un objet, il est constitué par le Dasein lui-même comme le tout de l’étant à partir duquel chacun se donne immédiatement à l’intérieur d’un ensemble de réseau de renvois. La pierre est sans monde; et le monde de l’animal, autre que l’homme, est pauvre, puisqu’il n’appréhende pas ces réseaux de renvois constitutifs comme tels ou dans toute leur ustensilité. C’est à travers les réseaux de renvois formés par l’ustensilité de l'étant que le monde prend forme pour l’homme dans

41 VIOULAC, Jean, L’époque de la technique, p. 29 42 HEIDEGGER, Martin, Être et temps, §15, p. 104 43 HEIDEGGER, Martin, Être et temps, §17, p. 113

Références

Documents relatifs