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Chapitre 3 : Mondéité et historicité

3.7 Qu’est-ce que l’histoire?

Nous venons de survoler brièvement l’histoire de l’homme et du même coup, celle des techniques, telles qu’elle nous est décrite par Mumford, mais une question demeure : qu’est-ce que l’histoire? Par quel principe l'homme devient-il un animal historique? L’histoire émane de l'expérience humaine, elle progresse par le fait de l’homme et non par celui de l’animal. L’animal n’a pas d’histoire. Oui, on peut retracer la lignée évolutive des différentes espèces qui peuplent la terre, mais l’animal en tant que tel n’a pas d’histoire. L’éléphant en tant qu’éléphant, tout comme le chien en tant que chien, n’ont pas d’histoire. L’historialité est donc un caractère essentiellement humain. Quelle production humaine est au fondement de l'historicité? Est-ce le produire-symbolique? Est-ce l’esprit qui fait l’histoire, comme tentent de le démontrer certains philosophes, dont Hegel? Ou, au contraire, est-ce le produire-technique, comme le soutient Marx, c’est-à-dire le maniement de l’étant dans toute son ustensilité? L’histoire c’est d’abord un mouvement, un mouvement du réel, un mouvement qui transforme notre réalité matérielle et spirituelle. Pour Marx ce mouvement ne peut pas être autre chose que la transmission et la transformation des moyens de production :

L’histoire n’est rien d’autre que la succession des générations, qui viennent l’une après l’autre et dont chacun exploite les matériaux, les capitaux, les forces productives léguées par toutes les générations précédentes; par conséquent, chacune d’elle continue, d’une part, l’activité traditionnelle dans des circonstances entièrement modifiées et, d’autre part, elle modifie les anciennes conditions, par une activité totalement différente. 96 Plus précisément, selon Ellul, interprétant Marx :

L’histoire est la transformation incessante de ce milieu naturel par des moyens artificiels constitués par le travail de l’homme. […] Le travail constitue d’abord le lien entre l’homme et la nature : c’est la praxis. Ce travail constitue autour de l’homme un nouveau milieu, qui évolue sans cesse, améliorant ses méthodes de travail. C’est cette transformation qui est la matière de l’histoire. 97

Dans la pensée marxiste, c'est la praxis, c'est-à-dire la transformation de la nature par l’homme qui

96MARX, Karl, l'idéologie allemande, p. 1069 97 ELLUL, Jacques, la pensée marxiste p. 89

fait l’histoire, et non le symbole. Cette thèse recèle sans doute une part de vérité. Imaginons des hommes vivant dans la forêt et se nourrissant de petits fruits, agissant certes « techniquement » dans le monde, mais sans le transformer : ne possédant pas d’outils, ces hommes vivent de leur agir- technique corporel. Imaginons-les avec une culture élaborée, un langage, des rites, des fêtes et des danses. Pouvons-nous affirmer que ces hommes ont une histoire? Du point de vue marxiste, même s’ils ont un ensemble de symboles et un langage élaboré, ces hommes n’auraient pas vraiment d’histoire. Pourquoi? Parce qu’ils ne transforment pas la nature. En ce sens, même s’ils ont un esprit élaboré, ces hommes ne se distingueraient pas des autres animaux. L’histoire entretient donc de ce point de vue un lien privilégié avec le produire-technique. Par contre, l'ordre symbolique a aussi son importance, comme nous avons tenté de le montrer. De manière globale, il a d’abord contraint l'homme à respecter l'ordre cosmique, pour ensuite le rendre maître et possesseur de la nature. Mais, ce changement radical qui est à l'origine de notre civilisation technologique est le fruit de l'évolution technique. Avant, la technique était incorporée dans un ordre symbolique et elle était souvent développée pour célébrer cet ordre. Pensons aux pyramides d’Égypte ou aux temples grecs. La culture peut, sans doute, influencer le développement technique de plusieurs manières et l'inverse aussi est vrai, la technique a, s'en doute, influencé les cultures. Ellul aime bien nous rappeler que la roue était connue du monde égyptien, mais qu'ils en refusaient l’usage en raison de leurs croyances : le cercle était un symbole sacré représentant le disque solaire. Ellul utilise cette anecdote pour nous montrer que la culture était plus importante que la technique pour les peuples des mondes anciens. Mais c’est précisément aussi pour cette raison que l'ordre culturel n'a pas le réel vecteur de changement. À partir de la modernité, la technique sera développée par elle-même, c'est-à-dire pour sa capacité à transformer le réel.

L’histoire, à la fois pour Marx et Heidegger, c’est la succession des mondes configurés par la technique. En ce sens, l’histoire est une structure au même type que le monde : « La mise au jour de

la transcendance comme essence de l’existence découvre tout à la fois la mondanéisation et l’historialisation comme ses modes d’être fondamentaux, si bien que faire monde et faire histoire sont, dit Heidegger, le même : […] » 98 Comme nous l’avons vu, la technique a joué un rôle clef dans les grandes évolutions historiques dont nous avons parlé. La technique est savoir-faire et ce sont ces savoir-faire soumis à un ordre symbolique qui déterminent des types de monde particulier, et c'est cette « succession de monde » que l’on a nommée l’histoire :

L’histoire n’est autre que la suite des mondes, ainsi l’histoire de l’Occident est

succession des mondes grecs, romain, médiéval et moderne, mais elle n’est cette suite

des mondes que parce qu’elle est la succession d’existences distinctes : s’il y a un monde primitif, un monde grec, un monde médiéval…, c’est pour cette seule raison qu’il y a une existence primitive, une existence grecque, une existence médiévale…, et que ces existences ne se définissent pas par les mêmes comportements essentiels, les mêmes possibilités ontologiques, le même projet. 99

Le monde est configuré avant toute chose par la technique, l’histoire de l’homme avant d'être « histoire des cultures » est « histoire des techniques » : « Si l’histoire est succession des mondes, elle

est alors plus fondamentalement succession des manières du maniement, c’est-à-dire – pris cependant en ce sens existentiel fondamental – histoire des techniques ». 100 En actualisant son essence technicienne, l’homme entre dans l’histoire et devient historique. Si la technique est moins importante pour l’homme primitif, c’est qu’elle n’est pas pleinement objectivée, elle fait partie d'un ordre magique, d'un tout qui détermine l'action des hommes. Le déphasage de ce tout donnera naissance à la subjectivité et à l'objectivité. Leur concrétisation donnera naissance à la religion ainsi qu'à la technique. Cette dernière finira par prendre une place de plus en plus importante dans la vie des hommes et finira par éclipser la religion.

Conclusion : la technique comme destin de l’homme

L’histoire de l’homme commence avec le symbole, mais surtout avec la technique. Contrairement aux autres animaux, l’homme est nu. Il n’est fait pour aucun milieu. La technique est donc nécessaire à son intégration. Le premier acte historique a été la production des moyens permettant à l’homme de satisfaire ses besoins :

Pour vivre, il faut avant tout manger et boire, se loger, se vêtir, et plein d'autres choses. Le premier acte historique est donc la production des moyens permettant de satisfaire ces besoins, la production de la vie matérielle même, et cela est en effet un acte historique, une condition fondamentale de toute histoire, qui doit être accomplie encore aujourd’hui comme il y a des milliers d’années, chaque jour et à toutes heures, rien que pour maintenir les hommes en vie. 101

L’histoire de l’homme, c’est fondamentalement l’histoire de la technique. Sauf peut-être dans quelques rares cas, on ne peut retracer l’histoire d’une dimension de la vie humaine sans faire parallèlement une histoire des techniques. Faire l’histoire de la science, c’est du même coup faire une histoire des techniques et instruments d’observation et d’expérimentation comme faire l’histoire de

99 Ibid., p. 58 100 Ibid., p. 63

la guerre, c’est sans doute encore faire une histoire des techniques de combat et des armes. Le produire-technique détermine la possibilité ou l’impossibilité de types donnés de mondes et donc de sociétés. Bref, la technique n’est pas un phénomène neutre, comme disait Ellul « [elle] a en soi un

certain nombre de conséquences. » 102 Ce sont ces conséquences, positives ou négatives, qui font l’histoire. Le phénotype étendu de l'homme est indéterminé, il évolue et se transforme sans cesse : « L’histoire des sociétés humaines se fait par la production des moyens permettant aux hommes de

satisfaire leurs besoins matériels. » 103 Certes, la culture est aussi importante. Mais elle n’a pas le

caractère cumulatif du savoir technique qui, à mesure qu’on avance dans l’histoire, lui confère précisément un rôle de plus en plus important au point qu’elle finit bien par être le moteur du devenir de la société toute entière. L’autonomie de la culture est sans aucun doute bien réelle, car en dépit de ce qu’a soutenu un certain marxisme, et même Marx lui-même, on ne peut pas dire qu’un certain degré de développement technique « détermine » une culture. Mais il contraint sans aucun doute l’éventail des possibilités de manifestation culturelle. La culture peut servir de régulation à l’action, définir des buts et les orientations que devrait suivre le phénotype étendu des hommes en raison de la distanciation qui est sienne. Sous ses déterminations symboliques et techniques, l’homme du quotidien est parfois libre, parfois esclave. Par contre, en soi, l'homme, entendons ici l’espèce, est ontologiquement libre, car il produit lui-même, par le symbole et la technique, « le monde ». Le symbole met à distance l'homme de la nature, alors que la technique l’y réintègre. C'est sans doute ce jeu complexe et dialectique entre distanciation symbolique et intégration technique qui est le véritable principe de l’advenir de la mondéité, plutôt que la technique seule. L'homme est donc par essence un animal symbolique et technique. On ne doit donc pas le réduire qu'à l'une de ses dimensions fondamentales comme l'ont fait certains auteurs. Ces deux dimensions sont importantes et cruciales pour la survie de l'homme. Nous plongerons maintenant au cœur de la critique philosophique qu'a subie la technique au milieu du 20e siècle. La thèse fondamentale que nous analyserons : la technologie aliène l'homme en brimant sa liberté.

102 ELLUL, Jacques, le système technicien, p. 169 103 AXELOS, Kostas,Marx penseur de la technique, p. 75

DEUXIÈME PARTIE :

LES CRITIQUES PHILOSOPHIQUES DE LA TECHNIQUE

MODERNE

Chapitre 4 : Heidegger ou la technique comme