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Chapitre 6 : Anders et le décalage prométhéen

6.6 L’homme sans monde ou le travail comme collaboration

Pour Anders, le travail, qui est l’essence même de l’homme, est non seulement aliéné, il a aussi changé de nature. Le travail est une dimension importante pour l'homme, comme nous l'avons vu au premier chapitre. Il fait partir de l’essence même de l'homme et, « comme Marx, Anders semble penser que

l’homme se sert de sa liberté avant tout pour produire. » 229 Pour Marx le travail est aliéné par le

capital et la propriété privée des moyens de production. Anders endosse ce diagnostic selon lequel l’homme ne peut plus jouir directement du fruit de son travail, car celui-ci est extorqué sous forme de plus-value par la classe capitaliste et que désormais « le travail est devenu une collaboration

organisée et imposée par l’entreprise. » 230 Soumis à cette organisation entrepreneuriale le travail est devenu une collaboration neutre qui oscille entre activité et passivité : l’employé travaille, il pose des actions, mais d'un autre côté, il doit rester passif, il ne doit rien dire ni rien faire de sa propre initiative. C'est pourquoi, pour Anders, le travail a changé de nature. Il n'est plus un agir-avec-les-autres dans un but bien précis, réfléchi et intéressé, mais une collaboration-pour-autrui passive. Anders pousse même l’argument plus loin. Pour lui, le collaborateur n’est pas un homme, car il agit comme une machine devant effectuer une fonction bien précise, sans réfléchir. L’homme véritable, contrairement au « collaborateur », agit suivant une idée qui est sienne et son travail se termine par la réalisation de quelque chose qui lui apporte une satisfaction. Bref, alors que « le collaborateur » agit et ne fait qu’agir, l’homme pour sa part réfléchit et agit en conséquence; l’homme est comblé dans la réalisation de son travail alors que « le collaborateur » n’en retire aucune satisfaction. C’est pour ces raisons qu’il compense dans la consommation et le divertissement de toute sorte, pour y trouver un semblant de satisfaction, car elle est immédiate, mais surtout, réalisée sans effort. On est loin ici de la satisfaction existentielle qu’est censé procurer le travail.

228 ELLUL, Jacques, Le système technicien, p. 160

229 SONOLET, Daglind, Günther Anders phénoménologue de la technique, p. 40 230 ANDERS, Günther, L'obsolescence de l’homme, Tome I, p. 318

De plus, puisque les activités personnelles et les actes qu’il exerce au quotidien en dehors de sa fonction officielle, comme faire du ski ou écouter la télévision, n’ont pas de véritable finalité (elles recommencent tous les jours) ce non-homme n’entretient pas de véritable rapport avec l’avenir : l’avenir ne se joue pas entre ses mains. D’ailleurs, l’avenir n’est entre les mains de personne, car l’homme n’est plus le sujet historique qu’il a été et l'histoire est révolue. Dans la logique d’Anders, on « […] ne peut parler d’histoire que lorsqu’une classe agit consciemment dans ses propres intérêts

et lorsque ces intérêts déterminent entièrement une époque historique. » 231 Suivant sa théorie de l'histoire, il peut y avoir des peuples historiques, co-historiques, non-historiques. Ce ne sont donc pas tous les peuples qui participent à l’histoire. L’homme a participé à l’histoire de différentes manières tout au long de son cheminement vers la modernité, quoique ce ne soit jamais tous les hommes qui sont sujets de l’histoire, mais seulement des classes d’hommes bien déterminées. Par exemple, la bourgeoisie a été, à une époque, un sujet historique déterminant, tout comme les clergés catholiques l’ont été avant elle. Dans la perspective marxiste, le prolétariat est désigné pour devenir sujet historique, et ainsi « sauver » l’humanité de l’exploitation par la révolution. Or, pour Anders la révolution prolétarienne est impossible, car l’homme n’incarne d’aucune manière un sujet historique : « […] C’est la technique, à côté de laquelle nous ne sommes plus que des êtres « co-historiques » qui

est devenue le Sujet. » 232 Seul un sujet peut être véritablement autonome. Or il semble que l’homme n’en soit plus un. C'est pourquoi, désormais, tous les hommes vivent dans un monde qui n’est pas le leur et qu’ils n’ont pas choisi, mais qu’ils ont néanmoins construit par leurs collaborations passives : un monde fait pour la machine par la machine nommée par Anders « l'appareil universel ». Bref :

« Tandis que Marx avait lié l’aliénation du prolétariat au fait que celui-ci ne possède pas lui-même les moyens de production avec lesquels il crée et maintient en état le monde de la classe dominante, Anders veut étendre cette condition d’étrangeté à toute la société. »233 Qu'il soit prolétaire ou

bourgeois, les hommes sont tous dépossédés de leur monde par l'appareil univers tout en l’ayant produit par leur collaboration. Or, Anders « ne les définit […] pas par rapport à leur fonction dans la

production, mais plutôt conformément à la philosophie existentielle, comme existence inauthentique. » 234Notre existence est rendue inauthentique par le fait que le monde n'est plus produit par le travail conscient des hommes, mais par une nécessité technique en mouvement qui produit un monde à l'image des machines plutôt qu'à l'image de l'homme. Sous cette catégorie existentielle, on peut subsumer la grande majorité des hommes, tous ces gens qui subissent le monde plutôt que de le produire. Aujourd’hui, c’est la technique, par son déploiement et son progrès constant, qui construit

231 SONOLET, Daglind, GüntherAnders, Phénoménologue de la technique, p. 146 232 ANDERS, Günther, L’obsolescence de l’homme, tome 2 p. 9

233 SONOLET, Daglind, Gunther Anders phénoménologue de la technique, p. 40 234 Ibid., p. 46

le monde et qui détermine notre futur, alors que techniciens et experts ne sont que co-sujets historiques. Eux aussi d’une certaine manière sont des « collabos », car ils agissent selon les injonctions et les impératifs que leur confère le développement technique. L'homme perd donc la liberté de choisir sa propre destinée aux mains de la technologie.