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Chapitre 2 : Cadre et références théoriques

II. Les travaux de Winnicott

Les travaux de Winnicott sont basés sur cette idée qu'un bébé, ça n'existe pas, sauf si l'on

inclut les soins maternels. C'est ce qu’il explique dans un court article de 1952 intitulé

l'angoisse liée à l’insécurité :

« Qu’est-ce qui précède la première relation objectale ? Je me suis confronté à ce problème

depuis longtemps lorsque dans cette société [la société britannique de psychanalyse] je me

suis entendu dire, avec chaleur et excitations : un bébé, ça n'existe pas ! Je fus affolé de

m'entendre dire cela, et j'essayais de me justifier en soulignant que si vous me montrez un

bébé vous me montrez aussi certainement la personne qui prend soin de lui, ou du moins un

berceau avec les yeux et les oreilles de quelqu'un qui se fixent sur lui. Nous avons là un

couple nourricier. Avant que ne s'instaurent des relations d'objet, nous sommes en présence

d'une unité qui n'est pas constituée seulement par un individu ; il s'agit d'unités formées par

la situation environnement-individus. Le centre de gravité de l'individu ne nait pas à partir de

l'individu, il se trouve dans l'ensemble environnement-individus. Par une prise en charge de

l'enfant et une technique de soins suffisamment bons, par une tenue (holding), par un

encadrement général, la coquille disparaît graduellement et le noyau (qui nous est tout autant

apparu comme étant formé par le bébé humain) peut commencer à devenir un individu. Le

début peut être terrible en raison des angoisses que j'ai mentionnées et aussi en raison de

l'état paranoïde qui suit de près la première intégration et les premiers moments d'expression

instinctive, donnant au bébé, effectivement, un sens tout nouveau à ses relations d'objet. Une

technique de soin suffisamment bonne neutralise la persécution externe et empêche la mise en

place de sentiment de désintégration et de perte de contact entre la psyché et le soi.

Autrement dit, sans une technique de soins suffisamment bonne, le nouveau-né n'a pas la

moindre chance de s'en sortir. Avec une technique suffisamment bonne, il peut se permettre

de situer, à l'intérieur du cadre individu-environnement, le centre de gravité de son existence

dans le noyau et non dans la coquille. L'être humain qui se développe alors comme une entité

à partir d'un centre peut se situer dans le corps du bébé ; il peut ainsi commencer à créer un

monde externe en même temps qu'il acquiert une membrane formant une limite et un

intérieur. Selon cette théorie, au début il n'y avait que le monde externe bien que, nous qui

observons, nous ayons pu voir un bébé dans son environnement. » (Winnicott, 1952

p200-201).

Winnicott théorise donc l'idée d'un état de fusion primaire permettant la construction de

l'individualité, du self du nourrisson. Il y aurait donc, avant cet état de fusion primaire, un état

de non-intégration primaire précédant l'organisation du moi et la construction du self.

Concrètement il nous faut nous représenter les premières expériences du nourrisson comme

n'étant pas reliées entre elles, y compris dans le temps, pas plus que ne soient vécues comme

unité, les catégories de l'espace et du temps. De même que la localisation dans le corps de ses

expériences mentales, ne soient acquises, la différenciation dedans dehors reste à faire de

sorte que la première tâche majeure à accomplir serait l'intégration de cet état primitif de

non-intégration. La tâche majeure, car constitutive des assises narcissiques et identitaires du sujet.

Winnicott l’explique dans son article de 1945, le développement affectif primaire dans de la

pédiatrie à la psychanalyse :

« Il est permis de présumer que, à l'origine, la personnalité est non intégrée et que dans la

désintégration régressive il y a un état primaire auquel amène la régression. Nous postulons

pour une non-intégration primaire. La désintégration de la personnalité est un syndrome

psychiatrique bien connu et sa psychopathologie très complexe ; cependant l'examen de ces

phénomènes en analyse fait apparaître que l'état primaire de non-intégration est à la base de

la désintégration et que le retard ou le défaut en matière d’intégration primaire prédispose à

la désintégration en tant que régression ou en tant que suite d'échecs dans d'autres types de

défense. L'intégration commence dès le début de la vie, mais dans notre travail nous ne

pouvons jamais la considérer comme allant de soi. La tendance à intégrer reçoit l'assistance

de deux séries d'expériences : la technique des soins infantiles qui fait que l'enfant est tenu au

chaud, et manié, baigné, bercé, appelé par son nom, et aussi les expériences instinctives, mais

aiguës qui, de l'intérieur, rassemblent les éléments de la personnalité et en font tout. […] Il y

a de longues périodes de temps dans la vie d'un jeune enfant normal pendant lesquelles il lui

importe peu qu'il soit en morceaux ou qu'il soit un être entier, ou qu'il vive dans le visage de

sa mère ou dans son propre corps, à condition que de temps à autre ils se rassemblent […]

Dans son environnement, c'est peu à peu que des parcelles de la technique de soin, des

visages vus, des sons entendus et des odeurs senties seront juxtaposés pour poser un seul être

qu'on appellera la mère. » (Winnicott, 1945 p 63-64).

Ce processus d'intégration constitue l'un des trois processus primaires de développement chez

Winnicott, avec la personnalisation, mais aussi la réalisation (l'appréhension de la réalité,

l'appréhension de l'espace et du temps, c'est-à-dire du principe de réalité). Pour la

personnalisation, on précisera qu'il s'agit de passer par le corps, de ce sentiment que l'on a de

sa personne dans son corps, autrement dit de se sentir exister dans un corps, qui s'établit par le

biais des expériences instinctuelles permettant à l'individu de rassembler les éléments de

l'intérieur de sa personnalité et d'en former un tout. Il faut y ajouter la répétition paisible des

soins corporels qui s'adressent au psyché et soma, lien dans lequel l'esprit viendra se loger.

Autrement dit l'enfant acquiert le sentiment d'exister dans son corps, le moi se constitue

comme moi corporel, grâce au holding maternel qui favorise la tendance naturelle de l'enfant

à habiter son corps et à trouver du plaisir aux fonctions corporelles.

Ainsi l'échec de ce processus de personnalisation sous-tend en effet les diverses formes de

dépendance qui agissent comme défense contre l'angoisse liée à la faillite de la collusion

psyché soma. À travers la problématique du faux self, Winnicott met en évidence un monde

particulier de dissociation entre la psyché et le corps, le self tendant à être faussement localisé

dans l'esprit, de sorte que le fonctionnement mental perd sa relation intime avec le corps et

devient en quelque sorte une chose en soi : le self investit l'esprit et se coupe de ces

expériences corporelles. Il en ressort une impression de vide et d’irréalité.

Ce que l'on peut dire de l’œuvre de Winnicott, c'est que le self renvoie essentiellement à la

manière psychologique dont l'individu se ressent, s'éprouve subjectivement, se sent réel,

c'est-à-dire ce sentiment d'être soi (sense of self). Le self est donc pour Winnicott une organisation

émergeant progressivement de la non-intégration primaire, commençant donc à exister à l'état

potentiel dès la naissance et se développant en un self total, c'est-à-dire une personne capable

de distinguer le moi du non-moi. Car effectivement, avant cette unification, le psychisme n'est

rien d'autre que l'élaboration imaginaire de différentes parties, de sensations et de fonctions

somatiques. Le corps de l'individu, cette masse biologique vivante, avec ses limites

(déterminée par cette membrane frontière qu’est la peau), son intérieur et son extérieur, est

ressenti par l’individu comme le noyau de son self imaginaire. Pour Winnicott il existe donc

un noyau du self, incommunicable, qui est au centre de la santé mentale. Le vrai self

exprimerait l'authenticité et la vitalité de la personne, il est la somatisation de la vie

sensorimotrice, tandis que le faux self résulterait lui d'une adaptation docile du nourrisson aux

intrusions de l'environnement.

Le moi du nourrisson va être renforcé par l'expérience d'omnipotence. Cette expérience

d'omnipotence va permettre à son self d'émerger. C’est la mère, qui va rendre, grâce à l'objet

trouvé créé, cette expérience d'omnipotence possible. C'est dans ce delta entre la réalité

subjective du nourrisson de reconnaissance du monde extérieur comme objet venant de l'en

dehors du moi, qu'intervient le concept d'objets transitionnels. C'est la première possession

non-moi, le premier objet du monde extérieur dont l’enfant s’empare, qu'il reconnaît comme

distinct de lui et dont il fait un symbole de la présence maternelle. Il s'inscrit dans le

prolongement de cette illusion créative qui lui permet une ouverture progressive à la réalité.

La dépendance relative à la mère n'a donc qu'un temps. Elle va céder la place à la conscience

que l'enfant a de sa dépendance. Cela signifie une désadaptation graduelle qui sera vécue par

l'enfant, ressentie, comme une série de carences mineures envers lesquelles il va réagir. S'il

est capable d'attendre le retour de sa mère qui n'est pas là tout de suite, c’est qu'il s’est

constitué en lui une représentation, une image de la mère qui demeure vivante en lui pendant

un certain temps. Winnicott va donc théoriser toute une dialectique entre l'objet interne, l'objet

externe, et l'objet transitionnel (dans sa valeur symbolique qui est de compenser l'absence de

la mère). C'est dans le chapitre « la localisation de l'expérience culturelle » que Winnicott en

1971 théorise les différentes étapes d'expérimentation de la séparation. Il va donner une

formule : X + Y + Z, axe temporel intervenant lors du passage d'une illusion à la désillusion :

« Cela vaut la peine de trouver une formulation qui donne une juste valeur au facteur temps

pour le sentiment que la mère existe d'une durée X minutes. Si la mère s'absente plus de X

minutes, son image s'efface pour le bébé et s'efface également la capacité qu'il a d'utiliser le

symbole de l'union. Le bébé se trouvait également dans un état de détresse, mais cette

détresse est bientôt apaisée parce que sa mère revient au bout de X plus Y minutes. En X plus

Y minutes, le bébé n'a pas été perturbé. Mais en X plus Y plus Z minutes, le bébé est

traumatisé. Au bout de X plus Y plus Z minutes, le retour de la mère ne répare pas l'état de

perturbation du bébé. Lorsqu'il est traumatisé, le bébé fait l'expérience d'une rupture dans la

continuité de sa vie ; ces défenses primitives s'organisent alors à fin de prévenir le retour

d'une angoisse impensable ou de l'état confusionnel aigu qui est propre à la désintégration de

la structure du moi naissant. Il faut supposer que la grande majorité des bébé ne font jamais

l'expérience d'un manque qui atteint X plus Y plus Z . […] Après la sortie d'un manque

permanente, le contact avec ses racines : celle qui lui assurait un sentiment de continuité avec

sa première expérience. Cela suppose l'existence d'un système mnésique et d’une

organisation de souvenirs […] Telle est la place que j'ai circonscrite pour l'examiner, la

séparation n'est pas une séparation, mais une forme d'union. » (Winnicott, 1971 p135-136).

Cependant, quand l'union ne prend pas la place de la séparation, les carences s'installent. Ces

dernières entraînent un état de mort de l'objet interne ou sa transformation en objet

persécuteur. On retrouve ici la position dépressive de Klein M. Tout cela implique donc la

reconnaissance progressive d'une mère, objet secourable, séparée de l'enfant, le poussant ainsi

à sortir du narcissisme primaire, de ses premiers états vécus de symbiose, avant que la relation

d'objet ne se mette en place. L'enfant peut maintenant accepter que certaines choses échappent

à son contrôle, et son évolution passe par une série graduelle de défauts d'adaptation qui sont

nécessaires et qui vont constituer une capacité à être seule.

Cette question du contenant, l'enveloppe, est reprise dans cette expérience princeps qu’est

l'allaitement, dont Esther Bick souligne que l'introduction réussie du mamelon dans la bouche

constitue l'expérience d'un objet qui comble le trou à l'intérieur de la frontière que représente

la bouche. Cette première introjection s'accompagnant du sentiment d'un espace dans lequel

les objets peuvent être introjectés. Cette expérience d'un objet contenant primaire introjecté,

qu'il va appareiller à sa peau, va faire sens chez le nourrisson, C'est-à-dire que le contact

cutané stimule le vécu d'un objet qui contient les parties de la personne aussi bien que le fait

du mamelon dans la bouche, et on comprend alors que la non intégration puisse entraîner la

recherche effrénée d'un objet substitutif.

« Le besoin d'un objet contenant semblerait, dans l'État infantile non intégré, produire une

recherche frénétique d'un objet -une lumière, une voix, une odeur ou autres objets sensoriels-

qui puisse tenir l'attention et, par-là, être vécu, momentanément au moins, comme tenant

ensemble des parties de la personnalité ». (Bick, 1968 p135).

La mère est donc vécue comme une peau psychique, une peau primaire, dont la défaillance

entraîne le développement d'une seconde peau, artificielle et défensive qui n'est pas sans

évoquer le faux self Winnicottien. Autrement dit, Winnicott explique dans son article

« l'esprit et ses rapports avec psyché soma » (dans De la pédiatrie à la psychanalyse, p 67) que

ce que l'on désigne par psychisme n'est rien d'autre que « l'élaboration imaginaire de parties,

de sensations et de fonctions somatiques » (Winnicott, 1959 p 67). En cela les aspects

proprement physiques et psychiques se trouvent pris progressivement dans une interrelation

profonde : au terme du processus, « le corps vivant, avec ses limites (déterminées par cette

membrane-frontière qu’est la peau), son intérieur et son extérieur, est ressenti par l’individu

comme le noyau de son self imaginaire » (Winnicott, 1959 p 68)

L'objet contenant étant établi de façon particulièrement précaire, le nourrisson va développer

une stratégie qui le contient dans son ensemble en développant des fantasmes omnipotents qui

lui évitent de faire l’expérience passive de l'objet.

« Une perturbation de la fonction primitive de la peau peut conduire au développement d'une

formation « seconde peau » dans laquelle la dépendance vis-à-vis de l'objet est remplacée par

une pseudo indépendance faite de l'usage impropre de certaines fonctions mentales, ou

peut-être de talent inné, dans le but de créer un substitut de ce contenant peau » (Bick, op.cit. p

135).

Esther Bick donne comme exemple l’investissement de la musculature qui permet de tenir le

corps dans son ensemble, ou, le développement de la parole sous l'effet du son de sa propre

voix.

Esther Bick a mis l'accent sur les stimulations de la peau dans la diade mère enfant. Le contact

cutané semblerait constituer l'élément le plus saillant de cette première relation et dans les

introjections du moi les plus précoces, le premier objet étant celui qui donne au nourrisson le

sentiment d'exister. Il rapporte ainsi une observation dans son article de 1968 :

« Ce bébé devait tirer le plus grand parti du simple contact procuré par sa mère afin qu'il

puisse se rendormir. Pendant le bain, lorsque la mère lui retirait ses vêtements, il commençait

à frissonner et à trembler. […] Peut-être avait-il froid parce qu'on lui avait enlevé ses

vêtements, mais cela ne paraissait pas le cas, car lorsque sa mère le touchait avec un

morceau de coton humide, il s'arrêtait aussi de trembler. Je suggérai que ce toucher dérive

son pouvoir du fait qu'il acquiert le sens d'une adhésivité, d'un rétablissement du sentiment

d'être collé à la mère. » (ibid).

Au fait de ces travaux, on ne peut faire l'économie du lien avec ceux de Didier Anzieu, connu

pour les termes de moi peau, qu'il va d'ailleurs élaborer comme il le souligne lui-même, à

partir d'une remarque de Freud dans Le moi et le ça : « Le moi est avant tout un moi corporel,

il n'est pas seulement un être de surface, il est lui-même projection d'une surface. » (Freud S,

1923 p238). De quoi s'agit-t-il pour Didier Anzieu :

« Par « moi peau », je désigne une figuration dont le moi de l'enfant se sert au cours des

phases précoces de son développement pour se représenter lui-même comme moi contenant

les contenus psychiques, à partir de son expérience de la surface du corps. Cela correspond

au moment où le moi psychique se différencie du moi corporel sur le plan opératif et reste

confondu avec lui sur le plan figuratif. » (Anzieu, 1984 p39).