• Aucun résultat trouvé

L’émergence   des   neurosciences   comme   modèle   explicatif   des   troubles   du   geste

Chapitre 1 : la dyspraxie développementale comme objet de recherche entre corps et esprit

II. L a dyspraxie d’hier à aujourd’hui

II.2.   L’émergence   des   neurosciences   comme   modèle   explicatif   des   troubles   du   geste

A la fin du XVIII siècle les connaissances scientifiques sur l’encéphale sont rudimentaires. La

discipline ayant comme objet d’étude le cerveau est la splanchnologie. La splanchnologie

porte sur l’étude des viscères et donc le cerveau est étudié comme un viscère dans une boite

crânienne, tout comme le cœur dans le thorax. L’écorce cérébrale est associée aux méninges

et il leur est attribué uniquement un rôle nutritif de ce viscère qu’est le cerveau. L’étude de

l’écorce cérébrale est donc mise aux rebus ceci au détriment des travaux de Sylvius ou

Rolando sur la scissure portant son nom (Rolando, 1809).

Le pas permettant d’attribuer au cerveau un rôle fonctionnel dans nos comportements est

franchi historiquement pas G. Cabanis. Pierre Jean Georges Cabanis, médecin, physiologiste,

philosophe et député français est un homme des lumières. Influencé par les idées de Locke et

de Condillac, il était un vif défenseur du matérialisme. Sur le modèle de la statue de

Condillac, G Cabanis pensait que la sensibilité organique (la captation d’une sensation par un

organe approprié) contrôle la création des idées. Il l’expliquait ainsi :

« Pour se faire une idée juste des opérations dont résulte la pensée, il faut considérer le

cerveau comme un organe particulier, destiné spécialement à la produire ; de même que

l’estomac et les intestins à opérer la digestion, le foie à filtrer la bile, les parotides et les

glandes maxillaires et sublinguales à préparer les sucs salivaires, les impressions, en arrivant

au cerveau, le font entrer en activité, comme les aliments en tombant dans l’estomac

l’excitent à la sécrétion plus abondante du suc gastrique et aux mouvements qui favorisent

leur propre dissolution. La fonction propre de l’un est de percevoir chaque impression

particulière, d’y attacher des signes, de combiner les différentes impressions, de les comparer

entre elles, d’en tirer des jugements et des déterminations ; comme la fonction de l’autre est

d’agir sur les substances nutritives, dont la présence le stimule, de les dissoudre, d’en

assimiler les sucs à notre nature » (Cabanis, 1824 p 151 V.1).

« Nous voyons également les impressions arriver au cerveau par l’entremise des nerfs ; elles

sont alors isolées et sans cohérence. Le viscère entre en action ; il agit sur elles ; et bientôt il

les renvoie métamorphosées en idées, que le langage de la physionomie et du geste ou les

signes de la parole ou de l’écriture manifestent au-dehors. Nous concluons avec la même

certitude que le cerveau digère en quelque sorte les impressions ; il fait organiquement la

sécrétion de la pensée […] Nous avons dit que le système nerveux réagit sur lui-même pour

produire le sentiment, et sur les muscles pour produire le mouvement. Mais il peut encore

recevoir des impressions directes par l’effet de certains changements qui se passent dans son

intérieur, et qui ne dépendent d’aucune action exercée, soit sur les extrémités tentantes

extérieures, soit sur celles des organes internes. Dans la circonstance dont je parle, la cause

des impressions s’applique uniquement à la pulpe cérébrale et nerveuse. L’organe sensitif

réagit sur lui-même pour les accroître, comme il réagit sur ses propres extrémités dans les

cas ordinaires : il entre en action pour les combiner, comme si elles lui venaient du dehors »

(Ibid, p.163 V.1).

Le lien avec la pathologie mentale n’est donc qu’une formalité et sa conception prend donc la

forme suivante :

« Nous disons cependant que la pensée exige l’intégrité du cerveau ; parce que sans cerveau

l’on ne pense point, et que ses maladies apportent des altérations analogues et

proportionnelles dans les altérations de l’esprit […]Si l’on veut pousser plus loin l’anatomie

humaine en général, et celle du système nerveux en particulier, il faut imaginer d’autres

méthodes, d’autres instruments. Aussi les conditions organiques sans lesquelles ce système

remplit mal ou ne remplit point ses fonctions sont au moins très difficiles à déterminer ; mais

l’observation des maladies et l’ouverture des cadavres ont fourni quelques considérations

utiles, qui se lient d’ailleurs très bien avec les phénomènes ordinaires de la sensibilité » (Ibid,

p 156, V.3).

Ainsi de par les travaux de G Cabanis le cerveau joue un rôle central dans le fonctionnement

de l’esprit, et donc de sa pathologie. Ses contemporains P. Pinel puis Esquirol vont eux

travailler dans une autre direction. Ils vont développer l’aspect moral de la pathologie en

faisant des liens sémiologiques entre des faits vus comme étiologiques (comme un coup sur la

tête ou l’abus de plaisirs vénériens) et l’aliénation mentale :

« De toutes ces données, on peut conclure qu’il est des folies dont la cause immédiate

échappe à nos moyens d’investigation, que la folie dépend d’une modification inconnue du

cerveau, qu’elle n’a pas toujours son point de départ dans le cerveau, mais bien dans les

foyers de sensibilité, placés dans les diverses régions du corps : de même que les désordres

de la circulation ne dépendent pas toujours des lésions du cœur, mais de celles de toute autre

portion du système sanguin » (Esquirol, 1838 p 57).

Cependant cette position ouvrant la porte à autre chose qu’une dialectique bio

-comportementale est rejetée par un élève, E Georget qui parlera de ces maîtres en ces termes,

proposant un retour à la pensée de Cabanis :

« Mais ces auteurs, par une circonspection extrême, ou peut-être dans la crainte de se trouver

en opposition avec des opinions philosophiques ou religieuses, ont décrit les phénomènes de

cette maladie, sans remonter à leurs causes ; ils ont considéré les troubles d’une fonction

sans l’organe qui en est le siège, les désordres des facultés intellectuelles sans le cerveau qui

est indispensable à leurs manifestations ; en sorte que de cette matière ce sont les symptômes

qui constituent la maladie, au lieu du trouble organique qui leur donne naissance. Il en est de

même de l’action des causes et des moyens moraux, qu’on n’a point regardé comme agissant

sur le cerveau, à la manière des différents stimulus avec lesquels les autres organes sont en

rapport »(Georget, 1820 p 259).

Il complétera une année après :

« Le cerveau est le siège de la pensée ; donc si la pensée est lésée, le cerveau doit l’être ;

d’un autre côté, le cerveau est altéré, la pensée l’est également ; tout démontre que ces deux

faits sont liés l’un à l’autre, donc le cerveau est l’organe de la pensée » (Georget, 1821 p 19).

De cette période il faut retenir que l’étude du cerveau ne se fait que sous l’aspect global et

général, viscéral. Il n’y a pas d’approche de la complexité fonctionnelle de chacune de ses

parties. L’aspect unitaire de l’organe correspond donc à l’aspect unitaire de la pathologie. Il

faut attendre quelques années, en 1822 précisément, pour voir apparaitre les premiers travaux

d’identificationde parties du SNC, correspondant aux parties d’un trouble moral. Ce sont les

travaux de A.L.J. Bayle (1826) qui va proposer une appréhension de l’évolution de

l’aliénation mentale en trois temps correspondant à l’apparition d’atteintes organiques et plus

précisément une atteinte des méninges. A.L.J. Bayle va donc ouvrir la porte à une vision non

plus unitaire, mais sectorielle de la pathologie mentale et donc favoriser l’apparition d’une

sémiologie neurologique.

Durant le milieu du XIXe siècle apparait l’étude des aphasies, et avec elle la constitution d’un

savoir sur le cortex. Les travaux de P. Broca de 1861 et de C. Wernicke, en 1874 permettent

de faire apparaitre les premières localisations cérébrales. Le cerveau a des parties différentes,

elles vont être cartographiées en s’aidant de la géographie de l’organe : les scissures et sillons

vont isoler des circonvolutions et donner lieu à des observations anatomocliniques. Ainsi en

quelques années la rencontre entre les différentes disciplines telles que l’anatomie

pathologique, l’expérimentation animale, et la neurochirurgie naissante permit de théoriser le

cortex comme un objet composé de territoires. Le modèle de la localisation était né et avec lui

une nouvelle forme d’explication des affections mentales.

C’est dans ce courant de pensées des années 1900 qu’un médecin anglais, le Docteur James

Collier, membre de la société de noologique de Londres, étudia les troubles du geste chez

l’enfant, et en particulier sa démarche avec les tics psychomoteurs, en y cherchant une origine

neurologique dans le but de les différencier des symptômes hystériques (Collier, 1908). Ses

recherches l’amenèrent à décrire le 26 octobre 1899 le cas d’un enfant présentant des signes

ressemblant à la maladie de Friedreich, maladie neurologique entrainant des troubles de

l’équilibre et de la coordination des mouvements volontaires. Collier va appeler cette nouvelle

pathologie maladresse congénitale. Quatorze ans plus tard, en 1913, il interprétera ces

maladresses congénitales sur le modèle des ataxies

2

de l’adulte (Collier, 1913).

       

2

L’ataxie est un trouble de la coordination des mouvements, liée à un défaut de coordination du jeu

musculaire. « Pour que la réalisation d'un mouvement tel que la marche soit normal, il faut non

seulement que la force des muscles impliqués soit normale, mais encore que leur contraction

intervienne au bon moment et qu'elle soit parfaitement ajustée et coordonnée ; cela suppose une

information permanente sur leur position. C'est le rôle de la sensibilité profonde (propriété que

possède le système nerveux de recevoir, d'analyser et d'intégrer des stimuli), avec l'aide de la vision et

de l'appareil vestibulaire (comprenant le labyrinthe, organe de l'oreille interne responsable de

l'équilibre, et les voies nerveuses vestibulaires du tronc cérébral), sous le contrôle du cervelet.

L'atteinte de chacune de ces structures peut être à l'origine d'une ataxie. L'ataxie peut ainsi être due à :

— une lésion des voies de la sensibilité profonde, au niveau périphérique (due à un tabès ou à une

polyradiculonévrite de type Guillain-Barré) ou central (due à une compression médullaire postérieure,

à une sclérose combinée de la moelle par avitaminose B12 ou à une sclérose en plaques) ; — une

lésion du cervelet d'origine infectieuse, tumorale, toxique (alcoolisme) ou dégénérative (ataxie

Ce modèle localisationniste fonctionna tant que l’on pouvait attribuer une fonction et une

seule à une aire du cerveau et vice versa. Mais cette vision binaire aire/fonction fut mise à mal

entre la première et seconde guerre mondiale. Au début du XX

éme

siècle, le modèle

neurologique arrive à son apogée. Il est composé de deux courants : la neurologie clinique

dont l’objet d’étude est le symptômeet les pathologies de l’adulte ainsi que la neuroanatomie,

ces deux courants s’alimentant pour créer la neurophysiologie.

Ce sont les symptômes hystériques qui viennent remettre en question ce paradigme. Les

médecins de l’époque font des observations intrigantes : ils sont confrontés à des malades

mentaux présentant des troubles moteurs particuliers. Particuliers parce qu’ils ne

correspondent pas ou du moins plus à des altérations bien situées dans le système nerveux,

comme l’illustrent les travaux des neuropsychiatres viennois sur l’hystérie. La clinique

neurologique est forcée de sortir de son paradigme pour tenter d’expliquer les maladies

mentales. En effet dans cette première moitié du XXe siècle, le modèle neurologique, se base

sur la technique de la vivisection et sur les travaux de la réflexologie. Il était donc impuissant

à expliquer ces symptômes hystériques. La même problématique s’est posée aux chercheurs

de l’époque dans les cas d’apraxie, où un mouvement était impossible sur demande, mais

réalisable lorsque le patient effectuait un geste habituel, ou encore chez des sujets paralysés

susceptibles de retrouver une motricité sous l’effet d’une émotion (Lashley, 1938). Ces

patients étaient vus comme des simulateurs.

Face à cette nouvelle clinique, deux types de réponses furent apportées. La première consiste

au retour des explications spirituelles, c’est-à-dire que ce qui est neurologiquement

inexplicable appartient à l’esprit. Cette conception consiste en un retour au dualisme cartésien

avec l’idée que l’esprit est installé au sein d’une construction neurologique, sous la forme

d’un petit individu régnant sur la mécanique. C’est ce que Ryle appelait « fantôme dans la

machine » (Ryle, 1949).

La deuxième réponse consiste en la création d’un nouveau modèle neurologique susceptible

d’intégrer des fonctions attribuéesà l’esprit. Le modèle neurologique va donc postuler que ces

       

cérébelleuse) ; — une lésion des voies vestibulaires centrales ou siégeant au niveau de l'oreille interne

(ataxie labyrinthique). » Ataxie. (s.d.). Dans Dictionnaire Larousse en ligne. Repéré à

(http://www.larousse.fr/encyclopedie/medical/ataxie/11407).

troubles ne sont pas de nature purement psychologique, mais organique. Pour expliquer

l’absence de lésions neurologiques sur les cadavres comme l’écrivait Charcot, les médecins

de l’époque font l’hypothèse que ces dernières sont situées à un niveau encore non accessible,

non localisable par les techniques habituelles, car ils sont la manifestation d’une altération des

fonctions supérieures. Ils correspondraient donc à une altération plus globale et plus élevée du

système nerveux. Le modèle globaliste fait son apparition. Ce modèle va proposer de

rapprocher une fonction et la manière dont elle va être sous-tendue par le cortex cérébral. Ils

vont montrer que le trouble observable ne dépend pas uniquement du siège de la lésion, mais

aussi de son étendue. En systématisant la symptomatologie, les chercheurs finirent par la

prendre comme point de départ pour en inférer une origine cérébrale. On voit alors apparaitre

l’identification de groupes morbides définis par une clinique et une étiologie. C’est ainsi que

la dyspraxie sera étudiée : par une approche centrée sur le trouble du geste et non par une

approche centrée sur le sujet.

C’est dans cette vision que Dupré théorise la débilité motrice. Le docteur Dupré, élève de

J.-M. Charcot, va conceptualiser et théoriser une entité psycho pathogénique dans laquelle la

dyspraxie figurait : le syndrome de débilité motrice :

« Dans une série de travaux j’ai décrit sous le nom de syndrome de débilité motrice un état

pathologique congénital de la motilité, souvent héréditaire et familial, caractérisé par

l’exagération des réflexes ostéotendineux, la perturbation du réflexe plantaire, la syncinésie,

la maladresse des mouvements volontaires et enfin par une variété d’hypertonie musculaire

diffuse, en rapport avec les mouvements intentionnels et aboutissant à l’impossibilité de

réaliser volontairement la résolution musculaire. J’ai proposé pour désigner ce dernier

trouble le terme de para-tonie. Presque tous les sujets para-toniques sont peu aptes à

l’exécution des mouvements délicats, compliqués ou rapides ; ils se montrent dans la vie

courante malhabiles, gauches, empotés, comme l’on dit » (Dupré, 1907 cité par Grabot 2010).

C’est grâce à l’observation de son serviteur (probablement dyspraxique) que Dupré théorise

ce syndrome. En 1907 Dupré le décrit comme un état d’insuffisance et d’imperfection des

fonctions motrices lorsqu’elles sont sollicitées dans les actes ordinaires de la vie. Il parle de

Maladresse-Paratonie-Syncinésie. La débilité motrice est donc une perturbation du

mouvement et du geste lors de l’action, et plus précisément la fonction du geste, touchant le

commencement d’un geste, son déroulement spatio- temporel, sa fin, et sa précision. Dupré,

homme de son temps et précurseur des débats actuels sur la dyspraxie, ne tranche pas quand à

l’étiologie de la débilité motrice. Il va expliquer d’une part qu’il ne s’agit pas d’un déficit

paralytique ou parétique susceptible d’engendrer une diminution des forces musculaires, et

d’autre part que l’étiologie de la débilité motrice se trouve dans une anomalie du

développement des voies pyramidales. Et jusqu’à préciser que l’étiologie peut tout à fait

correspondre à une altération du faisceau pyramidal qui peut tout à fait être minime et même

insaisissable. En somme Dupré en 1907 ouvre le débat toujours actuel sur l’étiologie de la

dyspraxie.

La neuropsychologie apporte donc un modèle permettant de faire le lien entre le

fonctionnement du système nerveux central et les comportements et pensées de l’être humain.

L’expérience et le comportement dépendent donc du cerveau. De plus la structure et le

fonctionnement de ce dernier sont liés à ses différentes parties distinctes les unes des autres

par leurs situations anatomiques, par leur cyto-architectonie et par leur odologie. C’est-à-dire

que pour une lésion donnée, il faut dresser une liste des altérations observables dans le

comportement et pour chacune d’entre elles il faut dresser une liste des lésions observables du

système nerveux central. Il existe donc une corrélation statistique entre lésion et altération du

comportement avec les deux variables statistique suivantes : certaines fonctions peuvent ne

pas être localisées et une fonction peut correspondre à plus d’un territoire dont l’un d’entre

eux est plus corrélé à la fonction que les autres. C’est sous ce modèle que les troubles du geste

vont être étudiés par la suite.

Suite à l’étude neurologique des troubles de l’adulte, arrive donc la notion de signe

neurologique dit mineur et de signe neurologique dur permettant d’expliquer les différents

symptômes rencontrés. C’est-à-dire un modèle basé sur l’idée que trier des informations du

milieu ou y agir impliquent une élaboration qui traite successivement des données au travers

de différents processus représentés par des modèles qui ont une fonction spécifique. Par

exemple le mouvement est conçu comme le résultat d’une construction qui finit par une série

de contractions musculaires organisées dont les paramètres ont été définis au préalable à

différents niveaux d’élaboration.