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Le travail bovin et le robot de traite

Chapitre 3. Comprendre la subjectivité animale

3.3 Le désir de l’animal

3.3.3 Le travail bovin et le robot de traite

À la lumière de ce que nous avons établi, il importe dorénavant de voir comment ces idées s’appliquent dans le cas des vaches mises en interaction avec un robot de traite afin d’évaluer la participation de celles-ci au travail. Jocelyne Porcher a elle-même évalué le travail des vaches dans ces situations et montre qu’elles investissent leur intelligence dans l’activité de la traite. Même si nous ne sommes pas tout à fait en accord avec ses conclusions, nous croyons qu’il est pertinent de s’attarder à son étude, car elle traite directement de la subjectivité des vaches en lien avec le robot de traite. Son article, écrit en collaboration avec Tiphaine Schmitt, Les vaches collaborent-elles au travail ? Une

question de sociologie, consiste en une expérience d’observation d’un troupeau de vache et

de leur éleveur qui ont aménagé un robot de traite dans l’étable. Cette situation démontre très bien les types de relations que l’éleveur peut avoir avec chaque vache. Sur cette ferme, les vaches sont habituées à leur éleveur et connaissent les règles de l’endroit, comme de ne pas ennuyer les autres vaches ou ne pas donner de coups de pied au robot509. Pourtant, les vaches enfreignent parfois les règles qu’elles connaissent de sorte qu’elles peuvent exprimer leur individualité à travers le travail de la ferme.

Pour Porcher et Schmitt, les vaches ont le choix d’agir autour du robot de manière coopérative ou non. Par exemple, « les vaches réussissent à construire les conditions d’une coopération et mettent en œuvre une intelligence pratique du robot de traite : éviter les conflits, négocier, se montrer polies, être conciliantes… »510 Ces interactions démontrent que les vaches s’organisent autour de la traite et s’investissent de manière subjective, ce qui irait de pair avec leur épanouissement personnel. Les vaches tentent parfois aussi de saboter

508 Ibid., p.8.

509 Jocelyne Porcher et Tiphaine Schmitt. (2010) « Les vaches collaborent-elles au travail ? Une question de

sociologie », Revue du MAUSS, 1 (n° 35), p.244

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les tâches de la journée, par exemple en se déplaçant trop lentement de manière volontaire511.

Nous devons également reconnaitre la coopération de l’animal au travail dans la mesure où sans cette dernière, le travail ne pourrait s’effectuer. Porcher donne l’exemple d’éleveurs qui modifient parfois leurs plans en fonction de la collaboration des animaux. Le changement de champs d’un troupeau peut par exemple être ardu si les animaux ne veulent pas collaborer. Dans ces cas, il arrive que l’éleveur abandonne son plan initial512

. De la même manière, pour que les animaux fonctionnent bien dans le travail, il est nécessaire de s’adapter à ce qu’ils veulent. À cet égard, nous pouvons également rappeler l’exemple éloquent des vaches qui refusaient de se rendre à la traite sans recevoir de concentré en échange.

Lorsqu’elles sont soumises à la stabulation libre, les vaches adoptent des comportements grégaires semblables à ceux des primates : « exprimer de la jalousie, prendre la défense d’une amie, importuner sans but apparent, se provoquer, demander la permission… »513

. Elles développent aussi davantage d’affinité avec certaines ou quelques tensions avec d’autres. Pour Porcher, les vaches collaborent ensemble pour que l’ambiance au sein du troupeau soit bonne514. Nous pouvons dire qu’elles adoptent des règles entres elles, comme lorsqu’elles s’organisent dans l’ordre pour se rendre au robot de traite : « Bien que les vaches dominantes aient la priorité pour entrer dans le robot sans protestation de la part de leurs subordonnées, d’autres comportements, comme la politesse notamment, s’avèrent aussi efficaces »515

Pour ce qui est des règles avec le robot, les vaches les respectent généralement, mais « le non-respect des règles met en évidence le fait que les vaches savent comment fonctionne la machine »516. Les vaches démontrent qu’elles comprennent les mécanismes du robot, par exemple, elles se mettent parfois dans l’entrée du robot – en sachant que ce dernier ne se

511

Ibid., p.246.

512 Op cit., Porcher. (2002). p.257. 513 Op cit., Porcher et Schmitt. p.243. 514 Ibidem.

515

Ibid., p.251.

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refermera pas sur elles – ce qui empêche les autres vaches de pouvoir aller à la traite517. Enfin, chaque vache a un rapport et un comportement individuel avec le robot518.

L’expérience menée par Porcher et Schmitt illustre que les vaches sont en mesure d’investir leur subjectivité dans le travail de la ferme, et ce, qu’il y ait une robotisation ou non. Elles concluent leur expérience en soulignant que « le robot de traite comme d’autres équipements du travail en élevage utilisés par les animaux ne sont pas en soi nécessairement des outils de l’aliénation des animaux et des éleveurs »519

. Cependant, elles sont d’accord avec le fait que ces installations empiètent sur la relation avec l’animal et son statut. Nous croyons qu’il serait intéressant de mener le même genre de recherche sur une ferme sans robotisation afin de constater comment les vaches exercent leur subjectivité dans ce contexte. Il serait alors possible de comparer dans laquelle des fermes les vaches arrivent à donner le plus de sens à leur milieu. Par ailleurs, l’observation faite par Porcher et Schmitt montrent que les moments d’investissement dans le travail ne s’appliquent pas seulement au robot. Les vaches utilisent aussi grandement leur subjectivité lors des échanges avec l’éleveur. Comme lorsqu’il entretient les logettes520

, plusieurs échanges lors desquels les vaches prennent des décisions et des initiatives ont lieu. Elles peuvent par exemple tester les limites de la situation et voir si l’éleveur y adaptera son comportement. En outre, il peut sembler aux éleveurs que les vaches n’ont pas de préférence entre le contact avec eux ou avec un robot de traite. En effet, il semble qu’au sein des fermes comportant plus d’un robot, les vaches ont parfois leur favori. Elles préfèreront alors attendre plus longtemps ou marcher plus loin pour se faire traire par celui-ci521. D’autres agriculteurs croient que les robots s’inscrivent dans les comportements naturels des vaches, car elles agissent parfois avec eux de la même manière qu’avec un veau522. Cependant, nous croyons que les vaches savent lorsqu’elles se trouvent devant une machine, car elles constatent les comportements qui sont possibles d’adopter avec les machines et perçoivent que ceux-ci sont limités. Par exemple, elles comprennent rapidement qu’il ne sert à rien de 517 Ibid., p.252-253. 518 Ibid., p.252-254. 519 Ibid., p.259. 520 Ibid., p.249-250. 521

Op cit., Driessen et Heutnick. p.12

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donner un coup de pied au robot qui ne répond à aucun de leurs comportements, alors qu’elles voient l’effet d’un coup de pied sur leur éleveur523

. Il faut éviter de conclure que parce qu’elles comprennent la logique des machines, les vaches se retrouveraient en relation avec les robots. Les perceptions des vaches leur permettent aisément de s’adapter aux robots qui ont par ailleurs été conçus pour elles. Elles ne peuvent toutefois pas espérer beaucoup de la relation aux robots, car eux ne peuvent pas véritablement s’adapter à elles. Ils sont conçus pour adapter les soins précis donnés à chaque individu, par exemple en fonction de son âge ou de son niveau de production, mais ils ne permettent pas de s’adapter à une situation particulière qui aurait eu lieu dans l’étable et qui sort des cadres duquel ils ont été créés. Si des imprévus surviennent ou que le robot doit faire face à un comportement inhabituel d’une vache, c’est un humain qui doit intervenir pour résoudre la situation, de telle manière que les vaches auront toujours davantage de repères vis-à-vis des humains qu’elles côtoient que des robots. L’éleveur peut en effet réagir à beaucoup plus de situations et être en rétroaction avec l’animal, ce que le robot n’est pas en mesure de faire. Ainsi, les vaches comprennent que les possibilités d’échanges et d’interactions sont beaucoup plus diversifiées avec les humains, ce qui est beaucoup plus stimulant et épanouissant pour elles.

En résumé, le but de notre cheminement était de réfléchir sur la perception des animaux eux-mêmes dans le travail pour également comprendre leur vision des robots de traite. Nous avons d’abord exploré ce que représente le travail d’un point de vue humain. Historiquement, il est vu comme pénible et les gens cherchent à l’éviter. Il peut néanmoins aussi être émancipateur. C’est de ce point de vue que Porcher aborde le travail de l’animal pour voir s’il est possible de favoriser son bien-être en ayant des attentes de production envers lui. Elle nous indique par le concept de seconde nature que les animaux peuvent développer leur propre monde à travers la domestication, mais qu’il demeure nécessaire qu’ils aient un contact avec la nature. Enfin, nous avons abordé une expérience d’observation sur une ferme avec un robot de traite pour constater que les vaches ont une volonté de participer adéquatement au travail de la ferme. Nous croyons cependant qu’il faille un milieu stimulant dans lequel le robot n’est pas au cœur du travail.

523

Ibid., p.15. Ils s’appuient sur de L. Risan (2005). « The boundary of animality. Environment and Planning ». D: Society and Space 23, 787–793.

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Conclusion

Ce chapitre nous a permis de parcourir la notion de subjectivité animale pour nous rendre compte que les autres espèces ont chacune une vision propre du monde, ce qui ne les empêche pas d’avoir une identité reliée à celle-ci. Nous avons aussi analysé la conscience de l’animal pour savoir comment déterminer son statut et la bonne manière de le traiter. Enfin, la dernière section consistait à évaluer la notion de travail pour l’animal afin de savoir s’il est possible pour lui de s’épanouir dans l’élevage. Nous pouvons conclure que les animaux participent et s’impliquent dans le travail, car ils peuvent donner une certaine signification à ce qu’ils font et par nature, ils veulent s’impliquer dans leur milieu puisque c’est ce qui lui donne un sens. Comme toutefois, ils ne peuvent comprendre l’entièreté de la symbolique que nous humains, accordons au travail, il serait difficile de conclure fermement que les animaux travaillent.

Pour ce qui est de la question du bien-être animal, nous avons déterminé qu’il faut, pour les animaux que nous côtoyons, emménager des espaces leur permettant l’exploration. Il est aussi nécessaire qu’ils aient une certaine autonomie dans leur milieu afin de construire une relation spécifique et personnelle avec leur milieu. De plus, les recherches concernant les robots de traite ne nous permettent pas encore d’affirmer s’ils contribuent véritablement au bien-être des vaches. Ce qui est toutefois certain, c’est que l’exemple de Jocelyne Porcher et Tiphaine Schmitt illustre comment le travail peut être réparti sur une ferme et comment la participation d’un animal, qui se voit donner la possibilité de s’investir dans sa tâche, est nécessaire à l’accomplissement de cette dite tâche.

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Conclusion – Le lien entre le statut et la relation

Notre premier chapitre nous a permis de comprendre les raisons pour lesquelles les robots de traite ont du succès sur le marché québécois. Nous avons tenté à travers les chapitres deux et trois de réfléchir à leur impact sur les fermes en approfondissant les enjeux du rapport à l’animal et de leur subjectivité. La phénoménologie est utile pour comprendre l’animal et définir comment le traiter, mais elle n’est pas suffisante, car il faut aussi prendre en compte la perception des éleveurs de leurs animaux et la relation qu’ils ont avec eux : « Si je perçois l’animal dont je croise la route comme une réincarnation de ma grand-mère, comme le vecteur d’un ensorcellement ou comme un bifteck sur pattes, je ne le traiterai évidemment pas de la même manière. Il n’y a pas d’animal en soi. Il n’y a que des animaux d’une foisonnante diversité avec lesquels des humains, eux-mêmes, très divers, ont noué au fil du temps des liens fortement contrastés en fonction de ce qu’ils voyaient en eux »524

. Les propos de l’auteur sont crus, mais assez clairs pour bien traduire notre pensée à ce sujet à l’effet que le statut et la reconnaissance de la subjectivité de l’animal ne suffisent pas à déterminer la façon dont nous les traitons : il est aussi nécessaire de s’attarder sur le lien qu’il y a entre les animaux. La phénoménologie de son côté néglige la connaissance de l’animal sur le long terme. En tout état de cause, les experts de la domestication animale nous rappellent que le phénomène ne se serait pas d’abord produit dans un but d’exploitation, mais d’échange de services, nous pouvons donc supposer que la curiosité et le désir de rapprochement ont leur importance dans notre rapport à l’animal. En outre, même si nous sommes en accord avec le concept du contrat domestique et l’idée que les animaux participent au travail, il demeure que la connaissance à long terme de l’animal est primordiale dans la façon dont nous devons agir avec lui, car nous pouvons alors répondre à ses attentes.

À cet égard, il faut noter que la relation est souhaitée non seulement de la part de l’humain, mais aussi de celle des animaux. En effet, ils profitent de l’affection donnée par les humains et l’apprécient. Même si les éleveurs n’ont pas accès au Umwelt des vaches, leurs relations témoignent d’un partage réciproque qui ne peut pas s’appliquer avec le robot. Le robot de traite devient par ailleurs un intermédiaire dans la relation entre les éleveurs et les

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vaches qui indiquent des caractéristiques des animaux à l’éleveur. Nous pouvons même imaginer un scénario où l’éleveur ne prendrait plus le temps d’aller vérifier avec les vaches l’information émise par le robot et prendrait ses décisions de traitements de ses animaux sans même les avoir touchées.

La machine est aussi utilisée comme un tiers pour les relations entre les vaches. En effet, nous avons déterminé que les vaches ne sont pas en relation avec les robots puisque la machine ne permet pas la réciprocité ou de rétroactions. Elle ne réagit pas non plus aux signes de communication qui peuvent être envoyés par les vaches. Celles-ci en sont conscientes et agissent avec le robot de manière à faire réagir les autres vaches ou leur éleveur. Nous l’avons vu avec l’exemple de vaches qui attendent sans raison dans le robot pour faire réagir les autres525. De surcroît, il faut souligner qu’il serait difficile pour les vaches d’entretenir une relation avec le robot, puisqu’il est impossible que cette dernière évolue avec le temps. Les pratiques des individus dans une relation s’adaptent et changent avec le temps selon l’évolution des personnalités et des attentes de chacun, ce que ne permet pas le robot qui aura toujours les mêmes attentes, c’est-à-dire que pendant toutes les années qu’il passera avec une vache, leur rapport se limitera à la traite et à la productivité. Avec le robot, les vaches ne sont jamais perçues et appréciées au-delà d’un cadre technique de production laitière.

Quand les agriculteurs ou les compagnies affirment que les robots de traite connaissent les vaches, il faut comprendre que les machines connaissent la production de l’animal et son état de santé. Par contre, les éleveurs connaissent eux la personnalité de leurs vaches lorsqu’ils s’y attardent. Ils peuvent également tirer un plaisir de cet échange, car le contact animal constitue un attrait pour plusieurs éleveurs dans leur travail. Si le contact avec l’animal est amoindri, il est pertinent de se demander si les éleveurs prendront moins de plaisir au travail. Nous voyons ainsi que les relations témoignent de l’aspect sensible du métier d’éleveur qui est trop souvent résumé en fonction des chiffres.

Nous comprenons très bien que les entrepreneurs agricoles québécois pratiquent un métier éreintant et stressant, car beaucoup de fermes sont menacées de fermeture. Il est donc facile

525

Op cit., Porcher et Schmitt. p.253. et Jacquelyn Ann Jacobs, K. Ananyeva, J. M. Siegford. (2012). « Dairy cow behavior affects the availability of an automatic milking system », Journal of Dairy Science, 95, p.2187.

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de voir pourquoi les gens se tournent vers les robots de traite pour alléger leur charge de travail et tenter d’augmenter la productivité des vaches (même si dans une logique d’augmentation constante de la production, les vaches atteindront sans doute un jour leur limite). Cependant, les agriculteurs doivent s’assurer de préserver leur lien avec les vaches. En plus d’être enrichissante et de rendre le travail agréable, une bonne relation favorise le bien-être de chacun et le bon vivre ensemble au sein de l’étable, ce qui permet de mieux accomplir le travail. Les animaux plus familiers avec les humains collaborent d’ailleurs mieux au travail526.

Par contre, des agriculteurs pourraient être tentés de croire qu’il est préférable pour les animaux de côtoyer davantage les robots, et ce, pour différentes raisons. D’abord, pour être productives, les vaches ont besoin de stabilité et donc elles aiment l’habitude. Par exemple, un changement, comme un nouvel employé peut créer un stress chez l’animal qui diminue sa production527. Le robot évite le roulement de personnel et le stress qui y est relié. Il crée une stabilité pour l’animal garantissant alors sa productivité. Ensuite, certains agriculteurs préfèrent laisser les vaches avec le robot, car il les trait mieux que les humains : « ‘‘[F]ast and quiet, yet very robust and gentle. Its repetitive proceduresvare consistent, just as the cow likes it […] allowing cows to maintain their natural cycle’’ »528

. Le robot ne fait pas d’erreur et a un tempérament toujours constant. Ces propos rappellent la théorie de Gunther Anders dans l’Obsolescence de l’homme : « je l’appelle « la honte prométhéenne », et j’entends par là « la honte qui s’empare de l’homme devant l’humiliante qualité des choses

qu’il a lui-même fabriquées » »529. Cette honte n’est pas ostentatoire, mais des indices nous laissent croire que les agriculteurs se sentent inférieurs à la machine. La honte prométhéenne s’affiche alors davantage par l’effacement de l’humain devant la machine qui fait mieux que lui : « si l’homme souffre d’un sentiment d’infériorité vis-à-vis de ses instruments, c’est d’abord parce ce qu’il a vu quelle « misérable » matière première il était lors de ses tentatives pour se hisser à leur hauteur en devenant lui-même une partie de tel ou

526 Op cit., Bouissou. p.308. 527 Ibidem.

528 Op cit., Driessen et Heutnick. p.12. 529

Günther Anders. (2002). L’Obsolescence de l’homme, Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle (1956). Paris, Éditions de L’Encyclopédie des nuisances, Éditions Ivrea. p.37.

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tel instrument »530. Les agriculteurs semblent bien trouver que la machine performe mieux qu’eux à la traite. Ils disent effectivement : « ça trait mieux qu’un humain »531

ou « Cela va plus vite que nos yeux humains »532. Ils voient aussi des avantages à privilégier la machine à l’humain : « Mais c’est plus facile d’avoir des machines que d’engager du personnel, […], un employé peut tomber malade et n’est là que 8 heures par jour. Le robot, lui, travaille 24h sur 24h, même le dimanche »533. Nous voyons que les performances du robot