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Chapitre 3. Comprendre la subjectivité animale

3.2 La phénoménologie et le statut animal

3.2.3 Burgat et l’autre existence

Pour comprendre la condition animale, nous utiliserons essentiellement l’ouvrage de Florence Brugat, Une autre existence : la condition animale, paru en 2012. À travers cet ouvrage, Burgat analyse l’animal sous un angle phénoménologique et s’en sert par la suite pour lui conférer son statut. Elle critique le fait que les humains se définissent en opposition aux animaux et souhaite qu’ils se perçoivent dans une continuité avec ces derniers.

Burgat déduit la subjectivité de l’animal à partir de son mouvement pour le distinguer des plantes. Cette théorie qui, bien que Burgat n’y fasse curieusement pas directement référence dans son ouvrage, ne va pas sans rappeler la vision de l’animal chez Aristote. Nous pouvons entre autres lire à son sujet dans le Mouvement des animaux et De l’âme. En effet, l’auteur ancien marque une distinction entre les êtres animés et inanimés par le mouvement

451

Ibid., p.118.

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et le senti453. De plus, le mouvement démontre bien une présence chez l’animal, car il n’est pas effectué sans but, il est « en vue d’une fin »454. Il peut par exemple servir à fuir ou à trouver quelque chose.

Toutefois, Burgat approfondit grandement la réflexion sur le mouvement des animaux, car pour elle, l’animal comprend et interagit avec son environnement par ce mouvement. Elle se tourne vers leur corps pour afficher leur existence et leur subjectivité, laquelle leur confère également une identité : « Il faut que le corps soit lui aussi repensé pour être réintégré dans le circuit de l’existence. Le corps est moins ce qui exprime la subjectivité que son accomplissement même »455. En s’appuyant sur Husserl, l’auteure dit ensuite que le comportement traduit par le corps donne accès à la subjectivité de l’animal456

. Le corps permet également d’être en relation avec le monde en même temps qu’il exprime l’autonomie, la spontanéité et donc la liberté de l’animal457

.

Le mouvement est aussi rendu possible par l’organisme de l’animal qui est toujours en évolution. Burgat met l’accent sur ce qui constitue un organisme et en quoi il ouvre les possibilités pour un animal de créer sa propre histoire : « L’organisme n’est pas une abstraction, mais le foyer du comportement, un faisceau de possibilités, une vie de relation; improvisation, totalité en devenir, complexité psychosomatique… »458. Son essence se constate dans le fait qu’il tend perpétuellement vers un état d’équilibre tout en s’adaptant aux différents environnements. Burgat explique à cet effet que « L’essence de l’organisme désigne un état d’équilibre […] vers lequel tend l’organisme. Il tente chaque fois de maintenir son identité face aux modifications que lui impose tout nouvel environnement. C’est dans la tentative de maintenir cette identité qu’il exprime son essence, et c’est en ce sens que nous pouvons parler de constance. Sans elle, l’organisme s’effondrerait dans

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Christiane Bailey. (2016). « Affection, compréhension et langage : L’être-au-monde animal dans les interprétations phénoménologiques d’Aristote du jeune Heidegger », dans Florence Burgat et Christian Cioran, Phénoménologie de la vie animale, Bicharest. Zeta Books, p.126. Elle s’appuie sur Aristote. 1972. De l’âme. Trad. fr. J. Tricot. Paris: Vrin.403b, 25-27.

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Ibid., p.138. Elle s’appuie sur Aristote. 1973. Mouvement des animaux. Trad. fr. P. Louis. Paris: Les Belles Lettres.700b, 15.

455 Op cit., Burgat. (2012). p.92. 456 Ibidem.

457

Ibid., p.99.

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l’informe, perdrait toute définition, toute délimitation »459

. Ces propos soulignent précisément que l’essence est constitutive d’identité dans la mesure où elle définit et délimite les possibilités de l’organisme dans un environnement donné. De surcroît, le fait que l’organisme de l’animal recherche l’équilibre met en lumière qu’il possède une certaine capacité d’adaptation. En effet, en se mouvant dans un milieu donné460, l’animal se l’approprie progressivement pour s’y adapter toujours davantage. En somme, le fait qu’il se mette à agir de façon cohérente par rapport à son environnement démontre qu’il a conscience de ce qui l’entoure.

Par la suite, Burgat aborde les théories de Husserl pour montrer comment l’animal est un sujet de conscience. En s’épargnant les débats scientifiques concernant le fonctionnement du cerveau, les états mentaux ou les représentations chez les animaux, Burgat préfère se concentrer sur les expériences immédiates des animaux au monde461. Le monde est donné aux animaux de la même manière qu’il nous est donné aux humains462

. Ils en tirent une expérience transcendantale et vivent dans le monde avec la même certitude que nous463. Ces considérations nous permettraient peut-être d’attribuer aux animaux un statut de sujet : « Puisque les animaux sont pour Husserl des sujets de conscience, ils participent en quelque façon à la constitution du monde, ils sont des sujets au sens d’une puissance de faire

apparaître »464.

À ceux qui croient que les animaux n’ont pas la valeur de sujet, car leur conscience serait moins développée que celle des humains, Burgat, toujours à partir de Husserl, répond qu’effectivement toutes les espèces animales n’ont pas le même degré de complexité de conscience et elle apporte une définition d’une conscience de base qui est suffisante pour conférer un statut de sujet : « la conscience n’est pas en train de se comprendre comme constituant le sens des objets du monde : elle est passive. […] La passivité est la couche

459 Ibid., p.153.

460 En outre, pour Burgat, l’animal subjectif est en interaction avec son milieu dans lequel il peut donner du

sens aux choses. Lorsqu’il se trouve dans un milieu donné, l’animal se l’approprie progressivement pour s’y adapter de mieux en mieux. Il y développe des comportements qui sont toujours en concordance avec cet endroit qui devient son milieu.

461 Ibid., p.246. 462 Ibid., p.249. 463

Ibidem.

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première de la conscience, celle du préconstitué ou plutôt de la constitution latente. Ce qui se donne dans cette passivité est la présence constante et reconnue comme telle du monde, et cela immédiatement »465.

Par ailleurs, même si elle est d’accord pour dire que les animaux constituent effectivement des sujets, Burgat souhaite plutôt leur attribuer un autre statut. En effet, malgré le fait qu’ils soient des sujets de conscience, des sujets de droits moraux466 et qu’ils ne soient décidément pas des objets, l’auteure trouve ce terme ambigu sur le plan juridique467

. En revenant à l’idée du mouvement chez l’animal, Burgat se rapporte aux propos de Maurice Merleau-Ponty, qui, lui considère que « le corps exprime l’existence totale »468 et que « l’animal est bien une autre existence »469. Pour l’auteure, ces animaux représentent bel et bien une autre existence aux yeux des humains : « les animaux, dans leur infinie diversité, ont à la fois une manière d’exister caractéristique de l’espèce – un style – et une manière individuelle »470. Le statut de l’animal se trouve ainsi dans son existence autre. Le concept d’existence convient à Burgat, puisqu’il est suffisamment vaste pour permettre à chaque individu et à chaque espèce d’agir selon son style propre et sa structure comportementale. Cette manière de concevoir l’animal nous aide à comprendre comment nous devons agir envers lui. En effet, Burgat nous incite à faire preuve d’empathie envers les individus des autres espèces. Nous sommes amenés à côtoyer et à rencontrer des animaux, sans qu’il ne soit nécessaire d’avoir des connaissances scientifiques à leur sujet et nous entrons en contact avec eux de manière intuitive, ce qui est facilité par l’empathie471. Se mettre à la place de l’autre pour se donner une idée de comment le traiter est très pertinent, car ce processus ne tente pas de trouver une façon universelle et arrêtée d’agir avec les autres espèces. Enfin, l’empathie témoigne d’un souci pour l’autre que nous considérons comme

465 Ibid., p.264. 466 Ibid., p.299. 467 Ibid., p.303. 468

Ibid., p.338. Elle s’appuie sur Maurice Merleau-Ponty. (1964). Phénoménologie de la perception(1945), Paris, Gallimard, p.193.

469 Ibid., p.338. Elle s’appuie sur Maurice Merleau-Ponty. (1977). La structure du comportement(1942), Paris,

Presses Universitaires de France. p.137.

470

Ibid., p.338.

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notre égal et donc, que nous percevons comme sujet, car cela montre que nous valorisons son expérience vécue472.