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Chapitre 3. Comprendre la subjectivité animale

3.3 Le désir de l’animal

3.3.1 La participation au travail

Nous nous appuierons à nouveau sur le travail de Jocelyne Porcher qui se sert entre autres de la théorie d’Uexküll pour évaluer la façon dont les animaux comprennent leur environnement, mais lorsqu’ils sont amenés à travailler en collaboration avec les humains. L’auteure tente de réconcilier les humains et les animaux domestiques dans un monde commun. Poser la question du monde animal à travers le travail permet aussi de se demander si effectuer des tâches attendues par les humains peut être en concordance avec le bien-être animal ou s’il s’y oppose. Nous réflexion tentera d’abord de considérer la perspective des animaux.

Il peut paraitre inusité de relier la notion du travail aux animaux, principalement parce que le travail peut constituer une forme de spécificité humaine aux yeux de certains. C’est le cas de Marx qui est d’avis que « [Les hommes] commencent à se distinguer des animaux dès qu’ils commencent à produire leurs moyens d’existence, pas en avant qui est la conséquence même de leur existence corporelle »481. De plus, il est audacieux de parler positivement du travail des animaux, car le travail pour les animaux domestiques a pour certains une connotation négative. En effet, le travail des animaux d’élevage est souvent assimilé à de l’esclavage par des militants du mouvement de libération animale, entre autres parce que ces animaux se trouvent sur les fermes contre leur gré et ne retirent aucune rémunération pour les services qu’ils rendent. Selon ces affirmations, il irait donc à l’encontre de l’éthique de recourir à des animaux domestiques pour nous aider dans notre propre travail. Il faudrait, comme le souhaitent les militants de ce mouvement, abolir toute forme de travail effectué avec les animaux482. En outre, notre conception du travail étant historiquement perçue comme une souffrance explique bien la connotation péjorative de ce terme. En effet, l’étymologie du mot travail signifie « peine », « tourment » et

480 Op cit., Porcher. (2002). p.260. 481

Karl Marx. (1982). L’idéologie allemande, Paris, Éditions sociales. p.70.

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« souffrance »483. Il vient également du mot tripalium qui désigne un « instrument de torture formé de trois pieux »484.

Nous ne souhaitons pas entrer dans une réflexion à savoir si les animaux travaillent à l’état sauvage (nous pouvons penser aux castors qui bâtissent un barrage, aux abeilles qui butinent ou aux fourmis qui creusent une fourmilière) afin d’éviter de déborder du cadre de notre recherche. Nous désignerons donc comme travail animal, les situations où les animaux sont en relation avec les humains qui les font travailler. Il s’agit de cas où les humains et les animaux partagent alors un monde commun et les humains attendent une activité précise de ces derniers, comme de la surveillance, de la traction, de la production alimentaire, etc. Selon Porcher, les animaux concernés par notre réflexion se distinguent des animaux exclusivement familiers : « la différence étant révélée précisément par le travail de l’animal et par le fait que la réalisation de ce travail est le garant de sa vie … »485

. Pour cette raison, notre réflexion ne concernera pas non plus les animaux qui sont considérés comme étant exclusivement de compagnie (par exemple, un chien d’aveugle est aussi un animal de compagnie malgré le travail qui est attendu de lui, mais un chat n’est souvent qu’un animal de compagnie).

Dans un autre ordre d’idées, Porcher a réfléchi à la manière de réconcilier Uexküll avec les animaux domestiques. Elle introduit en effet la notion de la seconde nature486 chez les animaux d’élevage. Pour Porcher, même si les humains et les animaux ne perçoivent pas le monde de la même manière, ils peuvent néanmoins bâtir un monde commun. Tous deux le construisent par le biais de la communication qui est facilitée par l’écoute et l’affection de l’un pour l’autre. La communication entre deux espèces fonctionne par des signaux corporels et va au-delà du langage. Ces mondes communs s’établissent dans le temps, car communiquer et créer des habitudes avec un autre individu dans une relation demande un certain moment. L’auteure soutient cette idée en disant que « c’est l’affectivité, l’empathie, la sympathie, l’amitié qui peut permettre d’accéder au monde de l’autre, humain ou non. L’Umwelt, le monde propre d’un animal, n’est pas, […] « infranchissable », notamment

483 Jacqueline Picoche. (2015). Le Robert, Dictionnaire d’étymologie du français. Paris : dictionnaire LE

ROBERT-SEJER, collection : LES USUELS, p. 421.

484 Ibidem. 485

Op cit., Porcher. (2002). p.246.

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lorsqu’il s’agit de mammifères. L’apprivoisement […] consiste précisément à se représenter, d’abord affectivement le monde de l’autre pour y accéder »487

. Cet extrait est important, car il souligne qu’il est possible que se côtoient des individus de deux espèces n’ayant pas le même monde. Par ailleurs, l’auteure nous éclaire en montrant qu’il est possible que deux espèces cohabitent, mais cette information n’est pas suffisante pour savoir si un animal peut donner une symbolique à un milieu qui n’est pas le sien. Nous tenterons par la suite de répondre à ce questionnement.

En poursuivant, le cas des animaux sur les fermes d’élevage peut constituer un exemple exposant bien la pensée de Porcher. En effet, sur une ferme, l’animal comprend son monde avec l’aide de « l’éleveur [qui] est un passeur de sens entre le monde animal et le monde humain »488. Pour l’animal d’élevage, « la contextualisation de la vie de l’animal par le travail est en effet centrale. L’animal d’élevage est placé, dès sa naissance, dans un milieu humain dont le sens est porté essentiellement, voire uniquement, par l’éleveur et par certains éléments de l’environnement. Le « monde » de l’animal domestique, son Umwelt, son monde subjectif, n’a pas l’évidence […] qu’il peut avoir pour un animal non domestique surgissant au milieu des siens »489. Le monde de l’animal se construira donc nécessairement à partir de ce avec quoi il est en relation, et ce, peu importe avec quoi il est en relation. Pour son bien-être, il faut donc faire du monde de l’animal d’élevage un monde riche où il pourra s’épanouir490. En somme, si l’animal est en contact constant avec des

robots, cela signifie que ces derniers pourront potentiellement être porteurs de sens pour lui, car il sert à orienter ses actions.

Jocelyne Porcher utilise cet angle d’attaque pour montrer que les animaux développent une seconde nature. En effet, pour elle, à force de côtoyer les humains et de développer des habitudes auprès d’eux au fil des siècles, les animaux ont développé une seconde nature qui est fondée sur un partage commun. Porcher précise d’ailleurs qu’« en intégrant le monde humain, [l’animal] intègre également des éléments de notre culture en même temps que lui

487 Ibid., p. 202. 488 Ibid., p. 244. 489 Ibid., p. 204. 490 Ibid., p. 246.

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nous fait participer à son monde »491. En plus de permettre l’intégration du monde humain, la seconde nature comporte un processus reposant sur la sélection naturelle opérée par les humains, qui « vise à déconstruire l’animal et à le reconstruire autrement à partir de caractères privilégiés »492, par exemple la production laitière d’un individu. Somme toute, la subjectivité de l’animal prévaut, peu importe le milieu dans lequel il se trouve. Il faut seulement laisser cette subjectivité s’exprimer pour être en accord avec ce que l’animal est. Maintenant que nous avons vu comment les animaux perçoivent et sont conscients de leur environnement, nous pouvons revenir à notre questionnement sur la notion de travail. Nous pourrons ainsi déterminer si ou comment les animaux travaillent et si cette tâche est compatible avec leur bien-être. Comme nous l’avons constaté plus tôt, il semble y avoir un paradoxe entre l’idée du bien-être et celle du travail, car celui-ci est associé à la souffrance. D’emblée, le travail serait contre le bien-être animal, car l’un des critères de base définissant ce bien-être est l’absence de souffrance. Néanmoins, nous croyons qu’il est nécessaire de poursuivre notre réflexion sur le travail et d’évaluer si l’animal est conscient du travail, s’il y participe ou si même il travaille directement.

Pour définir le travail chez l’animal, Porcher tient à répondre à Marx qui croit que l’humain tire son essence dans le travail, qui lui-même s’inscrit dans un rapport à la nature qu’il cherche à transformer493 et que par conséquent les animaux ne sont pas en mesure de travailler, car leurs activités ne correspondent pas à cet acte : « les animaux prennent ce qu’ils trouvent et se contentent de ce qu’offre la nature »494

. Selon Marx, les animaux ne peuvent transformer la nature et donc ne peuvent exercer un travail. Ils ne sont pas non plus en mesure de planifier les changements qu’ils veulent apporter à leur milieu. Cependant, contrairement à la vision antique, même si l’obligation de travailler demeure, les humains réussissent à réduire le niveau de pénibilité de l’ouvrage en recourant aux machines de sorte que la souffrance reliée au travail n’est plus une fatalité495

. Cela modifie notre rapport au travail et nous rend plus enclins à accepter sa nécessité. D’un autre côté, il ne faut pas non plus oublier que « le travail, pour Marx, est l’incarnation de l’être social, la puissance 491 Ibidem. 492 Ibidem. 493 Op cit., Marx. p.70. 494 Op cit., Porcher. (2002). p.153. 495 Ibid., p.151.

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expressive de son « être générique » et de son être individuel, l’expression de son agir sur le monde qui le fait exister, en tant qu’homme créateur, à ses yeux et dans les yeux d’autrui. Le travail est un lieu fondamental de la réalisation de soi »496. Il peut donc être perçu également positivement.

Même si cette vision du travail chez Marx peut sembler contradictoire, Porcher voit plutôt l’occasion de faire un choix entre l’émancipation ou l’aliénation à travers cette activité. Le travail représente les deux options : les humains doivent donc choisir de le rendre émancipateur. Pour bien réfléchir à la notion du travail, il faut selon Porcher sortir de la vision anthropocentrée du travail chez Marx497 et commencer à regarder la manière dont se comportent les animaux face au travail des humains : « Un grand nombre d’éleveurs considèrent que les animaux d’élevage investissent dans le contexte du travail leurs potentialités cognitives, affectives et relationnelles, et le travail en élevage serait du reste impossible s’ils ne le faisaient pas »498

. Nous pouvons donc déduire que la participation au travail de l’animal fait grandement appel à sa subjectivité. Par ailleurs, ces animaux, n’ayant pas la possibilité de retourner à l’état sauvage, ne peuvent que s’épanouir à partir du monde qu’ils connaissent, celui à partir duquel ils peuvent donner une signification. Par la suite, Porcher regroupe plusieurs caractéristiques du travail pour montrer qu’elles peuvent toucher les animaux de la même manière qu’elles le font sur les humains :

Si travailler c’est « mobiliser son corps, son intelligence, sa personne pour une production ayant une valeur d’usage », agir sur le monde et se produire comme sujet, l’animal d’élevage est également dans le « travailler ». Il est dans le travailler parce qu’il est un être vivant, actif, affectif, et qu’il est avec l’éleveur dans le monde intersubjectif du « sentir » dans le contexte du travail. Le travail le construit, et il peut alors advenir une « subversion de la domination par le travail ». L’animal est certes dans un rapport inégalitaire avec l’éleveur, car ce dernier est le dominus, le maitre, celui qui a l’autorité et le pouvoir, mais le travail transforme l’animal, comme il transforme l’homme, il lui donne une « seconde nature » qui le construit comme sujet. […] Si le travail crée du sujet, il engendre des comportements libres et du bien-être. Si le travail détruit le sujet, ou l’empêche d’advenir, il engendre de la souffrance499.

Ce passage montre également qu’il est possible de rendre le travail épanouissant pour les animaux de la même manière que pour les humains. Il convient donc de conduire les

496 Ibid., p.157.

497 Jocelyne Porcher. (mars 2015). « Le travail des animaux d’élevage : un partenariat invisible ? » Courrier

de l'environnement de l' Inra, no 65, p.30.

498

Op cit., Porcher. (2002). p.247.

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animaux à vouloir participer pleinement dans le travail et qu’ils soient enfin considérés comme des êtres pouvant s’investir dans le travail ou dans la participation au travail. Porcher illustre bien ce point : « L’animal participe à des activités humaines et il y investit lui aussi quelque chose de son intelligence et de son affectivité. Le bœuf travaille, le chien travaille, ils en ont bien conscience et ils savent ce qu’ils font. Les éleveurs qui travaillent avec ces animaux en ont conscience aussi et en ont très souvent une représentation qui les apparente à des collègues, des partenaires de travail »500. À ses yeux, les animaux travaillent, mais leur travail n’est pas pris en compte, car il est invisible. Cette invisibilité vient du fait que les animaux agissent dans les interstices des règles données au travail501.

En tout état de cause, c’est par le travail que nous avons côtoyé les animaux au fil des siècles. Sans le lien par le travail, notre relation à l’animal d’élevage serait grandement amoindrie : « Pourtant, vivre avec les animaux, cela signifie avant tout travailler avec eux. La question du travail n'est pas une anecdote théorique, elle est au cœur de nos vies et de la relation que nous entretenons avec les animaux domestiques – les vaches comme les chiens »502. L’auteure rappelle également comment « la domestication est avant tout un processus coopératif d'insertion des animaux dans les sociétés humaines par le travail, lequel porte en lui, comme l'écrivait Marx, une part d'exploitation et d'aliénation, mais aussi et surtout une perspective d'émancipation »503. Dans ces passages, Porcher souligne qu’à l’origine, les animaux ont coopéré à leur participation dans le travail humain et depuis, notre compréhension du travail s’est tissée dans une histoire commune avec les animaux. Cet aspect est important, car il démontre que nous ne pouvons pas faire fi de la participation historique des animaux dans le travail. Il serait impossible de comprendre le travail humain sans les considérer.

500 Ibid., p.158. 501 Op cit., Porcher. (2015). p.33. 502 Ibid., p.30. 503 Ibidem.

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