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Chapitre 1. Modèles agricoles et domestication à travers l’histoire

1.2. Histoire de la domestication et de l’élevage

1.2.2 Processus de domestication

Toutes les espèces domestiquées ne l’ont pas été simultanément au cours de l’histoire. Les premières formes de domestication sont advenues à une multitude d’endroits dans le monde de manière indépendante113. Le chien, descendant du loup, fut la première espèce domestiquée. Il y aurait de cela entre environ 12 000 ans114 et 16 000 ans115. Contrairement à ce que nous pourrions croire, les humains ne se sont pas rapprochés des loups pour les élever et s’en nourrir. En fait, ils profitèrent d’abord des services offerts par l’animal : « La première expérience de domestication est apparue chez des chasseurs-cueilleurs. Elle a porté sur le chien, animal à intérêt alimentaire secondaire. Son apparition n’a pas modifié

l’économie des groupes humains, elle a simplement facilité le pistage et le rabattage des bêtes auxquels cet animal semble avoir été employé »116. Les chiens aidaient donc les humains pour la chasse, car ils pouvaient accomplir plus facilement certaines tâches liées à cette pratique. Les canidés servaient aussi au nettoyage en se nourrissant de déchets issus de l’activité humaine. Les débuts des rapports humain/loup se rapprochaient du commensalisme et en s’habituant l’un à l’autre, les humains ont graduellement intégré le loup à leur communauté117. Par la suite, s’en suivit la domestication de la chèvre il y a environ 9 000 ans, du mouton (8 500 ans), puis vinrent les rapprochements avec le bœuf, le cochon, le cheval et le chat118. Par ailleurs, il va de soi que la domestication d’espèces varie selon les milieux où les peuples se situent, comme en Amérique du Sud où ce sont les lamas et les alpagas qui ont été domestiqués. Bref, d’aussi loin que remonte la domestication, les humains ont su s’adapter aux espèces environnantes.

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Op cit., Digard. p.117.

114 Op cit., Helmer. p.11.

115 Op cit., Ferault et Le Chatelier. p.21. 116 Op cit., Helmer. p.81.

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Ibid., p.150.

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De plus, nous retiendrons l’hypothèse de Daniel Helmer pour tenter de retracer les processus de domestication à travers l’histoire. Selon lui, la domestication s’est effectuée en plusieurs étapes. D’abord, les humains apprivoisaient certains individus d’une espèce en influençant leurs comportements et leurs habitudes au niveau individuel119. Les premiers cas d’apprivoisements auraient été constatés au sein de populations de chasseurs-cueilleurs, qui auraient capturé des bêtes en bas âge dont ils se seraient entichés pour en faire des animaux de compagnie. Cependant, il était ardu de contrôler la reproduction de ces individus à cause des déplacements que comprend un mode de vie nomade. C’est avec la sédentarisation qu’il put y avoir un contrôle sur un assez grand nombre d’individus d’une même espèce pour entraîner des modifications à caractère génétique120, c’est-à-dire des modifications transmissibles d’une génération à l’autre. À partir de ce moment, nous pouvons parler de véritable phénomène de domestication. Il en résulte que le groupe d’individus alors isolés de leurs congénères sauvages se distingue d’eux. Cela comporte deux conséquences majeures. Premièrement, les individus isolés ne se reproduisirent plus qu’entre eux, ce qui entraîna la transmission de génotypes précis seulement à l’intérieur du groupe. Précisons que ces génotypes ont aussi pu être sélectionnés par l’humain121. Deuxièmement, les individus domestiqués se distinguèrent de leurs congénères sauvages122 parce qu’ils étaient protégés par l’humain. De cette manière, les individus défavorisés à l’état sauvage purent dorénavant survivre. Nous constatons ainsi un effacement de la sélection naturelle pour ces espèces, car en ayant été domestiquées, « l’action des prédateurs est freinée, les compétitions à l’intérieur du même groupe sont pratiquement éliminées et des apports de nourriture et d’eau peuvent être réalisés en cas de péjoration climatique. En ce qui concerne les maladies et les parasitoses, leurs effets peuvent être limités »123. Ainsi, n’étant plus soumis aux dangers et aux risques de la nature, les individus plus faibles d’un groupe augmentent leurs chances de survie s’ils possèdent les caractéristiques recherchées par les humains.

119 Ibid., p.22.

120 Op cit., Gautier. p.219. 121

Op cit., Helmer. p.23.

122 Comme les individus d’une espèce n’étaient pas tous apprivoisés, nous pouvons constater aujourd’hui une

différence marquée, causée par la sélection artificielle, entre les espèces domestiques et leurs ancêtres sauvages. Parfois, ces espèces sauvages subsistent encore aujourd’hui, tel que le sanglier, ou alors elles ont disparu, comme les aurochs.

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En poursuivant, au sein d’un élevage, la sélection des individus passa de naturelle à artificielle, c’est-à-dire qu’ils ont été en partie sélectionnés (consciemment ou non124

) par l’humain qui choisit certains individus en fonction de caractéristiques précises. De cette manière, il crée de nouvelles races à partir de l’espèce prise dans la nature. La sélection se fonde sur des critères choisis qui varient à travers certaines tendances et certains besoins ciblés. Les éleveurs primitifs auraient eu comme premier critère la recherche d’individus s’habituant rapidement à l’humain et ayant une faible tendance à s’enfuir125

. Par la suite, les animaux trop dangereux ou trop agressifs furent progressivement éliminés126. Les humains ont aussi cherché à modifier la taille, la morphologie, la vitesse et la force de l’animal et à améliorer la qualité des produits qu’il fournissait comme le lait, la laine ou la viande127

. De plus, plusieurs exemples illustrent également la variation et parfois même le côté arbitraire des critères de sélection des humains à travers le temps. Par exemple, au XVIIIe siècle, en France, la beauté constituait un critère de sélection pour diverses tâches : selon les critères de l’époque, les beaux chevaux servaient comme carrossier ou dans la cavalerie, tandis que les chevaux laids étaient envoyés à la campagne128.

Par ailleurs, nous avons mentionné plus tôt que la domestication est un processus entraînant à travers le temps des modifications biologiques profondes chez les espèces concernées, ce qui tend à les artificialiser. Certains de ces changements remontent parfois à des milliers d’années, mais les humains n’ont jamais cessé de transformer leurs animaux et ne cesseront probablement pas de le faire dans le futur129. Ces modifications se situent surtout aux niveaux anatomique, physiologique, comportemental et génétique130. Sur le plan comportemental, les sangliers nocturnes sont par exemple devenus des cochons diurnes131 et la reproduction ne s’effectue plus sur une base saisonnière132. Ensuite, les individus domestiqués sont généralement moins craintifs et moins actifs que leurs congénères 124 Op cit., Gautier. p.18. 125 Ibid., p.92. 126 Ibid., p.74. 127 Op cit., Helmer. p.23. 128 Op cit., Digard. p.40. 129 Op cit., Gautier, p.9.

130 Bernard Denis. (2004). « La domestication : un concept devenu pluriel », INRA Productions Animales,

vol. 17, n° 3, p.162.

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Op cit., Helmer. p.28.

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sauvages. Sur le plan anatomique, les animaux domestiques ont une taille et un cerveau réduits en comparaison à leurs ancêtres sauvages133. Leur charpente osseuse change, leur musculature contient plus de graisse134, la couleur des pelages n’est plus la même135, etc. L’aspect physiologique est illustré par une productivité largement accrue. Par exemple, un animal domestique peut produire jusqu’à dix fois plus de lait ou d’œufs lorsqu’il a été domestiqué136. Enfin, le milieu des animaux domestiqués est différent de leur milieu d’origine. Parfois, il est complètement artificialisé, comme dans le cas de certains animaux d’élevage.

En outre, le processus de domestication ne peut s’avérer fructueux sans la participation des animaux. En effet, pour que la domestication fonctionne, il faut que les animaux acceptent de modifier leurs habitudes afin de convenir à leur maître137. Ils sont conscients de ces rapports avec l’humain :

Isidore Geoffroy Saint-Hilaire avait introduit, […], la notion de participation de l’animal lui- même à son propre asservissement. Décomposant le processus de domestication en trois stades ou état de l’animal – la captivité, l’apprivoisement et la domesticité –, cet auteur distinguait au premier stade, un “ état purement passif ” de l’animal, et aux deux suivant, des “ états actifs ” supposant “ la possibilité de se plier à de nouvelles habitudes, la connaissance du maître, et par conséquent un certain degré d’intelligence ou d’instinct, et de volonté”138

.

De plus, il faut également souligner que certains animaux sont curieux de nature, comme le singe, le rat ou le cheval et que cette caractéristique peut les pousser à vouloir se rapprocher de l’humain139. Cependant, cette tendance à vouloir côtoyer l’humain ne se dessine que chez certaines espèces ayant quelques caractéristiques précises. Il doit s’agir d’espèces grégaires ayant peu d’attachement à leur progéniture, qui ont une courte distance de fuite, une bonne capacité d’adaptation et une alimentation peu spécialisée140

. Aussi, les membres de ces espèces ne doivent pas adopter de comportements territoriaux ni avoir l’habitude de former des couples, de sorte à éviter de limiter les possibilités de reproduction141. Enfin, les gens pouvaient préférer sélectionner les individus au volume cérébral réduit, car cela 133 Op cit., Gautier. p.45. 134 Ibid., p.50. 135 Ibid., p.86. 136 Ibid., p.52. 137 Op cit., Digard. p.93. 138 Ibid., p.93. 139 Ibid., p.94. 140 Ibid., p.97. 141 Op cit., Gautier. p.161.

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s’accompagne de perceptions pauvres et d’une réactivité faible142. Par ailleurs, il est à noter que ce sont les espèces qui sont domestiquées, mais cela n’empêche pas certains individus d’une espèce sauvage d’être apprivoisés ou dressés, tels les animaux de cirque. Par exemple, seulement quelques tigres sont des individus assez malléables pour être apprivoisés à des fins de divertissement143.

Dans un autre ordre d’idées, afin de cerner la nécessité de la domestication, il est pertinent de s’interroger sur les motifs qui ont mené à celle-ci. Différentes hypothèses sont émises à ce sujet. Par exemple, l’approche catastrophique soutient qu’à une certaine époque, les humains se seraient vu imposer un changement extérieur pour modifier leurs habitudes, et ce, alors qu’ils obtenaient leurs protéines animales à partir du charognage ou de la chasse. Ils auraient eu à s’adapter à certaines situations, comme une augmentation de la population, et auraient donc préféré accroître leur contrôle sur les animaux pour répondre à cette situation144. L’approche nutritionnelle, quant à elle, veut que l’animal ait été domestiqué pour équilibrer un régime alimentaire trop céréalier chez les peuples sédentaires145. Enfin, l’approche dite culturelle indique que « la domestication a été rendue possible par la conception des hommes de leur place dans la nature »146. Ils se perçoivent dans une position où ils se sentent légitimes d’avoir un ascendant sur les autres espèces. Cette dernière approche n’explique pas la domestication à elle seule, mais elle constituerait une dimension complémentaire aux deux autres.

Par contre, Jean-Pierre Digard souligne que la domestication s’est également enclenchée à cause de la simple curiosité des humains. En effet, les humains préhistoriques étaient naturellement intrigués par le fait de côtoyer les autres espèces animales. Avant d’avoir domestiqué les animaux, ils ne pouvaient supposer toutes les utilités qu’ils y trouveraient, car la domestication n’avait pas de résultats utilitaires immédiats147 : ils ne pouvaient donc pas prévoir qu’il serait possible de les élever pour les manger. Les utilisations possibles des espèces animales apparurent suite à la domestication, par exemple « les moutons ne 142 Ibid., p.162. 143 Op cit., Helmer. p.150. 144 Ibid., p.153. 145 Ibid., p.154. 146 Ibid., p.155. 147 Op cit., Digard, p.21.

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pouvaient avoir été domestiqués pour leur laine, car ils n’en possèdent pas à l’état sauvage, […] la vache ne donne naturellement pas assez de lait et […] les oiseaux sauvages ne pondent pas suffisamment d’œufs pour que ces produits aient pu constituer un motif de domestication […] »148

. Ainsi, les humains auraient en partie approché les animaux sans motifs précis, de sorte que la domestication contient un peu en elle-même sa propre fin149.

À l’encontre de certaines croyances, ce serait une erreur de penser que la domestication d’une espèce est un état inaltérable. En fait, « aucune espèce animale ne peut être considérée comme totalement et définitivement domestiquée, et aucune espèce sauvage n’est à l’abri de tentatives de domestication »150

. Un retour en arrière dans la vie sauvage, phénomène nommé « marronnage », demeure souvent possible. Ce concept implique que les animaux soient soustraits au contrôle des humains, et ce de différentes manières : ceux- ci peuvent avoir abandonné les animaux, les avoir libérés volontairement ou leurs bêtes peuvent s’être échappées151. Il peut s’agir d’individus qui sont relâchés ponctuellement dans la nature ou d’espèces entières que les humains ne voient plus l’utilité de préserver, comme le pigeon redevenu sauvage à la fin du XIXe siècle152. Les animaux marrons développent à nouveau des traits comportementaux et morphologiques relatifs à leurs équivalents sauvages, mais ne redeviennent jamais complètement comme eux. Par exemple, un lapin élevé dans un clapier et relâché dans la nature se remettra tout de suite à creuser des trous, et ce, même si les générations qui l’ont précédé avaient perdu cette habitude153

. Cependant, ce n’est pas tous les individus anciennement domestiqués qui survivraient dans la nature, d’un côté parce qu’ils sont à nouveau exposés aux prédateurs, de l’autre côté parce qu’ils n’arriveraient pas à s’adapter dans un nouveau milieu. Donc, ceux qui ne peuvent survivre sans l’humain ne peuvent être considérés comme marrons.

Par ailleurs, il est utile de répertorier brièvement les aboutissements de la domestication afin d’illustrer d’une autre manière la complexité de cette idée. Cette énumération permet aussi de s’apercevoir de la multitude et de la richesse des services rendus aux humains par 148 Ibid., p.63-64. 149 Ibid., p.215. 150 Op cit., Denis. p.163. 151 Op cit., Gautier. p.166. 152 Op cit., Blanc. p.77. 153 Op cit., Digard. p.92.

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les animaux. D’abord, une quantité d’espèces a servi au transport ou au portage, comme le lama, le chameau, le dromadaire, le buffle, l’éléphant, le renne, etc154

. Les humains accordent aussi une grande importance aux animaux au plan spirituel et symbolique où ils sont parfois déifiés ou méprisés. Les animaux ont d’ailleurs souvent été utilisés pour faire des sacrifices. Nous rencontrons également l’utilisation des animaux en science dans les laboratoires. Certaines espèces ont aussi une fonction militaire. Enfin, l’animal peut avoir une fonction esthétique, lorsque les humains s’habituent à ce qu’il fasse partie de leur paysage. Cette énumération est loin d’être exhaustive, parce qu’il est presque impossible de répertorier dans l’histoire tous les types d’interactions ayant eu cours entre les humains et les animaux.

Pour mieux comprendre cet aspect, il faut mentionner que les humains ont exploré les possibilités de collaboration avec les espèces domestiquées, puis garder celles qui fonctionnaient le mieux ou ce dont ils avaient besoin. Par exemple, le chien a servi de compagnon, de nourriture, de chien de garde ou de chasse, d’animal de divertissement, dans la zoothérapie, de guide pour aveugles, sans oublier son utilisation pour le portage, etc155. Ainsi, nous comprenons qu’un animal peut avoir plusieurs fonctions et ne saurait être confiné à un seul rôle, puisqu’il peut passer du rôle d’animal d’élevage à celui d’animal de compagnie. Le chien constitue un exemple parmi tant d’autres, tout comme le cheval qui a aussi eu une panoplie de fonctions : il a servi pour le transport, les activités militaires, le divertissement, etc.