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La relation à l'animal : la robotisation au coeur de l'élevage laitier

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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© Sandra Blouin, 2020

La relation à l'animal : la robotisation au coeur de

l'élevage laitier

Mémoire

Sandra Blouin

Maîtrise en philosophie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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La relation à l’animal : la robotisation au cœur de

l’élevage laitier

Mémoire

Sandra Blouin

Sous la direction de :

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ii

Résumé

L’élevage laitier est un secteur agricole important au Québec. Il est aujourd’hui en plein changement alors que de plus en plus d’entrepreneurs agricoles se tournent vers la robotisation de leur ferme afin d’accroître leur productivité. Au cœur de ce processus, le robot de traite réduit la charge de travail de l’éleveur et permet d’analyser chaque vache d’un troupeau. Plutôt que d’être attachées dans l’étable et de se faire traire deux fois par jour à des heures régulières, les vaches sont dorénavant en liberté et se rendent elles-mêmes au robot de traite à tour de rôle. Ce mémoire vise à analyser l’impact des robots de traite au sein d’une ferme. Il tente d’évaluer si les relations entre les éleveurs et les vaches sont modifiées par l’arrivée d’un robot. Il permet aussi de se pencher sur la manière dont cette relation affecte le bien-être de l’animal. Pour ce faire, ce mémoire explore entre autres l’histoire de l’agriculture en sol québécois, l’histoire et les implications éthiques de la domestication animale, le contrat domestique avec l’animal et la subjectivité animale du point de vue phénoménologique. Chaque chapitre permet de revenir sur l’enjeu des robots de traite afin de l’analyser sous plusieurs angles.

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Table des matières

Résumé ... ii

Table des matières ... iii

Remerciements ... v

Introduction ... 1

Chapitre 1. Modèles agricoles et domestication à travers l’histoire ... 7

1.1 Histoire de l’agriculture en sol québécois ... 8

1.1.1 Mode de vie et subsistance chez les Hurons-Wendats ... 9

1.1.2 Vie agricole en Nouvelle-France ... 13

1.1.3 Le Québec à l’ère de l’industrialisation ... 17

1.2. Histoire de la domestication et de l’élevage ... 27

1.2.1 Définition de la domestication ... 27

1.2.2 Processus de domestication ... 32

1.2.3 Rôle de l’animal dans l’activité agricole ... 38

1.3 Lien entre l’animal et la machine en agriculture : la traite robotisée ... 44

1.3.1 Comment faire le lien entre l’animal et la machine ... 45

1.3.2 Cas particulier : le robot de traite ... 49

1.3.3 Pourquoi acheter un système de traite automatisé ? ... 50

1.3.4 Inconvénients d’un robot de traite ... 53

1.4 Pratiques agricoles sous un angle philosophique ... 56

1.4.1 Pilotage et fabrication ... 56

1.4.2 Pourquoi le modèle technique ? ... 61

Conclusion... 63

Chapitre 2. Les implications éthiques de la relation à l’animal ... 66

2.1 La domestication du point de vue éthique ... 66

2.1.1 L’éthique et les catégories animales ... 67

2.1.2 Les machines animales ... 70

2.1.3 Singer et la souffrance animale ... 71

2.1.4 Critique du mouvement de libération animale ... 73

2.2 Le contrat domestique ... 75

2.2.1 La communauté mixte ... 76

2.2.2 Composition de la communauté mixte ... 80

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2.3 Impact du robot sur la relation entre les vaches et leur éleveur ... 85

2.4 Importance de la relation pour le bien-être animal ... 90

2.4.1 Définition du bien-être animal ... 90

2.4.2 Aspect relationnel du bien-être... 96

Conclusion... 102

Chapitre 3. Comprendre la subjectivité animale ... 104

3.1 Uexküll : Théorie sur les mondes animaux ... 104

3.2 La phénoménologie et le statut animal ... 107

3.2.2 La diversité des statuts ... 107

3.2.1 La question de la spécificité humaine ... 110

3.2.3 Burgat et l’autre existence ... 111

3.2.4 Reconnaitre l’individualité : l’importance de l’histoire individuelle ... 115

3.3 Le désir de l’animal ... 116

3.3.1 La participation au travail... 118

3.3.2 Compatibilité du bien-être animal et de la participation au travail ... 124

3.3.3 Le travail bovin et le robot de traite ... 125

Conclusion... 129

Conclusion – Le lien entre le statut et la relation ... 130

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v

Remerciements

Je souhaite d’abord remercier chaleureusement Marie-Hélène Parizeau qui m’a guidé avec écoute et patience tout au long de ce processus. Je suis reconnaissante d’avoir pu travailler avec elle sur un sujet complexe dont le rendu est fidèle à ce qui était souhaité au départ. J’ai été motivée par un coup de cœur pour sa façon de réfléchir aux enjeux actuels. Je tiens aussi à remercier Vanessa Nurock pour son accueil généreux lors de mon séjour à Paris. Ses enseignements et nos discussions m’ont aidé à approfondir mes réflexions. Je me dois également de remercier Catherine Larrère et Patrick Turmel qui ont accepté d’évaluer mon mémoire.

Merci à Dominique Côté et Marie-Krystel Blouin d’avoir pris le temps à maintes reprises de m’expliquer leur vécu avec la robotisation et leur rapport à leurs vaches. Je n’aurais pas été en mesure de comprendre aussi bien la réalité du quotidien avec le robot de traite s’ils ne s’étaient pas ouverts à moi.

Après tout ce temps passé à avoir des discussions vraies et enrichissantes, ils n’auront pas été que mes collègues, mais aussi mes amis. Plusieurs d’entre eux m’ont fait réfléchir, m’ont éclairé et m’ont donné des conseils plus d’une fois. Je remercie donc les membres du GREME : Louis-Étienne Pigeon, Héloïse Varin, Jimmy Voisine, Guillaume Pelletier, Frédéric Dubois, Mathieu Gagnon et Kiven Poirier-Fontaine. Ce fut un plaisir de vivre ces moments avec vous tous.

Comme mon mémoire traite d’éthique animale et note l’importance de souligner la présence animale parmi les humains, j’ai aussi une pensée pour Croquette, ce chat qui a été dans ma vie lors de ma rédaction. Son contact m’a permis de réfléchir plus concrètement aux relations avec l’animal domestique.

Finalement, pour avoir été à mes côtés au quotidien lors de cette aventure et pour avoir relu mes chapitres, je remercie Francis Lacroix. J’éprouve aussi de la gratitude pour son aide, son écoute et son réconfort dans les moments de questionnements.

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Introduction

La profession d’agriculteur en est une difficile qui demande beaucoup de travail, de gestion et de prises de décision. En effet, dans un contexte de mondialisation, plusieurs secteurs agricoles au Québec font face à une compétition intense pour survivre. Dans le cas du secteur laitier, les entrepreneurs agricoles se voient offrir plusieurs solutions techniques pour optimiser leur production et ainsi demeurer compétitifs. Parmi celles-ci, une invention remplie de promesses a fait son entrée sur les marchés depuis les vingt dernières années. Il s’agit d’un robot de traite qui est offert par différentes compagnies afin que le troupeau de vaches puisse être trait sans impliquer directement les humains. Ces robots répondraient au souci des éleveurs d’alléger leur charge de travail, tout en permettant d’améliorer les conditions de vie des vaches.

L’ancêtre de ces robots est la traite mécanique. Ce procédé implique pleinement les éleveurs qui doivent s’y atteler longuement (environ deux heures) deux fois par jour aux mêmes heures. Il est plutôt éreintant de devoir se pencher entre chaque vache attachée dans l’étable pour lui installer une trayeuse sur le pis. Le quotidien d’une étable se retrouve alors grandement changé lors de l’instauration de la traite automatisée. Les vaches sont dorénavant libres dans l’étable et passent se faire traire au robot une après l’autre. Le robot est en mesure d’identifier chaque individu et de récolter de multiples données à son sujet, comme son poids ou la quantité de lait produite. Le robot s’installe de manière automatique sur les trayons et les nettoie avant d’effectuer la traite. La vache reçoit pendant ce temps une moulée qu’elle aime, ce qui sert à la motiver à se rendre au robot.

D’autres équipements automatisés sont aussi vendus sur les fermes. L’objectif parfois inavoué de chacun d’eux est de remplacer une tâche de l’éleveur. Par exemple, des robots servent à distribuer de la nourriture alors que d’autres servent à nettoyer l’étable. Même s’il existe plusieurs types de robots et de machines qui contribuent à l’automatisation de l’élevage, nous croyons qu’il est capital de prioriser l’analyse du robot de traite en particulier, car c’est lui qui chiffre et évalue directement, à partir des données qu’il extrait, l’activité productrice de l’animal. C’est aussi parce que c’est l’activité de la traite, effectuée par ce robot, qui rapporte d’un point de vue économique à l’éleveur. De plus, la traite

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mécanique forme pour la vache et l’éleveur une activité très particulière. En effet, elle s’inscrit dans une pratique quotidienne et constitue un moment où l’éleveur peut vérifier l’état général de ses animaux. Il voit l’humeur de ses vaches et s’assure qu’elles n’ont pas de blessure. Il s’agit d’un moment où l’éleveur peut communiquer avec l’animal par des échanges visuels, tactiles et affectifs. Il permet à l’éleveur qui connait bien ses bêtes de favoriser un bon échange avec elles, mais aussi de cibler leurs besoins. Par exemple, il peut être à l’écoute des signes de chaleur (qui indique la période de fécondité) ou de maladies. Ainsi, pour ces différentes raisons, le robot de traite aura une place prépondérante dans ce mémoire par rapport aux autres facteurs de l’automatisation de l’élevage.

Ces robots changent hautement la dynamique à l’intérieur d’une ferme, autant pour les éleveurs vis-à-vis des animaux, de leur travail, de leurs employés, que pour les animaux vis-à-vis de l’éleveur et des autres animaux. Pour l’éleveur, le quotidien passe d’une traite routinière et structurée à la supervision de vaches qui doivent se rendre à la traite elles-mêmes. En plus des nouvelles tâches de surveillance, il doit dorénavant passer du temps à analyser les données recueillies par le robot. La vie des vaches est également chamboulée, car elles doivent s’adapter à la machine et sont désormais amenées à s’organiser entre elles pour savoir dans quel ordre elles iront à la traite. De plus, l’installation d’un robot de traite fait souvent en sorte que les animaux qui sortaient parfois en pâturage n’y vont plus.

Les robots de traite sont d’abord conçus pour des fermes de petites et de moyennes tailles. Un robot doit idéalement être utilisé avec soixante vaches et une ferme peut abriter plusieurs robots selon la grosseur de son troupeau. Il est plus rarement installé dans des fermes de plus de cinq-cents vaches1. Il est intéressant pour nous de constater que ces machines s’adressent plus particulièrement à de petites entreprises, car comme les éleveurs sont en contact avec moins d’individus, l’installation du robot risque d’avoir un impact plus grand sur la dynamique de la ferme. En effet, un propriétaire d’une ferme de plusieurs centaines, voire d’un millier de vaches n’est probablement pas en contact fréquent avec la plupart de ses animaux. De plus, une partie de son travail doit être dédié à la gestion du

1 Rebecca L. Schewe et Diana Stuart. (Juin 2015). « Diversity in agricultural technology adoption : How are

automatic milking systems used and to what end ? », Agriculture and Human Values, vol. 32, issue 2, p.202.

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personnel. Ainsi, il est plus aisé de voir comment un robot influence la vie d’une ferme dans un milieu de travail où les éleveurs sont proches de leurs animaux.

Au fil des siècles, les changements technologiques qui se sont présentés aux agriculteurs de différents secteurs ont servi à faciliter leurs tâches. C’est aussi le cas du robot de traite et de l’automatisation de l’agriculture en général qui sont présentés tout simplement comme la prochaine technologie parmi d’autres pour améliorer le travail sur la ferme. Malgré son coût très élevé, le recours à un robot de traite est parfois banalisé dans la mesure où les compagnies qui le vendent présentent des arguments très convaincants pour amener les acheteurs à se tourner vers l’automatisation. Ils adhèrent aux arguments voulant que les robots favorisent le bien-être animal et intègrent par exemple aisément l’idée que leurs vaches seraient moins stressées et plus en santé grâce au robot, ce qui n’est pourtant pas encore démontré par la recherche2. Il est cependant important de s’intéresser à l’automatisation de l’élevage, puisque ces nouvelles pratiques sont susceptibles d’engendrer de grands changements sur les fermes et que les inconvénients qu’elles apportent ne sont pas nécessairement présentés aux agriculteurs. Il est aussi opportun d’aborder ce sujet concret sous l’angle de la philosophie, car notre réflexion permettra de dépasser les arguments d’ordre pratique (coûts-bénéfices) et tentera de cerner quelle est la place de l’animal mis en lien avec des machines. Notre sujet est également propice pour remettre en question la manière dont les animaux de ferme sont traités et perçus à l’ère de l’élevage industriel.

Le but de notre mémoire est d’évaluer comment l’installation de robots de traite sur une ferme modifie le quotidien, plus particulièrement en ce qui a trait à la relation entre l’humain et les animaux. Cette relation implique autant les échanges dans la routine que la perception des uns par rapport aux autres. Ce lien comporte également un aspect affectif provenant du temps passé ensemble, et ce, autant pour l’éleveur que pour les animaux. De plus, pour l’éleveur, la relation à un animal domestique influence aussi son rapport au travail. Nous verrons aussi une évolution dans les relations des vaches entre elles causée par le robot de traite.

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Au plan méthodologique et pour étayer adéquatement notre propos, nous effectuerons d’abord une mise en contexte historique de l’agriculture et de l’élevage jusqu’à l’apparition des robots de traite. En effet, nous décrirons l’évolution de l’agriculture en sol québécois depuis les Premières Nations jusqu’à nos jours. Nous ferons aussi une histoire de la domestication animale. Cette approche historique permet de comprendre le contexte économique et agricole qui motive aujourd’hui les agriculteurs à acquérir ce genre de machines, et ce, en constatant également comment ont évolué les pratiques d’élevages à travers le rapport à l’animal. Avec ces connaissances historiques, nous serons en mesure de réfléchir aux enjeux éthiques reliés à la domestication et à l’élevage à travers l’automatisation. Nous nous pencherons également sur la subjectivité de l’animal pour comprendre comment il perçoit la dynamique avec les machines. Le but est de voir s’il est possible de bien intégrer les robots à l’élevage, mais à partir de la perspective des vaches elles-mêmes. Notre mémoire, s’il est d’abord orienté en philosophie et en éthique animale, intègre des éléments multidisciplinaires, car notre sujet touche à des enjeux économiques, scientifiques et éthologiques. Nous nous sommes donc également appuyés sur des auteurs en histoire, en sociologie, en anthropologie, spécialisés en agriculture, etc. Tous les chapitres aborderont un contenu théorique n’étant pas en lien directement avec les robots de traite, mais qui nourrira par la suite notre réflexion à leur sujet.

Notre premier chapitre dresse un portrait de l’histoire agricole du Québec. Il débute toutefois avant l’arrivée des Français, car il dépeint d’abord le modèle agricole des Hurons-Wendats du XVIIe siècle qui se nourrissaient au rythme des saisons et s’adaptaient bien à la nature pour produire. Ils avaient également un mode de vie pratiquement autosuffisant et leur agriculture servait davantage à les nourrir qu’à commercer. Par la suite, nous nous attarderons sur le modèle économique des paysans en Nouvelle-France afin de voir comment commence l’économie de marché. Ils sont alors moins autosuffisants et produisent avec l’objectif de vendre leurs cultures. Nous verrons ensuite le fonctionnement de l’agriculture québécoise à l’ère industrielle qui tend de plus en plus vers la spécialisation des entreprises agricoles. Les agriculteurs s’apercevront qu’une bonne manière de produire beaucoup est de se consacrer pleinement à un seul produit. Il s’agit du début de la monoculture qui optimise grandement les rendements des terres ou des animaux d’élevage. Toujours dans un objectif de productivité, c’est aussi à cette époque que les équipements en

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agriculture deviendront plus sophistiqués. Être à la fine pointe des techniques en agriculture est ce qui permet aux fermes de survivre dans un milieu compétitif. À cette époque, les agriculteurs entreront dans une logique d’augmentation constante de la production de laquelle ils ne se sont pas détachés aujourd’hui, de sorte que les robots de traite s’inscrivent totalement dans cette logique.

La deuxième section de ce chapitre sera consacrée à l’histoire de la domestication. Cette partie est nécessaire, pour comprendre comment ont commencé nos rapports à l’animal domestique et comment nous en sommes arrivés à les exploiter comme s’ils étaient des machines. Pour y arriver, nous définirons d’abord ce que signifie la domestication. Puis, nous explorerons les processus de rapprochement entre les humains et les autres espèces animales pour montrer l’échange mutuel qui eut cours il y a des milliers d’années. Nous nous pencherons enfin sur le rôle de l’animal en agriculture qui est multiple. En effet, les animaux nous accompagnent pour le transport, pour des services comme de la surveillance et pour de la nourriture.

Une troisième section de ce chapitre dressera un portrait détaillé des robots de traites en décrivant les motivations et les inconvénients pour faire l’achat de ce produit. Nous présenterons également les arguments de ventes de la compagnie Lely qui est chef de file dans la vente de robot de traite. À la fin de ce chapitre, nous réfléchirons aux différents modèles agricoles que nous avons explorés afin de les analyser sous un angle philosophique. Nous nous servirons à cet effet des concepts de Catherine et Raphaël Larrère qui analysent le rapport à la nature à partir du pilotage et de la fabrication.

Le chapitre deux sera consacré à une analyse des relations entre les humains et les animaux. Nous réfléchirons d’abord au type de pratiques éthiques à adopter selon le rapport que nous avons avec l’animal, selon qu’il est domestique ou sauvage. Dans cette section, nous nous appuierons sur John Baird Callicott et Mary Midgley. Nous verrons ensuite le concept de contrat domestique qui s’appuie sur les communautés hybrides de Dominique Lestel. Le but sera de montrer que les humains ont toujours vécu avec des animaux et d’illustrer comment ces relations se tissent à travers un contrat implicite. La section suivante servira à analyser comment le robot de traite risque d’affecter le rapport de l’éleveur à ses vaches, en particulier à cause des nombreuses données recueillies par la machine. Nous tenterons enfin

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de définir le concept de bien-être animal afin d’évaluer si le robot de traite bénéficie véritablement à l’animal et si les relations qu’il entretient devraient être incluses dans la notion de bien-être.

Le troisième et dernier chapitre se penche sur l’intériorité de l’animal. Nous chercherons ici à comprendre comment fonctionne la subjectivité animale de manière à évaluer si le contact à la robotisation convient aux vaches. Nous utiliserons les théories de Jakob Von Uexküll et de Florence Burgat qui aborde l’animal sous un angle phénoménologique. Comprendre le point de vue de l’animal permettra de cerner comment il souhaite lui-même être traité ou fonctionner dans l’élevage. Nous survolerons ensuite une recherche de Jocelyne Porcher et Tiphaine Schmitt dans laquelle elles visitent une ferme munie d’un robot de traite et analysent pendant plusieurs jours le comportement des vaches ensemble et autour du robot. Nous tenterons d’évaluer à partir de cette réflexion s’il est préférable pour les vaches d’être ou non en contact avec la robotisation.

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Chapitre 1. Modèles agricoles et domestication à travers

l’histoire

Les pratiques agricoles adoptées par une population témoignent de son rapport particulier à la nature. L’humain, en explorant à tâtons la nature perpétuellement changeante, s’adapte constamment à celle-ci pour en récolter les fruits. Il développe sa compréhension de la nature en interagissant avec les éléments qui la composent, comme les plantes, les animaux, etc., de façon à en acquérir une connaissance de plus en plus précise, ce qui est nécessaire pour tenter d’orienter les processus naturels en fonction de ses buts. Puisque les humains habitent des environnements diversifiés, ce processus a donné lieu au fil du temps au développement d’une variété de pratiques. C’est le cas des pratiques en agriculture qui varient en fonction des visions de la nature et de la perception des possibilités qu’elle offre. L’agriculture a donc connu différents développements selon les lieux et les époques dans lesquels elle fut la pratiquée. Par exemple, certains modèles agricoles sont plus mécanisés ou technologisés, comme le modèle occidental actuel, alors que d’autres font plutôt appel au travail des animaux domestiques, comme en Europe au Moyen-Âge.

Dans ce premier chapitre, nous tenterons d’abord de distinguer certains de ces modèles agricoles afin de mieux comprendre comment se traduit le rapport de l’être humain à l’agriculture et, par le fait même, à la nature. Notre étude couvrira essentiellement le modèle agricole huron-wendat, ainsi que celui développé en Nouvelle-France, qui a mené au modèle québécois contemporain comportant ses particularités issues des pratiques occidentales. Notre objectif est de mettre en perspective différents modèles agricoles afin de pouvoir les comparer et nourrir notre réflexion. Nous ne prétendons pas à l’exhaustivité historique et sommes conscients des limites de ce chapitre qui ne parvient pas exactement à faire la synthèse de l’histoire agricole du Québec. En effet, la littérature existante est plutôt limitée et ne permet pas d’approfondir davantage notre sujet.

Nous explorerons ensuite l’histoire de la domestication pour comprendre le rôle de l’animal d’élevage au sein de l’agriculture. Il nous sera aussi possible de faire des liens entre le contexte agricole actuel et le rôle de l’animal dans l’activité agricole pour mieux comprendre l’arrivée des robots de traite dans le paysage québécois. Nous pourrons alors

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faire un portrait de la ferme robotisée et automatisée afin de comprendre dans quel type de modèle agricole cette dernière s’inscrit. Enfin, nous recourrons aux concepts de fabrication et de pilotage de Catherine et Raphaël Larrère afin de saisir dans quel paradigme s’inscrivent les différentes pratiques en agriculture.

1.1 Histoire de l’agriculture en sol québécois

L’ère du néolithique (~10 000 ans AP3

) marqua les débuts de l’agriculture. Les humains qui étaient établis un peu partout dans le monde cessèrent graduellement la prédation pour se tourner vers les techniques de culture et d’élevage. Ces nouvelles pratiques constituèrent une véritable révolution des mentalités et des modes de vie4, car elles nécessitaient entre autres de repenser l’appropriation de l’espace, la répartition des tâches au travail, la gestion des ressources alimentaires, etc.

Selon les milieux où ils habitaient, les êtres humains développèrent différentes techniques pour exploiter la terre. Leurs différents modes de vie ont laissé place à une panoplie de modèles agricoles, de telle sorte que nous ne pouvons parvenir à retrouver un modèle typique et que nous ne pouvons tracer une seule histoire de l’agriculture. Notre but étant d’illustrer différents modes de vie et rapports à la nature qu’entraîne la diversité des pratiques agricoles, il ne nous semble pas nécessaire de tenter d’aborder ici exhaustivement l’histoire de l’agriculture. C’est pourquoi notre étude se limitera à des modèles particuliers. Pour ce faire, nous ferons une brève étude des différents modèles ayant eu cours en sol québécois. Nous débuterons par le mode de vie des Hurons-Wendats pour montrer le passage du chasseur-cueilleur vers la sédentarisation. Puis, nous analyserons le modèle de la colonisation française à partir du XVIIe siècle pour enfin tenter de comprendre le passage à l’agriculture occidentale moderne et ses conséquences.

3 Christian Ferault et Denis Le Chatelier. (2009). Une histoire des agricultures, Paris, Éditons France

agricole, p.5.

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1.1.1 Mode de vie et subsistance chez les Hurons-Wendats5

Comme nous l’avons mentionné plus haut, le développement de l’agriculture ne s’est pas dessiné partout de la même manière. Au courant de l’histoire, nous avons pu remarquer une diversité de tendances en agriculture. Pour notre recherche, nous avons choisi de nous pencher sur le modèle de subsistance des Hurons-Wendats, car il est antécédent au modèle agricole industriel et se détache des modèles européens tout en représentant la diversité des techniques agricoles ayant eu cours historiquement. De plus, leur système est intéressant pour nous, car il reflète quelque peu des techniques agricoles dites « primitives » : « The Hurons of the early seventeenth century provide a good illustration of how a Neolithic people lived. They practised a shifting type of agriculture, derived about three-quarters of their diet from agricultural produce, and lived in compact, semipermanent villages »6. Le mode de vie huron-wendat se caractérise donc entre autres par le mélange de la chasse, la pêche et l’agriculture. Ce modèle illustre bien la diversité des pratiques agricoles chez les humains, puisque les Hurons-Wendats n’ont pas développé les cultures céréalières en même temps que l’élevage. Par ailleurs, il est important de mentionner que puisque les écrits au sujet des Premières Nations ont été rédigés par des Européens lors de la colonisation, nous devrons nous en tenir à une vision fragmentaire européenne pour décrire le mode de vie huron-wendat du XVIIe siècle7.

Dans cet ordre d’idées, à l’arrivée des premiers colons européens, les Hurons-Wendats, occupaient des terres au sud du lac Huron, plus particulièrement entre le lac Simcoe et la baie Georgienne8. Leur mode de vie sédentaire leur permettait d’établir des villages plus densément peuplés que d’autres groupes autochtones9

. Les villages, qu’ils entouraient de palissades, devaient être déménagés tous les dix à trente ans, principalement parce que leurs

5 Il y a des ambiguïtés concernant le nom à attribuer à cette nation. En effet, nous pouvons simplement la

définir soit par Huron soit par Wendat. Cependant, l’appellation Hurons-Wendat fut récemment officiellement adoptée pour les désigner. Nous utiliserons donc cette formulation malgré les débats et les utilisations historiques variantes entourant le nom de cette nation. Comme il n’est toutefois pas nécessaire d’étayer ces débats pour notre propos, nous ne les aborderons pas davantage. Alain Beaulieu, Stéphanie Béreau et Jean Tanguay. (2013). Les Wendats du Québec : territoire, économie et identité, 1650-1930, Québec, Les Éditions GID, p.21.

6 Conrad E. Heidenreich. (1963). « The Huron Occupance of Simcoe County, Ontario », Canadian

Geographer, VII (3), p.131.

7 Op cit., Beaulieu, Béreau et Tanguay. p.19. 8

Ibid., p.23.

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techniques agricoles causaient l’épuisement des sols10

. Les Hurons-Wendats comprenaient la notion de propriété selon l’occupation d’un milieu, en ce sens, pour être propriétaire, il fallait simplement occuper une terre et en cultiver le sol pour en rester détenteur11. De plus, les villages se constituaient de maisons longues qui servaient d’unités multifamiliales. La communauté occupait différemment le village tout au long de l’année, par exemple en été et en automne, les gens se trouvaient surtout dans les champs ou sur le bord des lacs pour pêcher.

Curieusement, les terres habitées par cette nation n’étaient pas particulièrement favorables à l’agriculture. En effet, étant donné leur situation géographique plus au nord, la saison des cultures durait relativement peu de temps. Les Hurons-Wendats ne bénéficiaient que de 135 à 142 jours sans gelée par an, mais cela leur permettait tout de même de cultiver davantage que leurs besoins annuels en nourriture12. En outre, les Français constatèrent lors de leurs premiers contacts avec les Hurons-Wendats qu’ils se nourrissaient principalement à partir de leur production de maïs. Comme ils répartissaient les tâches selon les genres, c’étaient les femmes qui étaient presque exclusivement responsables des cultures ; elles préparaient et semaient les champs en mai pour habituellement faire la récolte en septembre13. Pendant l’été, les femmes habitaient près des champs afin de protéger les cultures. Elles s’occupaient aussi de la transformation des récoltes en vue de la conservation et la consommation et pouvaient parfois se consacrer à la cueillette de petits fruits. La seule tâche des hommes en matière d’agriculture était de défricher les champs.

Pour défricher, les hommes recourraient à une technique de culture très répandue dans le monde, et ce, à différentes époques, nommée « abattis-brûlis »14, qui consistait à abattre certains arbres d’une terre, puis à bruler ceux trop massifs pour être enlevés sans outil. Les cendres permettaient de fertiliser le sol afin de le cultiver de manière temporaire15. Le contact avec les Européens a permis aux Hurons-Wendats de recourir à la hache et a ainsi

10 Ibid., p.29.

11 Op cit., Heidenreich. p.139. 12

Op cit., Beaulieu, Béreau et Tanguay. p.33.

13 Ibid., p.35.

14 Op cit., Heidenreich. p.138.

15 Comme les racines restaient dans le sol, cette terre devenait infertile pour la culture après deux ou trois

années d’exploitation dans beaucoup de cultures. Marcel Mazoyer et Laurence Roudart. (1997). Histoire des agricultures du monde : du néolithique à la crise contemporaine, Paris, Le Seuil, p.99.

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permis d’améliorer les techniques de défrichement16. De plus, l’agriculture huronne-wendate donnait des rendements supérieurs à ceux de l’Europe à la même époque, au point où ils produisaient parfois des provisions suffisantes pour quelques années17. Cependant, comme les Hurons-Wendats ne disposaient pas des techniques de fertilisation comme en Europe, les terres s’épuisaient rapidement. En effet, ils ne connaissaient pas la jachère18

et n’avaient pas domestiqué d’animaux d’élevage pouvant servir à la fertilisation.

Les Hurons-Wendats avaient trouvé des manières de peaufiner leurs pratiques agricoles. Les femmes sélectionnaient les graines en vue du type de maïs qu’elles souhaitaient obtenir. Puis, elles les faisaient tremper dans l’eau pendant quelques jours pour accélérer leur germination19. Elles cultivaient également les courges, les fèves, les citrouilles et les tournesols. Ces derniers servaient aussi à créer de l’huile pour le corps et les cheveux. Pour favoriser la poussée de chaque plante, elles appliquaient une technique appelée les trois sœurs20

qui consistait à cultiver la courge, le maïs et le haricot grimpant à proximité. En plus de fournir un régime diversifié en protéine, cette habitude était avantageuse, car les haricots poussaient autour de la tige du maïs, les épines des tiges reliées aux courges protégeaient les plantes des animaux, etc.

De plus, les Hurons-Wendats ne pratiquaient pas l’élevage et ils n’avaient domestiqué que les chiens21. Pour se procurer des protéines d’origine animale, les hommes partaient à la chasse et à la pêche. Ils pratiquaient la pêche en se basant sur leur compréhension de la nature : « Les Wendats possédaient une connaissance précise des habitudes des différentes espèces de poisson présentes sur leur territoire ainsi que des lieux les plus propices à leur capture »22. L’acquisition de ces connaissances était basée sur leur observation de la nature,

16

Op cit., Heidenreich. p.138.

17 Op cit., Beaulieu, Béreau et Tanguay. p.35. Ils s’appuient sur les propos de Gabriel Sagard. (1990). Le

grand voyage du pays des Hurons situé en l’Amérique vers la mer douce, ès derniers confins de la Nouvelle France dite Canada avec un dictionnaire de la langue huronne, texte établi par Réal Ouellet, introduction et notes par Réal Ouellet et Jack Warwick, Montréal, Bibliothèque québécoise, p.135.

18 La jachère est la séparation des terres agricoles de sorte à laisser reposer les différentes parties du sol en

alternance afin de les rendre plus fertiles. Sur la section au repos, les paysans laissent les animaux pâturer pour qu’ils la fertilisent.

19 Op cit., Beaulieu, Béreau et Tanguay. p.35.

20 James E. Fitting. (1972). « The Huron as an Ecotype : The Limits of Maximisation in a Western Great

Lakes Society », Anthropologica, New Series, vol. 14, no. 1, p.5.

21

Op cit., Heidenreich. p.140.

(18)

12

ce qui facilitait leur activité. Par ailleurs, leur territoire se trouvait près de plusieurs étendues d’eau de sorte que la pêche constituait leur deuxième source d’alimentation. Pour cette raison, les hommes menaient une vie à la fois sédentaire et nomade, car ils quittaient le village en automne et au printemps pour leurs activités lors desquelles ils établissaient des campements temporaires près des cours d’eau. Les femmes et les enfants les accompagnaient jusqu’au temps des semences. Les femmes aidaient à la préparation de la saison de la pêche, puisqu’elles confectionnaient des filets à partir de chanvre qu’elles avaient elles-mêmes cultivé23.

En ce qui avait trait à la chasse, les hommes la pratiquaient annuellement, et ce, même si le gibier ne composait qu’une mince partie de leur régime. Ils recherchaient principalement le wapiti et le cerf de Virginie, surtout vers la fin de l’automne et le début du printemps. Ils chassaient peu en hiver contrairement aux Algonquiens, qui chassaient essentiellement le gros gibier lors de cette saison24. La chasse trouvait son importance non seulement dans l’alimentation, mais aussi pour les produits qu’elle pouvait procurer, telle que les peaux pour faire des vêtements. Cette pratique a cessé progressivement lorsque les Hurons-Wendats ont commencé à acheter des tissus européens suite à la colonisation. Enfin, l’hiver pouvait surtout être consacré aux activités sociales et rituelles ou à la fabrication et à la réparation d’instruments de chasse et pêche.

En ce qui concernait la gestion des ressources, au sein des Hurons-Wendats, une partie des récoltes de maïs devait être rendue collective afin de s’assurer que personne ne manque de nourriture25. Par ailleurs, l’agriculture servait non seulement à la subsistance, mais aussi aux échanges économiques entre tributs26. Les Hurons-Wendats échangeaient les surplus avec les Algonquins contre des fourrures et du poisson. Au printemps et à l’automne, ils troquaient également du tabac et des fourrures d’écureuil contre des peaux de raton laveur, des perles et des coquillages que les Neutres obtenaient du sud des États-Unis27. Enfin, les Hurons-Wendats jouaient aussi un rôle d’intermédiaire entre les Français et les autres nations autochtones, puisqu’ils entretenaient de bonnes relations avec eux, et ce, depuis une

23 Ibid., p.40. 24 Ibid., p.42.

25 Op cit., Heidenreich. p.139. 26

Op cit., Beaulieu, Béreau et Tanguay. p.20.

(19)

13

alliance conclue avec Samuel de Champlain en 161128, laquelle facilita les rapports cordiaux reliés à la traite des fourrures.

Par la suite, au milieu du XVIIe siècle, quelque 600 Hurons-Wendats ont déménagé près de Québec après une guerre avec les Iroquois qui avait décimé une grande partie de leur population29. C’est sur l’île d’Orléans qu’ils ont installé leur premier village pour recommencer la culture du maïs. Si les rendements de ces terres étaient suffisants au début, elles se sont épuisées peu à peu. Les Hurons-Wendats se sont vus dans l’obligation de diversifier leur économie et de se concentrer davantage sur les produits de la chasse et de la pêche. Cependant, comme le régime seigneurial faisait office d’autorité pour octroyer les terres, les autochtones ne pouvaient déménager comme ils en avaient jadis l’habitude lorsque les terres s’épuisaient30. Ils ont alors délaissé progressivement l’agriculture pour baser leur économie sur la traite des fourrures dans les colonies françaises. Plus, tard, les autochtones se rendaient également dans les villes pour vendre leurs produits issus de la forêt. Même si le contact avec les Européens a permis d’améliorer les outils techniques, comme la hache en métal et le chaudron de cuivre, il demeure que ce contact les a fait abandonner peu à peu leurs pratiques traditionnelles s’inscrivant dans une économie de subsistance pour se tourner vers une économie marchande.

Bref, notre analyse du mode de vie huron-wendat nous permet donc de constater qu’ils vivaient en observant la nature pour pouvoir travailler à partir de celle-ci. L’agriculture servait d’abord à la subsistance, puis dans un deuxième temps, ses produits pouvaient servir au commerce. Ce mode de vie à mi-chemin entre le sédentarisme et le nomadisme se distingue du modèle de la Nouvelle-France sur lequel nous allons maintenant nous arrêter.

1.1.2 Vie agricole en Nouvelle-France

Afin d’illustrer la diversité des modèles agricoles, nous allons nous attarder à la Nouvelle-France à partir du XVIIe siècle jusqu’à la période industrielle, qui consistait principalement

28 Ibid., p.27. 29

Ibid., p.57.

(20)

14

en des fermes familiales. Notons d’entrée de jeu que le développement de l’agriculture au Québec n’était pas représentatif de celui du reste du Canada et des États-Unis. En effet, d’abord sous le joug du régime seigneurial, puis négligé en tant que colonie anglaise, le Québec fut souvent peu considéré et accusa donc un retard par rapport au reste de l’Amérique du Nord quant à son agriculture. De surcroît, l’agriculture de la colonie n’était pas particulièrement productive, car elle ne bénéficiait pas des meilleurs techniques et technologies et n’était pas vraiment en mesure d’en développer afin d’augmenter sa production agricole. Nous en expliquerons les raisons dans cette section.

La colonisation française au Québec s’organisait sous le régime seigneurial qui se chargeait de distribuer des terres aux Canadiens français. De 1623 à 1763, pour que le territoire soit occupé, 375 seigneuries furent allouées à des notables qui devaient s’assurer de leur peuplement pour l’agriculture31

. La situation des colons français avait des similarités avec celle de leurs compatriotes en Europe, dans la mesure où ils ne pouvaient disposer librement de leur terre, car le seigneur en était le véritable propriétaire32.

Au début de la colonisation, l’agriculture représentait une activité économique secondaire, car les échanges commerciaux étaient surtout orientés vers le commerce des fourrures. Pour cette raison, peu de main-d’œuvre était disponible pour l’agriculture, de telle sorte que la distribution des terres s’effectuait plutôt lentement. L’agriculture se pratiquait davantage dans une logique d’autosubsistance33

ou d’échanges locaux. Cependant, les colons n’étaient pas complètement autosuffisants, bien qu’ils fabriquaient certains vêtements faits de laine et de cuir, ils devaient se procurer des vêtements confectionnés à partir d’autres matériaux. De plus, ils construisaient certains outils et meubles, mais devaient acheter des biens comme la batterie de cuisine, le sel, l’alcool, etc34. Par ailleurs, comme les colons n’étaient pas tous des paysans de métier, ils ne connaissaient pas les techniques agricoles européennes nouvellement développées et se tournaient plutôt vers des techniques issues du

31 Colette Chatillon. (1976). L’histoire de l’agriculture au Québec, Montréal, L’Étincelle. p.9.

32 Plusieurs contraintes étaient imposées aux censitaires : ils devaient payer une rente proportionnelle à la

grandeur de leur lot, acquitter une taxe de vente, débourser un coût pour l’usage du moulin, effectuer une corvée annuelle, etc. Toutes ces contraintes prenaient trop de place chez les paysans et les empêchaient de développer leur terre comme ils voulaient. Ibid., p.23.

33 Ibid., p.10. 34

John A. Dickinson et Brian Young. (2014). Brève histoire socio-économique du Québec, Montréal, Bibliothèque québécoise. p.129.

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15

Moyen-Âge qui les restreignaient principalement à la culture du blé (deux tiers de la production35), de l’avoine, du seigle et de certains légumes en en tirant un rendement moindre36. En somme, nous pouvons affirmer que les paysans arrivaient à produire suffisamment de nourriture surtout à cause de l’abondance des terres et non à cause de techniques efficaces37.

Puis, après la conquête du Canada par l’Angleterre en 1760, les Français perdirent le contrôle du commerce des fourrures de sorte qu’ils durent, à ce moment, orienter l’économie vers l’agriculture38

. La famille constituait alors le noyau central de ce secteur qui se trouvait au fondement de l’économie du Bas-Canada39, puisque le mode de vie des gens s’organisait autour de l’agriculture. De plus, les tâches en milieu rural variaient selon les saisons et les genres. De mai à octobre, les paysans s’occupaient de la culture et en hiver, ils se chargeaient de la transformation et de la vente de la nourriture40. Les hommes effectuaient les tâches plus exigeantes physiquement et les femmes prenaient soin des enfants, des animaux, de la maison et du jardin. À cette époque, les surplus servaient à la subsistance des élites : seigneurs, marchands, administrateurs et gens de l’église41. En outre, le système seigneurial avait subsisté, tout en ayant subi quelques changements, dont la possibilité pour les Canadiens français de cultiver pour le commerce extérieur. Envisager de faire du profit à partir de leurs récoltes changea la nature de l’activité économique agricole des Canadiens français. Dès lors, ils souhaitèrent que l’agriculture serve au-delà de la subsistance et fasse son entrée dans l’économie de marché. Cependant, ils arrivaient à destiner au mieux seulement 20% de la récolte pour les ventes aux villes et à l’exportation42

.

Puis vers 1776, après la guerre d’indépendance américaine, l’arrivée des « Loyalistes » en terre non seigneuriale, qui contrairement aux Canadiens français possédaient leurs propriétés, entraîna des modifications dans l’agriculture canadienne pour la rendre plus 35 Ibid., p.130. 36 Op cit., Chatillon. p.10. 37 Ibid., p.11. 38 Ibidem.

39 Op cit., Dickinson et Young. p.57. 40 Ibid., p.134.

41

Ibid., p.58.

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16

productive. En effet, ayant hérité des nouvelles pratiques agricoles anglaises issues de la révolution anglaise du XVIIIe siècle, ils recouraient à la rotation des cultures et utilisaient le gypse et le fumier animal pour la fertilisation des terres43. À la même époque en Europe, les pratiques en agriculture permettaient d’être deux fois plus productifs qu’avec les anciennes techniques, comme la jachère, grâce aux nouvelles techniques agricoles44.

Les revenus tirés des ventes de blé avaient permis aux colons anglais de se munir de machineries pouvant augmenter la production de récoltes. Par contre, les paysans français, moins fortunés et soumis aux contraintes du régime seigneurial, voyaient leur accès à la machinerie restreinte, ce qui les empêchait d’être compétitifs et les laissait dans une situation économique peu viable. En outre, le régime anglais empêchait le développement de nouveaux territoires pour les Canadiens français et la création de nouvelles seigneuries. Les Canadiens français se voyaient donc obligés de subdiviser les terres à l’intérieur de leurs territoires déjà occupés45. Pour ajouter à cette situation, la commercialisation des produits agricoles incitait les paysans à augmenter l’exploitation de leurs terres, ce qui contribuait à en faire diminuer leur rendement, puisqu’ils utilisaient des techniques archaïques épuisant les sols.

Ensuite, la concurrence avec les Américains, en ce qui avait trait aux exportations de blé vers l’Angleterre, avait entraîné une baisse de prix, et diminuait donc le revenu des paysans46. À cette époque, il s’effectuait alors un retour à l’économie de subsistance pour les colons français. Cependant, étant donné le faible rendement des sols, les paysans ne pouvaient combler leurs besoins alimentaires. Durant cette période, les villes du Bas-Canada s’approvisionnaient en produits alimentaires parmi les surplus du Haut-Bas-Canada, ce qui poussait les agriculteurs de cette province à diversifier leurs produits pour s’adapter aux besoins des marchés développés en villes. Ils se mirent alors à la culture de fruits et légumes47. Cette situation, qui freinait la participation des paysans français à l’économie de

43 Op cit., Chatillon, p.14.

44 Op cit., Mazoyer et Roudart. p.314. 45

Jean-Pierre, Wampach. (1992). Agriculture et développement économique au Québec, Productivité et revenu agricole dans une économie industrialisée, Québec, Les Presses de l’Université Laval. p.24.

46 Cette situation concernait surtout les paysans en région qui compensaient le manque de revenu sur la terre

par du travail en forêt. Les fermiers cultivant quant à eux près de ses villes étaient plus stables. Op cit., Dickinson et Young. p.134.

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17

marché, ne changera que vers 1850 avec le développement de l’industrie laitière48

, laquelle représente pour certains le véritable « passage de l’autarcie à l’économie de marché »49.

Dans l’ensemble, si le colon moyen français du XVIIe

siècle menait généralement une vie presque autosuffisante, il tentait à petits pas de participer à la marchandisation de ses produits. Les résultats de son travail témoignaient néanmoins d’une faible connaissance de son milieu et des techniques agricoles susceptibles de le rendre plus productif. Cette quête sera cependant réalisée dans les siècles suivants.

1.1.3 Le Québec à l’ère de l’industrialisation

Vers le milieu du XIXe siècle, les paysans québécois amorcèrent un changement de pratiques vers l’industrialisation. Les paysans produisaient des surplus commercialisables et participaient donc à la vie économique d’une nouvelle manière. Au Québec, la spécialisation vers le lait, combinée aux progrès mécaniques et techniques, tout comme la disparition progressive de petites fermes peu compétitives, libéra une forte main-d’œuvre disposée à se rendre travailler en ville, ce qui permit de concentrer l’économie de la province vers l’industrie. Cette spécialisation s’effectua aussi dans l’industrie de la transformation alimentaire de sorte que les paysans voyaient leurs tâches allégées. Ces produits transformés étaient destinés à l’exportation et au marché local50. Considérant ces différents éléments, les paragraphes suivants visent à expliquer cette condition des fermes dans l’économie de marché et à montrer comment elles sont régies et gérées par la même logique que les autres industries issues du capitalisme. Nous constatons d’ailleurs un passage du statut de paysan vers celui d’agriculteur qui exercent tous deux dans des modèles agricoles complètement différents.

Cette montée de l’industrie laitière était en partie causée par une hausse de la demande de produits laitiers dans les villes où la population était en augmentation51. Pour s’adapter à

48 Ibid., p.24.

49 Normand Perron. (1980). « Genèse des activités laitières, 1850-1960 », dans : Normand Séguin. Agriculture

et colonisation au Québec, Montréal, Boréal Express, p.113.

50

Op cit., Dickinson et Young. p.287.

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18

cette demande, les paysans ont dû modifier leurs pratiques sur les fermes de plusieurs manières. Dans les débuts de la production laitière, celle-ci s’effectuait de manière traditionnelle et les agriculteurs ne disposaient pas d’outil ou de machinerie spécialisée pour la production de lait52. Ils vendaient leurs produits dans les laiteries et les beurreries locales à des fins de transformation. Puis, après 1880, ils constatèrent une concentration graduelle des entreprises et des commerces autour de l’industrie laitière53. Au surplus, pour suivre la tendance de l’amélioration technologique, à partir de 1840, ils acquéraient dans la province des charrues métalliques et des moissonneuses, en plus de généraliser l’utilisation de trayeuses54. Vers 1850, les échanges économiques fréquents entre le Canada et les États-Unis permirent aux Québécois de s’inspirer des méthodes américaines. Ils importèrent par exemple de la machinerie et des techniques servant à fabriquer le fromage55. Cette période fut également marquée par la commercialisation de la machine à vapeur associée à l’arrivée des premières faucheuses et moissonneuses-batteuses. Enfin, des changements sur le plan du transport, tel que le développement de la ventilation et de la réfrigération dans les trains et les bateaux, favorisèrent les exportations56.

Une autre pratique qui changea avec l’industrialisation est la division du travail. Elle fut remaniée de sorte à réduire la place des femmes, qui devaient auparavant prendre soin des animaux et assurer la transformation des produits, comme le beurre pour la consommation domestique. Dorénavant, pour pouvoir se concentrer sur la production et s’assurer que les produits transformés soient conformes aux normes gouvernementales, la transformation des aliments fut transférée dans des établissements industriels57.

Si les changements évoqués jusqu’à maintenant semblent plutôt anodins, il faut évaluer l’entrée de l’agriculture dans le capitalisme de manière plus globale. En effet, à cause de la forte compétitivité entre les agriculteurs, ceux-ci étaient incités à se munir de machineries plus performantes et d’engrais. Ces nouveaux achats nécessitaient des investissements qui ont eu pour effet d’accroître les coûts de production et le recours au crédit et à

52 Bernard Bernier. (1980). « La pénétration du capitalisme dans l’agriculture », dans : Normand Séguin.

Agriculture et colonisation au Québec, Montréal, Boréal Express, p.80.

53 Ibidem.

54 Op cit., Chatillon p.39. 55 Ibidem.

56

Op cit., Dickinson et Young. p.254.

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19

l’endettement, tout en augmentant la dépendance des agriculteurs à leurs moyens de production, puisque les compagnies les produisant imposaient leurs prix, s’occupaient elles-mêmes de la réparation des machineries, etc. Cette tendance provoqua également la fermeture de plusieurs fermes de petite taille dont les revenus augmentaient moins rapidement que les dépenses58. En revanche, puisque la production globale de lait s’accentuait, ces fermetures furent sans conséquence pour les marchés.

En outre, en comparant l’agriculture industrialisée au schéma capitaliste, il peut être pertinent de concevoir l’agriculteur comme un travailleur salarié constituant la main-d’œuvre des compagnies de transformation des aliments, car il est payé à l’unité produite59

, ne fixe plus ces prix de vente lui-même et n’est aucunement concerné par le prix final des aliments sur les tablettes. En somme, le parallèle est approprié, car bien que les agriculteurs soient propriétaires de leurs terrains, ils sont soumis aux moyens de production auxquels ils recourent.

Dans un autre ordre d’idées, un modèle de fermes tournées vers les marchés implique nécessairement une forme de compétition, non seulement sur un plan local, mais aussi sur le plan international. À cet effet, avant 1840, l’économie de la colonie canadienne avait surtout pour but de fournir sa métropole, l’Angleterre, en matières premières (les fourrures, le bois et le blé) de sorte que son économie était restreinte autour d’exportations peu diversifiées. À l’opposée, dans un modèle compétitif, tous les pays n’étaient pas égaux dans la course ; par exemple, une colonie comme le Canada accusait un retard technologique et politique par rapport à d’autres pays. Dans le secteur laitier, les agriculteurs canadiens étaient en compétition avec d’autres colonies anglaises comme l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Somme toute, les impératifs d’investissements technologiques et d’amélioration de la productivité des animaux d’élevage s’appliquaient également à ce type de compétitivité.

De surcroît, il était difficile d’être compétitif avec des pays comportant des caractéristiques propices au développement de certains élevages. Par exemple aux États-Unis et dans le reste du Canada, beaucoup d’espaces inoccupés et inexploités étaient destinés au pâturage

58

Op cit., Chatillon, p.75.

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20

de bovins. Ces vastes terres permettaient la pratique de l’agriculture extensive à moindre coût, ce qui réduisait le coût du produit final60. De plus, il n’était pas nécessaire d’épandre de l’engrais sur ces terres inexploitées pour avoir de bonnes récoltes, ce qui permettait de faire des économies61. Les Québécois n’auraient pu être compétitifs s’ils avaient tenté d’élever des vaches à bœuf en leur sol, puisqu’ils avaient seulement accès à des parcelles de terre restreintes.

L’obligation des agriculteurs de développer leur capacité d’adaptation constituait un autre aspect qui sous-tend la compétitivité en agriculture. Les fermes réussissant à suivre le modèle industriel étaient celles qui s’adaptaient mieux aux exigences du capitalisme et qui donc perduraient. Elles ont donc été habituées à se procurer de l’équipement à la fine pointe de la technologie dans le but constant d’augmenter leur productivité. Pour cette raison, les agriculteurs perdaient une certaine autonomie par rapport aux décisions prises sur leur propre ferme. En effet, une forme d’économie nécessitant une croissance infinie faisait en sorte que les artisans, les manufactures et les agriculteurs n’étaient plus en mesure de choisir eux-mêmes la production annuelle comme ils le faisaient auparavant. Ils étaient désormais contraints de produire toujours plus pour agir de pair avec la logique économique qui appelle à toujours plus de rendement62.

De plus, la recherche d’efficacité, allant de pair avec le modèle industriel, imposait aux agriculteurs de spécialiser leur production. En effet, puisque le travail sur la ferme demandait davantage de compétences spécifiques qu’auparavant, les agriculteurs étaient incités à se spécialiser dans des secteurs particuliers afin de travailler de façon optimale dans chacun de ces derniers. En fait, chaque élevage demandait des installations et un type de machinerie précis, ce qui rendait dispendieux l’achat d’équipements spécialisés pour toutes les espèces. Aussi, il était ardu de développer des compétences pour favoriser la productivité de chacune des espèces de plante ou d’animal. Il devint donc préférable de se concentrer sur un seul produit d’exploitation et de délaisser la polyproduction.

60 Karl Kautsky. (1979). La question agraire : étude sur les tendances de l'agriculture moderne, Paris,

F. Maspero. p.366.

61

Ibid., p.367.

(27)

21

L’agriculture moderne est également caractérisée par une implication de plus en plus imposante des gouvernements. Ces derniers cherchent à guider les orientations que prend ce secteur afin d’établir et d’encadrer les critères d’une production alimentaire locale suffisante et performante. Ils doivent aussi réguler le marché de sorte à garantir un revenu stable pour chaque éleveur63. Pour ce faire, en plus de financer et favoriser le tournant zootechnique en agriculture, la transformation du marché laitier est accompagnée d’une régulation plus forte de la part du gouvernement, puisqu’il met en place davantage de lois entourant ce marché et crée entre autres un corps d’inspecteurs64. De plus, les subventions favorisant la survie des entreprises agricoles ne sont pas à négliger. Par exemple, en 2005, les subsides du gouvernement constituaient 12% des revenus agricoles au Québec65. Enfin, dans un contexte économique hautement compétitif, nous ne pouvons douter que sans ce type d’appui à l’agriculture, encore plus d’entreprises agricoles québécoises auraient fermé leurs portes.

Par ailleurs, il est opportun d’expliquer les motifs pour lesquels l’agriculture a subi des changements techniques majeurs, comme la mécanisation, qui sont apparus tardivement par rapport à d’autres domaines industrialisés. Alors que les machines s’étaient déjà immiscées partout dans les industries, le domaine de l’agriculture prenait du retard, ce qui s’explique par la complexité d’adapter une machine à un milieu aussi peu standardisé qu’un champ. Développer des machines s’effectue plus facilement dans une usine, car c’est un lieu clos où l’environnement s’y trouve figé et très contrôlé, tandis qu’instaurer une nouvelle machine dans un milieu agricole demande une longue démarche d’essai-erreur pour ajuster la machine à des environnements extérieurs différents66.

La « découverte » des Amériques par les Européens avait contribué à favoriser le progrès en agriculture. En effet, en Europe, les paysans s’étaient d’abord mis à cultiver de nouvelles plantes importées d’Amérique. Pour apporter de la nouveauté en agriculture, il était plus aisé de commencer par expérimenter des plantes plutôt que de nouveaux outils, car se

63 Egbert Hardeman et Henk Jochemsen. (2012). « Are There Ideological Aspects to the Modernization of

Agriculture ? », Journal of Agricultural and Environmental Ethics, vol. 25, issue 5, p.660.

64 Op cit., Dickinson et Young. p.254. 65

Ibid., p.445.

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22

familiariser avec un nouveau type de semence n’impliquait pas une adaptation profonde de la part du paysan :

On est plus vite conquis par les plantes et les assolements qui permettent de tirer de la terre des récoltes plus abondantes que par les machines, qui prétendent se substituer aux outils légués par un lointain passé. Une plante nouvelle n’oblige pas à sortir de soi comme l’exige un outil nouveau. Son adoption procure un bénéfice immédiat, du même ordre que celui qu’on a toujours attendu du travail des champs. La machine introduit dans les habitudes un élément de rupture plus difficile à admettre67.

Ainsi, nous comprenons que les paysans étaient plus confortables d’innover lorsque leurs habitudes n’en étaient pas trop affectées.

Par la suite, les colons américains, qui se retrouvaient en terre inconnue, s’étaient détachés des contraintes reliées à l’agriculture européenne, elle qui était toujours influencée par le spectre de la tradition préétablissant la technique et la marche à suivre pour cultiver. Ceux-ci se sentaient plus libres d’explorer leur nouveau territoire en diversifiant leurs méthodes d’agriculture et « [en] fin de compte, c’est dans [ces] milieux affranchis des contraintes du passé, que la mécaniculture prendra naissance »68. Parallèlement, c’est aussi la machine qui a permis la conquête de l’Ouest canadien et de l’Ouest américain au XIXe siècle. Sans machines, l’expansion des terres aurait été plus compliquée, car la vitesse des moteurs accéléra l’exploration et la gestion des terres. Enfin, le recours à la mécanisation agricole dans le but d’augmenter la productivité servait à répondre à l’augmentation démographique de l’époque industrielle et à la baisse de main-d’œuvre destinée à l’agriculture autant en Europe qu’en Amérique du Nord.

L’agriculture industrielle a réussi à augmenter significativement son efficacité grâce à la recherche scientifique. En effet, de pair avec la logique de spécialisation du XIXe siècle, les agriculteurs travaillaient à l’aide de la science agronomique, qui sert à étudier les cultures de manière à les optimiser. Cette discipline mêle la pédologie, l’écologie et la génétique afin de favoriser la production agricole69. Grâce à la science, « on passera presque sans transition d’une sorte d’Antiquité agricole aux formes modernes de l’exploitation du sol et

67 Ibid., p.56. 68

Ibid., p.64.

(29)

23

à la culture mécanique »70, du moins en Occident. En revanche, la naissance de l’agronomie a eu comme conséquence de rendre les agriculteurs plus dépendants. Devant des spécialistes ayant une meilleure connaissance de la terre qu’eux, ils perdirent de l’autonomie dans leur prise de décision dans la mesure où ils devaient se référer à une expertise agricole très spécialisée qui pouvait les conseiller et les guider71. Au Québec, les premiers agronomes de la province ont gradué en 1912-1913 des universités Laval et McGill, ce qui représentait « l’implantation d’une véritable structure d’encadrement scientifique de l’agriculture »72

.

De surcroît, l’association à la science des milieux agricoles menait également à une standardisation et à une uniformisation de ces derniers, car pour pouvoir appliquer les théories scientifiques correctement dans un milieu, il fallait que ce dernier suive un certain modèle. Ce nouveau modèle redéfinissait entre autres le rapport à la terre, dont il était nécessaire d’en avoir une connaissance plus étayée pour mieux la maitriser. Le changement de modèle impliquait aussi une réorganisation du travail pour l’éleveur qui devait concentrer son travail d’abord sur la productivité de son troupeau73. Du côté des cultures, la spécialisation s’illustrait par le fait que les agriculteurs pouvaient dès lors se consacrer à la culture des plantes convenant aux conditions naturelles d’un milieu donné74.

La course aux machines s’expliquait aussi par la facilité qu’elles apportaient au quotidien des agriculteurs tout en réduisant la pénibilité du travail. Bien qu’elle implique d’apprendre le fonctionnement, le maintien et l’entretien de chaque nouvelle machine, la technologie permet aussi de réduire le temps dédié à chacune des tâches et généralement d’améliorer la qualité de vie des travailleurs. Chaque nouvelle technologie redéfinit l’organisation et la gestion du temps autour d’une tâche, puisque la recherche d’efficacité nécessite aussi d’optimiser la répartition de son temps : « [L’art agricole] demande que chacun [des travaux] se fasse en son temps, au moment précis où il peut avoir le maximum d’efficacité. […] Il faut donc ruser avec le temps ; le tracteur permet d’utiliser efficacement des journées

70 Op cit., Faucher, p.61. 71

Christian Nicourt. (2013). Être agriculteur aujourd’hui, l’individualisation du travail des agriculteurs, Paris, Éditions Quae., p.57.

72 Normand Séguin. (1980). « Histoire de l’agriculture et de la colonisation au Québec depuis 1850 », dans :

Normand Séguin, Agriculture et colonisation au Québec, Montréal, Boréal Express, p.12.

73

Op cit., Nicourt, p.113.

(30)

24

trop courtes »75. Bref, l’activité agricole devint gérée en fonction du meilleur moment pour accomplir les tâches qui étaient écourtées à cause de la machine, tout cela dans le but de rendre le travail plus productif.

La précision dont elle fait preuve est un avantage de plus de la machine. En effet, elle est parfois plus précise que l’humain pour accomplir une tâche. Par exemple, elle fait preuve de plus de justesse lors de l’ensemencement76

et lors du labourage et la machine laisse moins de mauvaises herbes repousser, car elle va plus en profondeur dans le sol77. De plus, l’utilisation des machines permet de diminuer la main-d’œuvre nécessaire à l’exploitation de la ferme, ce qui entraîne des économies pour l’agriculteur : « Dans la plupart des cas, la machine permet d’obtenir une réduction des prix de revient »78

. Finalement, les machines rendaient le travail plus simple et moins coûteux à réaliser, et les produits pouvaient donc être vendus avec un meilleur profit.

Pour en revenir à l’histoire du Québec, les suites de la Seconde Guerre mondiale symbolisaient un moment où la population rurale et l’industrie agricole déclinaient au Québec, ce qui s’explique en partie par le fait que « La mécanisation des industries forestières réduisit le nombre des emplois saisonniers sur lesquels les fermiers avaient toujours compté dans le contexte de l’industrie agroforestière traditionnelle »79

. Sans ce revenu d’appoint, plusieurs fermes familiales n’arrivaient plus à fonctionner et durent cesser leurs activités. Par contre, les fermes restantes ont poursuivi leur modernisation à travers la province. Cependant, le nombre de fermes au Québec, autant dans le secteur laitier que dans les autres domaines, n’a cessé de décroître depuis plusieurs décennies. Par exemple, en 1999, le Québec comptait 10 108 producteurs laitiers ; en 2009, ce nombre n’était plus qu’à 6606 et en avril 2019, il est descendu à 494780

. Nous remarquons pourtant une augmentation constante de la production de lait. C’est donc dire que les troupeaux de

75 Op cit., Faucher, p.111. 76 Op cit., Kautsky, p.62. 77 Ibid., p.63. 78 Op cit., Faucher, p.116.

79 Op cit., Dickinson et Young. p.355-356.

80 Institut de la statistique du Québec. (2019).

http://www.stat.gouv.qc.ca/statistiques/agriculture/production-laitiere/statistiques_qc_mrc_cre.html « Statistiques relatives à la production laitière, par région administrative, par municipalité régionale de comté (MRC) et pour l'ensemble du Québec ». Consulté en ligne.

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