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Transformer son vécu en ressources biographiques et culturelles 

PARTIE 2  : S’ANCRER DANS LES SITUATIONS DE COMMUNICATION 

II) PARLER DE SOI, DE SA CULTURE : LE PROJET DE BIOGRAPHIE LANGAGIÈRE 

1)  Transformer son vécu en ressources biographiques et culturelles 

« … la fonction de l’école, pour fondamentale et structurante qu’elle soit, et pour plus affirmée qu’elle doive devenir dans la construction d’une compétence plurilingue et pluriculturelle, s’insère dans des trajectoires, des parcours de vie, des histoires individuelles et familiales autrement décisives et remodelantes dans la relation à la pluralité des langues et des cultures. » (Coste, 1998 :15)

Mais pour ces élèves jeunes peu familiers des travaux d’écriture, la question qui se posait à eux, c’était « que faut-il dire et comment le dire ? ». A cette première difficulté s’ajoutait celle de s’ouvrir au regard d’autrui, exposition qui rencontrait encore des obstacles tant les habitudes de méfiance et de prudence étaient ancrées dans les comportements. Il fallait donc avancer dans la direction que les discussions de groupe avaient dessinée après l’expérience de la maternelle. Pour ce faire, un questionnaire fut distribué pour faciliter les premiers énoncés. Il fut bien accueilli par les troisièmes qui n’étaient pas concernés par le projet de livret numérique, mais pouvaient l’utiliser pour dresser leur autoportrait. En revanche certains élèves de sixième, en particulier ceux qui étaient d’origine comorienne ou malgache vécurent les questions comme des intrusions. Avec eux, je me heurtais de plein fouet aux blessures qu’avaient laissé les années passées ; leur désir de se protéger entrait en contradiction avec le projet ; au demeurant, qu’allait-on faire de ce qu’ils diraient ? À qui était-ce destiné ? Certains élèves ne manquaient pas de poids dans la classe pour faire battre en retraite ceux qui, dans leur groupe d’appartenance, avaient adhéré spontanément au projet,

58 sans s’inquiéter outre-mesure. Il fallut donc ramener le projet à sa juste mesure : dire dans sa langue native qui on était, oui, mais aussi dire les langues que l’on connait un peu, qu’on entend parler parfois autour de soi, et qu’on a déjà essayé de parler. Les résistances pouvaient alors s’expliquer, et j’insistais pour que soient énoncées les raisons pour lesquelles c’était difficile d’en parler. De nouveau, je déclarais que parler plusieurs langues est un avantage, pas un inconvénient ni un handicap, car je me rendais compte que leur connaissance d’une langue autre que le français ou le créole leur avait été présenté comme un obstacle majeur dans leur cursus scolaire, voire même comme une des raisons de leurs échecs et par conséquent, de leur entrée en SEGPA.

Les élèves des deux sixièmes se mirent au travail dans des conditions qui se révélèrent vite difficiles. Fabriquer un livret numérique demandait en effet l’utilisation d’ordinateurs. Or dans ce collège, une salle informatique était mise à la disposition des classes suivant un planning qui se remplissait à partir de l’ENT du collège. La difficulté qui se présenta n’était pas dans ce mode d’organisation ; elle vint du dispositif informatique lui-même et de sa supervision ; en effet, les travaux des élèves ne pouvaient pas être conservés d’un jour sur l’autre, et cela impliquait qu’il fallait, tel Sisyphe, reprendre au départ ce lent travail d’écriture et de conceptualisation de sa biographie. Un problème de temps se surimposait au processus délicat de mise en transparence de soi. En outre, l’installation du didapages se soldait par un échec alors que la version que j’utilisais fonctionnait dans plusieurs autres collèges et lycées, selon Pascale Dubois, chargée de mission Education inclusive, plurilingue et interculturelle qui m’avait formé à son emploi.

Les responsables de la salle informatique affirmaient depuis le début que le dispositif choisi par le collège était un atout car nous avions un serveur qui ne dépendait pas du rectorat et avait une grosse capacité de mémoire. Tous les ingrédients semblaient donc réunis pour faire un bon travail, et pourtant il fut quasiment impossible d’obtenir une modification de la règle de remise à blanc des mémoires en fin de journée. On me dit que seul le chargé informatique était en mesure de le faire. Je cherchais à le contacter par tous les moyens possibles, mais il ne répondait pas. Je fis appel à un enseignant rencontré par hasard qui avait eu des responsabilités au niveau informatique dans un établissement de l’Hexagone. Il put lire et interpréter le sens du message qui s’affichait à chaque lancement du didapages, et résoudre le problème. Au bout de trois mois, le problème était résolu. Mais nous étions très proches de la fin du stage.

Les premières phrases furent écrites en shimaore. Je ne pouvais vérifier ce que me disaient les élèves, car l’adulte relais ne travaillait plus au collège du fait du non- renouvellement de son contrat en janvier. Les élèves se concertaient parfois et circulaient beaucoup dans la salle informatique pour trouver une manière de dire et une orthographe commune. Le travail sur les pronoms personnels fait en début d’année trouvait son sens.

-Wami lagwa shimaore : je parle shimaore

-Ma yangou lagwa luayache shimaore : la langue de maman, c’est le shimaore.

Les élèves étaient heureux d’écrire ces phrases sans mon intervention ; en plus de leur autonomie d’écriture, ils jouissaient de la coopération des uns et des autres. M’ayant déclaré qu’ils ne savaient pas écrire dans leur langue, ils avaient été priés de se débrouiller tout seul, en fait de transcrire phonétiquement. C’est le seul conseil que je leur avais donné. Ils essayaient entre eux des façons d’écrire, et se corrigeaient en lisant leurs essais. Cette stratégie d’écriture étant adoptée, ils abordèrent une question plus importante ; qu’allaient-ils dire d’eux-mêmes ? Ils avançaient progressivement dans leur travail et décidaient de la manière dont ils allaient se dévoiler. Yhab parlerait de son père malgache, de sa mère

59 shimaoraise, et de son grand-père qui parle le shimaore. Abdel écrirait que son père (baban’gou) et sa grand-mère sont malgaches et ses deux papis (bacoco wagou) sont locuteurs shimaore. Nosy parlerait de son papa malgache grâce auquel elle parle un petit peu le malgache, et de sa maman mahoraise, etc.

Ce furent les meilleures productions, mais elles avaient été produites au moment où les ordinateurs ne retenaient rien… Ainsi le lendemain, ils constataient que tout devait être recommencé, et le surlendemain de même alors qu’ils avaient fait l’effort de retrouver ce qu’ils avaient élaboré si laborieusement. Le découragement en même temps que la colère firent leur apparition dans la classe. Par la suite, on allait dans la salle informatique d’autant à reculons qu’il fallait repasser par toute une série d’étapes techniques pour accéder au dossier personnel de l’élève. Jusqu’à la fin de l’expérience, les élèves restèrent dans l’incertitude de ce qui allait rester de leur travail. En même temps, le fait de produire leur identité prenait pour eux une autre tournure qu’il nous incombe de comprendre.

« Ces identités multiples prennent leurs formes et leurs valeurs en contexte, et dans les dits et les non-dits des discours. S'il est important d'en comprendre les affichages, il est tout aussi important de trouver les moyens d'en repérer les voilements et les dévoilements, dans leurs formes explicites et non explicites, soit qu'elles soient refoulées ou non perçues par l'individu, soit que celui-ci en gère les valeurs contextuelles et les (in) visibilités. » (Zarate, 1997 :130)