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Le début d’une rencontre professeur / élève est toujours marquée par des hésitations, des tâtonnements pour mémoriser les noms et prénoms des élèves. Un jour, je m’excuse

auprès d’un élève de 6ème d’avoir à lui redemander son nom. Il me répond tout de go : « Je ne

m’appelle pas Zoulfika, je m’appelle Mohamed Merah ». La classe éclate de rire. Nous étions le 10 septembre ; j’avais commencé mon travail sur les insultes, les violences verbales et je considérais déjà que les formules que j’utilisais pour contrer le racisme présent dans leurs insultes commençaient à porter leurs fruits. Ainsi, je m’étais persuadé qu’une formule telle que « oublier les couleurs pour voir l’être humain » avait eu quelque succès en 4ème. Mais soudain, cette 6ème me rappelait à la réalité en me montrant que rien n’avait commencé de cette ouverture sur l’autre pour un bien vivre ensemble. Ce que Zoulfika et probablement tous les élèves de la classe voyaient comme une bonne blague résonnait pour moi comme un échec, et je devais penser sérieusement à changer la conception que je me faisais de l’identité. Mais d’abord, l’identité de cet élève dont j’avais à tenir compte était celle d’un apprenant.

« Un apprenant ayant une compétence socioculturelle sera capable d’interpréter et de mettre en relation des systèmes culturels différents, d’interpréter des variations socialement distinctives à l’intérieur d’un système culturel étranger, de gérer les dysfonctionnements et les résistances propres à la communication interculturelle, ce que nous appellerons désormais dans la suite de ce texte "conflit". Nous proposons que ces éléments soient davantage intégrés au contenu formatif et aux procédures d’évaluation. » (Zarate, 1997 : 12)

J’imagine que si j’avais à évaluer cette compétence chez Zoulfika, je devrais considérer que l’élève a déjà acquis certaines habiletés, telle que celle de faire rire toute une classe ou de tourner en événement politique majeur la banalité de l’oubli d’un prénom. En lui montrant que j’étais tout simplement incapable de le nommer, j’autorisais cet élève à repousser ma capacité à produire cet acte de nomination dont parle Bourdieu. Il me soustrayait l’acte d’institution que l’école m’avait attribué en tant que professeur d’école et désignait l’existence d’un monde que moi et cette institution ne pouvaient prétendre maîtriser. Il faisait instantanément la preuve que le capital culturel avec lequel il voyageait était refusé parce que mal interprété. L’ignorance de son nom était sévèrement sanctionnée à l’égal de l’ignorance de la culture que lui renvoyait son pays d’accueil. Sans doute ce pré-adolescent fréquentant le

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madrassah25 éprouvait-il la distance entre les modes d’apprentissage des cultures coranique et

française ; le mode et les modalités d’apprentissage de ces deux cultures peuvent en effet être regardées comme se repoussant en se polarisant : tolérance/maltraitance, réflexion/par cœur, compréhension/déchiffrage. Au moment précis de son énonciation, cet adolescent de 12 ans était probablement identifié à son appartenance la plus en souffrance parce que la plus questionnée. Selon l’âge un attachement affectif se fait et se maintient ou se délite pour l’un ou l’autre enseignement : était-il à ce carrefour où un choix entre l’école de la République et l’école du Coran s’imposait ? du fait de l’écartèlement entre ces deux types de surcharge cognitive, du poids du regard des autres, de la pression de « l’hypernorme » ( Lambert Félix Prudent, 2005) le statut qu’il a ressenti comme lui étant attribuable est devenu le « statut

Mohamed Merah »26, statut d’un apprenant plus meurtri que meurtrier. Car de toute façon, le

pré-adolescent n’est pas destiné à devenir ex-nihilo un criminel ; il se pose donc un tout autre problème que j’identifie ainsi :

« Selon lui [Olivier Houdé]27, tout acte de pensée met en jeu plusieurs opérations successives : il faut d’abord inhiber les stimulus inadéquats, puis activer ceux qui sont adéquats et pertinents et, enfin, inhiber les stimulus adéquats, mais non pertinents. Ainsi, pour penser, l’adolescent doit inhiber, selon la tâche à accomplir, certaines compétences antérieures… ce qu’il fait en général correctement s’il a confiance en lui et s’il est soutenu. » (Catheline, 2013 :92)

Zoulfika se sentait suffisamment soutenu pour statuer à partir d’un stimulus non pertinent. Une identification socioreligieuse paraît s’imposer à lui. On se situe ici dans ce qu’on appelle une pathologie de la « transformation cognitive » : les compétences antérieures acquises, liées à l’école coranique et fondées sur le déchiffrage exclusif ainsi que sur l’apprentissage par cœur des sons sans compréhension du sens ne sont pas encore l’objet de l’inhibition nécessaire pour accéder à l’apprentissage de ce qu’on appelle la lecture à l’école française. L’élève non-lecteur vit une frustration et une exigence insupportables. Il lui faudrait « défragmenter son disque dur langagier, expérientiel et mémoriel» (Dompmartin, 2011), sans quoi de nouvelles capacités cognitives resteront en friche, car l’adolescent

« ne se sent pas sûr de lui et préfère rester cantonné dans l’enfance. » (Catheline, 2013 : 93)

En même temps, en nous signalant sa sensibilité à l’histoire tragique d’un homme exposée par les médias, l’enfant nous disait déjà combien l’importance d’une trajectoire personnelle devait être repérée par le cadre scolaire, et indiquait en creux l’urgence d’une prise en compte de la biographie individuelle de l’allophone (ou du moins cette catégorie

25 École coranique à laquelle se rendent les élèves mahoro-comoriens parfois tôt le matin parfois le soir. 26

Qu’est-ce qui a pu retenir l’attention de Zoulfika ? Enumérons quelques éléments : la Justice française ne reconnaît pas Mohamed Merah comme coupable de ses crimes mais comme son auteur, sa mort ayant mis fin à l’action en justice. Les journalistes lui accordent tantôt un statut d’enfant perdu de la République, tantôt celui d’un monstre, en passant par toutes sortes de solutions intermédiaires. La notion de statut se définissant par l’idée que des positions sociales sont assumées de façon stable par exemple dans le champ religieux, on s’interrogera sur la fin que Zoulfika cherche à mettre à son adhésion à l’islam. La variation linguistique qui caractériserait le statut Mohamed Merah se trouverait dans l’expression « Allah Akbar » prononcée au moment où il se lance dans le vide pour mourir, scène qu’un adolescent a pu capter de préférence à d’autres. Cf article de Hugues Serraf, disponible sur internet : http://www.atlantico.fr/decryptage/merah-ni-republique-ni-francais- musulmans-ont-assumer-parcours-terroriste-islamiste-toulouse-islamisme-hugues-serraf-317862.html

34 d’allophone). Cette dimension, valorisée par les médias qui ont exploré dans tous les sens les raisons ayant mené le jeune homme de Toulouse à commettre ses crimes, sera explorée par la suite. En indiquant une possibilité même quasi improbable de suivre une déviance criminelle et suicidaire, Zoulfika nous enjoignait de changer de vision.

« Ainsi, tout se passe comme si l’adolescent portait successivement des identités provisoires, chacune lui permettant peu à peu de dégager les contours de la sienne. » (Catheline, 2013 : 90)

La position de Zoulfika est celle de l’anti-intermédiaire culturel : il ne fait plus le lien entre sa culture d’origine et la culture qui l’accueille. On m’a rapporté une situation semblable en 2nd au lycée : un élève mahorais, connu pour être agité et pour les troubles qu’il suscite déclare un jour en classe : « je suis Oussama Ben Laden ». Le choix de ces noms emblématiques de l’islam radical interroge : tous deux sont morts et ils ne sont pas ou les autorités font en sorte qu’ils ne soient pas considérés comme des martyrs, mais comme des terroristes meurtriers peu respectueux de la personne humaine et de la culture qui la porte, fût- elle occidentale. Ils ne tenaient compte de la culture de l’autre que pour le détruire, l’appartenance à un groupe humain considéré comme ennemi étant le critère d’exclusion et de destruction. Tout se passe comme si ces élèves cherchaient à attirer l’attention sur eux, sur une zone floue de leur identité stigmatisée ou plus précisément sur un aspect de leur vie d’élève délaissé. N’est-ce pas précisément sur cet apprentissage défaillant de l’intermédiation culturelle ? Qu’est-elle ? Comment l’enseigner, ou au moins lui donner une place ?

« Capacité à tenir le rôle d’intermédiaire culturel :

• identification des zones conflictuelles; capacité à servir de médiateur lorsque des comportements et des convictions contradictoires sont en présence, à résoudre des conflits ou à faire admettre le caractère insoluble de certains conflits.

• savoir évaluer la qualité d’un système explicatif, savoir en construire un en fonction d’un interlocuteur culturellement situé. » (Zarate, 1997 : 14)

Zoufilka et son camarade de seconde Anbdourahamane ne se connaissent pas mais ont la même manière de procéder : ils attirent l’attention en prenant position sur les conflits qu’ils sentent et vivent dans leur environnement scolaire ; déclarer l’identité d’islamiste radical, c’est dire que la résolution du conflit entre islam et occident est insoluble. Pour moi, Zoufilka et Anbdourahamane nous parlent d’une lacune du système scolaire qui peine à intégrer dans ses programmes l’analyse de l’expérience de l’altérité. En prenant cette position d’adolescent- roi, les deux garçons prennent un risque important mais en tirent des bénéfices immédiats : éclats de rire de leurs camarades. La recherche d’une valorisation de leur altérité aux yeux de leurs camarades est peut-être l’explication à fournir en dernière instance.

« Toutefois, les adolescents sont particulièrement sensibles à l’opinion et au regard d’autrui. Nombre de difficultés d’apprentissage sont liées à des représentations défavorables que les enfants, et encore plus les adolescents, ont du regard que les autres portent. C’est pourquoi, ils cherchent à s’en dégager. » (Catheline, 2013 : 92)

Des psychologues pourraient tout aussi bien y voir « une décharge d’angoisse identitaire », une fuite ou un évitement. Une adolescente de la classe, Ibtissam me demande un jour : « Nous, Monsieur, qu’est-ce qu’on vaut ? » ; « c’est quoi notre valeur ? » Il s’agit pour elle et deux de ses camarades mahoraises de faire la différence entre la valeur que l’enseignant tire de l’évaluation des compétences et celle qui vient de soi.

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« Ainsi certains adolescents sont animés du désir de connaître leur « vraie valeur », sous-entendu sans travailler. Ils s’opposent aux désirs des enseignants, car ils considèrent que les évaluations représentent une mesure de leurs efforts et non cette vraie valeur. » (Catheline, 2013 : 92)

Les adolescents découvrent donc l’image de soi. Ils sont tentés d’en jouer et aussi de la négocier. Les Mahoro-comoriens ne sont pas indifférents au fait qu’on les regarde comme normaux, c’est-à-dire comme des Réunionnais créoles. De ce point de vue, il est rare qu’ils tentent de se déclarer Français, par opposition aux créoles qui se déclarent Réunionnais et précisent « mais pas Français ». S’ils l’ont fait, poussés par leurs pairs, ils rectifient ce qu’ils considèrent sous la pression comme une erreur. L’expérience de classe suivante montre combien ce regard des autres occupe une place déterminante dans la pédagogie choisie par les enseignants.